Politique

Emmanuel Macron a-t-il définitivement conquis la centralité politique en France?

Plus central que centriste? C’est toute la problématique de l’analyse du macronisme depuis ses prémices sous le mandat de François Hollande, jusqu’à aujourd’hui.

Emmanuel Macron le 18 octobre 2019 à Bruxelles | John Thys / AFP
Emmanuel Macron le 18 octobre 2019 à Bruxelles | John Thys / AFP

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Et si Emmanuel Macron avait déjà gagné, non seulement la prochaine présidentielle, mais surtout la possibilité de fixer sans entrave ni véritable opposition l'axe et l'agenda politique du pays jusqu'à la fin de la décennie? Cette hypothèse est à prendre en compte.

Des oppositions impuissantes

Ses oppositions tombent dans le même piège que leur avait tendu, voici une décennie, Nicolas Sarkozy. À ceci près qu'à l'époque, le «tout sauf Sarkozy» pouvait trouver un candidat potentiellement vainqueur par défaut. Si Nicolas Sarkozy parvenait à mener le «momentum», selon l'expression américaine, les effets de la crise de 2008 conjugués à la relativement bonne structuration de ses oppositions eurent raison de sa réélection. Emmanuel Macron, du fait de l'effondrement du système partisan d'avant 2017, parvient davantage à réussir l'exercice. S'il n'a pas proposé de racheter le Groenland ou élucubré sur l'envoi de missiles à charge nucléaire dans l'œil des cyclones, Emmanuel Macron n'est pas dépourvu de points communs avec son homologue de Washington DC.

Entre l'ancien banquier d'affaires et le milliardaire excentrique, un brin immature et autocentré, un point commun apparaît: une capacité à «assurer le spectacle» et, de ce fait, à fixer un agenda idéologique, politique et programmatique du pays, ne rencontrant que quelques maigrelettes forces d'opposition, mais surtout absolument aucune vision du monde structurée ni programme mobilisateur ferme. En comparaison, ce remarquable histrion qu'était Silvio Berlusconi peut faire figure de leader prudent et mesuré. Il parvint, malgré un surplace économique et politique avéré, à liquider purement et simplement une gauche italienne jadis inspirée par Enrico Berlinguer puis par l'Union européenne, selon les souhaits de Massimo d'Alema.

Soulignons-le, tout concourt en France à assurer la centralité politique à Emmanuel Macron. C'est pourtant une réalité que nul, à gauche, ne semble considérer. Macron «de droite»? Macron «progressiste»? Macron «et de gauche et de droite»? Macron central! Cela n'a pas à voir avec un quelconque «centrisme». Central, c'est plus déterminant, plus fondamental.

La crise de 2008 a entraîné, notamment, une crise de régime d'une décennie se soldant en 2017 par la liquidation du système partisan de la Ve République. Les héritiers du PS, du RPR et de l'UDF ont été soit éliminés soit reconvertis par un mouvement d'opportunité –La République en marche– qui a réuni des adversaires d'hier autour d'un projet de préservation des fondamentaux du régime de la Ve République. Le macronisme était à la fois sa propre majorité et sa propre opposition, son pour et son contre, le blanc et le noir, ce qui est un atout décisif dans une crise de régime, un atout qui lui permet depuis de neutraliser une opposition sidérée par ce cataclysme d'en haut, dont l'épicentre se situait au cœur des élites du pouvoir et non, comme la chanson de geste macronienne le laisse entendre, au sein de la société civile et la «tech».

En revanche, le quinquennat Hollande a contribué à disloquer, dissoudre, la gauche organique, celle qui –depuis 1977– faisait le terreau des victoires successives. Il faut lire le livre de Marc Endeweld pour prendre la mesure du tour de passe-passe opéré par le récit macronien, se réclamant du capitalisme de demain, «californien» mais s'appuyant sur celui d'hier, à la violence politique avérée. La logique a été poussée à un très efficace absurde. Proche d'Henry Hermand et de Michel Rocard, piliers de la Deuxième Gauche, voici le président objet d'une sorte de culte étrange de la part de Jean-Pierre Chevènement et d'Hubert Védrine, thuriféraires en chef d'une logique politique inverse à tout ce qui les a mus pendant les dernières décennies.

Ce mariage de la carpe Deuxième Gauche et du lapin chevénementiste ne se comprend que si l'on applique à cette période le concept de «césarisme», qui porte unification des contraires en temps de crise, avec ce qu'il faut d'autoritarisme pour maintenir les contraires unis. En outre, le recrutement régulier des responsables politiques successifs de la Ve République, incluant chiraquiens (Dominique Perben) et sarkozystes (Frédéric Lefebvre) signe l'acte fondateur d'un syndic de défense du régime. Là est le cœur du réacteur idéologique macronien. Il est l'antidote à la crise de régime et à la faillite de ses élites dans leur diversité.

La matrice berlusconienne

Si l'on revient à Berlusconi, on observera que derrière une parole publique flirtant avec le galimatias d'un agent immobilier de talent (admirablement mis en scène dans le film Silvio et les autres  de Paolo Sorrentino), il parvint à rassembler jusqu'à d'anciens du PCI en faible nombre, mais surtout une armée de socialistes en déroute, des séparatistes du Nord et des postfascistes, dont la veuve du leader historique du mouvement Donna Assunta Almirante, ex-Marquise de Médicis, le tout agrémenté de stars télévisuelles (du calibre de Cyril Hanouna pour l'exemple). Le berlusconisme est une matrice à sérieusement prendre en compte pour comprendre le macronisme. C'est, pour la gauche, une nouvelle plus que fâcheuse.

 

La fragmentation idéologique, carburant du macronisme

La fragmentation idéologique du pays sert la centralité macronienne. Elle en est le carburant, pis le cœur du réacteur. La droite pariant sur le conservatisme d'un candidat brandissant un exemplaire de La Pléiade en débat télévisé a oublié que son électorat préférait protéger sa feuille d'impôts plutôt qu'une bibliothèque qu'elle n'a plus depuis bien longtemps. Pour ces européennes, le résultat ne se fit donc pas attendre. Entre LREM et le RN, il n'y a donc plus rien, presque plus rien. La droite ne comprenant plus la dimension économique du vote en sa faveur a fait preuve d'idéologisme. Deux ou trois déclarations du candidat Bellamy, assez inspirées par Bernanos, ont provoqué la débandade d'un électorat plutôt âgé et aisé, surtout acquis à préserver son capital, ses revenus et un ordre économique somme tout profitable. Cela a grandement profité à LREM malgré l'étonnante campagne de sa tête de liste.

Le rôle des chaînes d'info

Cette fragmentation idéologique est mise en scène. Elle est entretenue, voire cultivée. Elle l'est par les chaînes d'information continue pour l'essentiel, et par les réseaux sociaux, qui fixent dans une nasse communicationnelle les dires et les actes d'un monde militant de plus en plus restreint. Ajoutons de surcroît une conjoncture plastique qui trouve une traduction –ne préoccupant au demeurant qu'une fraction minoritaire du pays– dans l'organisation du débat dans son versant médiatique et télévisuel. Elle sert évidemment celui qui détient le pouvoir et qui joue successivement de chaque registre au rythme que le zapping impose. La fragmentation médiatique permet de mettre en scène autant d'adjudants serviles que d'idiots utiles. Quel débat ne comporte pas son petit contingent de militant·es de l'opposition débitant sagement un bréviaire impuissant ou des commentaires plus ou moins avisés sur l'action présidentielle?

Il faut observer l'habileté du parti présidentiel qui laisse éclore en son sein de très opportun·es dissident·es (dont l'élection ne dépend que d'Emmanuel Macron) pour animer en sa faveur le débat public avant de s'en défaire afin de prouver sa bonne foi. Ainsi en est-il d'Agnès Thill, dont les idées relativement sommaires font frissonner bien des animateurs de la communauté LGBTI, leur procurant consécutivement le lâche soulagement de pouvoir s'en remettre in fine à LREM, qui avait «courageusement» exclu ladite députée. Astuce vieille comme le monde, elle n'est qu'un exemple de la gamme d'outils de la présidence Macron.

Marion et Greta en même temps

Tant sur l'immigration que sur les marches pour le climat, Emmanuel Macron joue un poker menteur astucieux, ayant convaincu les groupes sociaux centraux, les plus favorisés. L'indignation surjouée (et mal jouée) de ses opposant·es lui redonne encore et toujours un rôle central. Il est le bruit autant qu'il impose le rythme tandis qu'eux ne sont que la caisse de résonance d'une politique qu'ils sont incapables de combattre.

Dans la logique macronienne, comme dans la logique trumpienne ou berlusconienne hier, les choses sont simples. Une affirmation, même péremptoire permet d'imposer son «momentum», d'en dérouler les effets jusqu'à plus soif. La Pologne tourne au charbon? Accusons-la de tuer le climat! Mécaniquement, le débat tourne autour de cette phrase et confirme que Macron donne les impulsions décisives au débat public. Les termes du débat posés, l'opposition suit d'autant plus sagement qu'elle a enfin trouvé quelque chose à dire. À charge pour son opposant, donc, d'aller brailler pour Dantzig!

L'hégémonie ne se conquiert véritablement que si elle allie la force de conviction et la capacité de coercition. On peut dire, pour paraphraser Didier Motchane que les regroupements juvéniles du vendredi relatifs au climat «combinent les révoltes individuelles de l'adolescence à l'adolescence politique de la révolte». Si les premières ne suscitent aucun mépris et ne sauraient susciter aucun mépris, les secondes sont plus problématiques pour l'avenir des oppositions, car elles révèlent leur incapacité à penser projet et stratégie politiques. L'adolescence de la révolte –souvent feinte– a nombre d'incarnations.

Il faudra leur faire échec pour pouvoir entrevoir quelque perspective stratégique. Le but des excès policiers (usages d'armes excessifs, bavures) est simple: éviter que le moment économico-corporatif des «gilets jaunes» (ou potentiellement des mouvements écolo-populaires, comme à Rouen), c'est-à-dire la solidarité économique entre groupes sociaux, n'ait le temps de se muer en moment politique. Détail amusant, le «combat culturel» passe davantage par Beauvau que par le ministère de la Culture.

Suivant, dans ses fulgurances comme dans ses moments les plus chaotiques, les pérégrinations culturelles et politiques du président Macron, l'opposition creuse pour elle-même une tombe douillette, dont on se demande si elle veut véritablement s'extraire.

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