Monde

En Afrique du Sud, le calvaire des «autres» Africains

Quotidiennement, ils sont confrontés à une «afrophobie» qui prend racine dans l’histoire du pays et que le gouvernement alimente. 

L'Éthiopien Petiros Tamire Suloro à Buhle Park, le 2 octobre 2019. Sa boutique a été saccagée en septembre. | Lina Rhrissi
L'Éthiopien Petiros Tamire Suloro à Buhle Park, le 2 octobre 2019. Sa boutique a été saccagée en septembre. | Lina Rhrissi

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À Johannesburg (Afrique du Sud)

Le 8 septembre dernier, à minuit, alors qu'il dort comme à son habitude dans la petite chambre à l'arrière de son magasin, Petiros Tamire Suloro est réveillé par une dizaine d'hommes en furie qui saccagent et dévalisent le commerce qu'il loue à un propriétaire sud-africain. «C'était la nuit alors je ne savais même pas si c'était mes clients ou s'ils venaient d'ailleurs», raconte l'Éthiopien de 26 ans au visage juvénile. «J'avais peur, c'était beaucoup trop. Je vis tout seul ici et je ne me sens pas toujours bien. J'ai l'impression que ça peut arriver à tout moment», confesse-t-il, vingt-cinq jours après l'attaque. Le jeune homme estime avoir perdu 80.000 rands de marchandises (environ 4.800 euros). L'épais muret qu'il a construit par dessus les rideaux de fer que ses agresseurs ont réussi à détruire n'est pas encore sec.

En 2016, Petiros a quitté sa ville natale d'Hosaena, au sud de l'Éthiopie, pour s'installer à Buhle Park, un township à l'est de Johannesburg, après un voyage en mer de deux semaines dans une embarcation peu rassurante. «Un ami m'avait dit de venir parce que c'était bien et qu'il y avait des opportunités. Mais c'est trop, je veux rentrer chez moi avant la fin de l'année.»

En Afrique du Sud, Petiros n'est pas le seul étranger à vivre dans la peur. De fin août à mi-septembre 2019, les agressions xénophobes et les pillages ont enflammé les villes de Johannesburg, Pretoria et Durban. Douze personnes ont trouvé la mort, dont dix Sud-africains –preuve du chaos général engendré–, des centaines de personnes ont été arrêtées et des milliers ont dû fuir leur logement.

Au début de l'année, ce sont les chauffeurs de camion étrangers qui étaient visés au cours de plus de 60 attaques au cocktail Molotov. Ces violences ne sont pas les premières que connaît le pays et 62 étrangers avaient été tués en 2008. Mais pour la première fois, les dirigeants des pays africains, notamment du Nigeria et de la Zambie, se sont levés contre le gouvernement sud-africain, l'accusant de ne pas en faire assez pour protéger leurs compatriotes.

Une terre de mouvements

«Certains d'entre nous ont l'impression de ne plus être en sécurité en Afrique du Sud», reconnaît Mandla Mazuku. Depuis 2008, ce Zimbabwéen de 37 ans fait partie des 3,6 millions d'étrangers installés dans le pays, soit environ 7% de la population nationale. «À l'époque, la réélection contestée de Robert Mugabe avait provoqué des sanctions de la part de l'Occident, il y a eu la crise économique, l'inflation a explosé… Alors j'ai quitté mon travail de vendeur avant que le magasin fasse faillite et je suis venu», se remémore le Ndébélé, ethnie dont 20.000 membres ont été massacrés dans les années 1980 par le parti de Robert Mugabe.

«Mes ancêtres sont arrivés au Zimbabwe à la fin du XIXe siècle. Ce qui signifie que mon arrière grand-père est probablement né en Afrique du Sud.»
Mandla Mazuku, fondateur du Migrant Workers Union of South Africa

Après avoir travaillé comme agent de sécurité, il a fondé en 2016 le syndicat Migrant Workers Union of South Africa (Miwusa) et s'attache à défendre les droits des travailleurs étrangers. «On essaie de s'assurer qu'ils bénéficient des mêmes droits que les autres employés.» Pour lui, les Africains sont tout à fait légitimes à venir en Afrique du Sud. «Mon peuple est proche des Xhosa et des Zoulous [deux groupes ethniques parlant les langues nguni, très nombreux au sein de la population sud-africaine], nous parlons presque le même langage et partageons la même culture», explique le syndicaliste. «En réalité, mes ancêtres sont arrivés au Zimbabwe à la fin du XIXe siècle. Ce qui signifie que mon arrière grand-père est probablement né en Afrique du Sud.»

Le Zimbabwéen Mandla Masuku, à Johannesburg, le 1er octobre 2019. | Lina Rhrissi

L'Afrique australe n'a jamais cessé d'être une terre de mouvements. Depuis des siècles, les conflits, le dénuement économique et les changements climatiques ont entraîné et continuent de créer des situations d'insécurité incitant à l'exil. Sharon Ekambaram, directrice du Refugee and Migrant Rights Project de l'association Lawyers for Human Rights, rappelle le rôle de la colonisation dans l'établissement de frontières arbitraires.

«On ne peut pas parler de migrations en Afrique sans parler des effets de la colonisation sur le continent. Le mouvement a toujours fait partie de notre histoire mais les frontières dessinées arbitrairement à Berlin pour les besoins des colonisateurs [la Conférence de Berlin convoquée par le chancelier allemand Otto von Bismarck en 1884 lance le partage de l'Afrique entre les puissances européennes, ndla] ont littéralement divisé des familles.» Dans un discours au sujet des violences prononcé le 3 octobre dernier l'université de Witwatersrand à Johannesburg, le philosophe et théoricien du post-colonialisme camerounais Achille Mbembe a affirmé: «Je ne crois pas qu'un Africain, ou d'ailleurs une personne d'ascendance africaine, soit un étranger en Afrique, malgré l'existence de 54 États territoriaux souverains.» Comment expliquer que certains Sud-Africains s'en prennent à ceux qui leur sont si proches?

Racisme et apartheid

Lili*, 45 ans, a de nombreuses fois subi les insultes de ses voisins. Elle a quitté la République démocratique du Congo avec ses deux premiers enfants il y a maintenant dix-sept ans. «Au Congo, mon mari travaillait pour des hommes politiques et quand Joseph Kabila est devenu président, il était danger. On n'avait pas le choix», confie-t-elle, sans vouloir trop en révéler. La famille quitte une grande maison à Kinshasa pour s'installer dans une petite chambre à Yeoville, quartier populaire de Johannesburg habité par de nombreux étrangers. «C'était très dur pour nous au début», dit la francophone qui se souvient des premières attaques en 2008.

«Avant je ne parlais même pas anglais. Maintenant j'ai appris, mais c'est toujours difficile. Ils parlent zoulou entre eux et je ne comprends rien. Même à l'hôpital, je leur dis que je parle anglais, ils me disent que je dois parler zoulou. Dans le bus, quand ils se rendent compte que je ne parle qu'anglais, il disent “Makwere-kwere” [terme péjoratif pour désigner les étrangers]. Alors je comprends qu'ils parlent de moi et je ne me sens pas en sécurité.»

Aujourd'hui, elle a trouvé un appartement avec deux chambres pour ses quatre enfants et est employée dans un bureau d'avocat. Mais son mari a eu moins de chance. «Il travaillait dans un hôtel mais il avait ce collègue qui le menaçait en lui disant “c'est mon pays”, “je vais te tuer”... Avec les violences, ça devenait trop risqué pour lui de rester.» Elle s'explique cette hostilité par l'isolation des Sud-Africains. «Ils imaginent qu'on vient ici pour prendre leur boulot, leurs richesses, leurs femmes… Je pense qu'ils ne sont pas assez sortis de leurs pays et croient que le leur est mieux», tranche la Congolaise.

«Des siècles d'endoctrinement selon lequel les Noirs sont des sous-humains ne s'oublient pas comme ça.»
Sharon Ekambaram, directrice du Refugee and Migrant Rights Project

La marginalisation du pays pendant l'apartheid, mis en place de 1948 à 1994, joue-t-elle encore un rôle? En partie, estime Sharon Ekambaram, qui pointe également les effets traumatiques de l'idéologie raciste remontant à la colonisation. «Des siècles d'endoctrinement selon lequel les Noirs sont des sous-humains ne s'oublient pas comme ça. Beaucoup d'entre nous ont intériorisé cette idée et la perpétue», analyse la militante.

Dans son discours, Achille Mbembe est lui aussi revenu sur le racisme intériorisé, théorisé par Frantz Fanon en 1952 dans Peau noire, masques blancs, et qui fait dire à certains que les violences relèvent de «l'afrophobie». «Comme Frantz Fanon l'avait prévu, les formes sud-africaines du nationalisme noir se transforment en formes virulentes de racisme noir contre noir. Projet ethno-racial, cette nouvelle forme de nationalisme noir cherche à faire sécession de l'Afrique et de ses diasporas. Elle s'est forgée deux ennemis, un ennemi qu'elle craint et qu'elle envie (la blancheur ou le capital monopolistique blanc) et un autre qu'elle déteste et méprise (les Noirs d'ailleurs)», a déroulé le penseur.

Un gouvernement complice

Le dimanche suivant les attaques, dans la banlieue calme de Kempton Park, Valentine Onyirinba, Nigérian costaud de 35 ans, a préféré rester chez lui plutôt que d'aller à l'église: «J'ai vu les photos et les vidéos des magasins de mes frères détruits, ça m'a rendu triste. Quand ce genre de choses arrive le mieux est de ne pas s'aventurer dans la rue.»

Le revendeur de voitures à son compte, la phrase «Proud of Africa» tatouée sur le biceps, a débarqué à «Jozi» il y a deux ans. En Afrique du Sud, les Nigérians n'ont pas vraiment bonne presse et ont la réputation d'être des trafiquants. «La drogue était là avant nous et sera là si on part, balaie-t-il. En réalité, cela arrange le gouvernement de viser les étrangers car cela lui permet d'éviter de parler des vraies raisons pour lesquelles il échoue.»

Le Nigérian Valentine Onyirinba, chez lui à Kempton Park, le 4 octobre 2019. | Lina Rhrissi

Pendant sa campagne de 2018, le président Cyril Ramaphosa avait lui même promis de s'attaquer aux entreprises illégales des étrangers. Une déclaration que certains ont pu prendre littéralement. «C'est de l'opportunisme pur et simple», rebondit Sharon Ekambaram. «Le gouvernement de l'ANC a manqué à ses responsabilités et à son obligation constitutionnelle de s'attaquer aux inégalités et d'apporter les réparations aux préjudices que de nombreuses personnes ont subi dans le passé. Les migrants sont utilisés comme bouc-émissaires.» Selon elle, les politiques de privatisation et d'austérité menées depuis la fin de l'apartheid au nom de la nécessité d'une économie axée sur l'exportation sont en grande partie responsables de la faillite des services de l'État et du chômage atteignant officiellement 29% de la population.

En attendant, Lili*, comme beaucoup de demandeurs d'asile, attend toujours son statut de réfugiée. «Mon mari et mes enfants ont le statut mais quand je suis allée aux bureaux des Home Affairs, ils me l'ont refusé, se lamente-t-elle. Les employés là-bas ne sont pas accueillants et devant le bâtiment il y a des voleurs. La police ne nous protège pas et beaucoup d'étrangers y ont perdu leur argent et leur portable.»

«On dit que l'Afrique est libre mais elle a encore beaucoup de choses à combattre. Nous ne devons pas nous battre les uns contre les autres, nous devons être unis.»
Valentine Onyirinba, Nigérian installé à Johannesburg

Car les discours anti-migrants du gouvernement se retrouvent dans sa politique d'accueil. L'Afrique du Sud a l'un des plus gros bilans du continent en termes de contrôle migratoire et, à l'aide d'un durcissement progressif de la législation depuis 1994, le pays a expulsé plus de personnes par habitant que plusieurs États de l'OCDE. «En laissant une masse de personnes dans l'illégalité, l'État fait une fleur aux multinationales qui profitent de la situation pour exploiter les migrants sans papiers», ajoute Sharon Ekambaram qui milite, comme plusieurs acteurs de la société civile, pour la création d'un visa facile d'accès et commun à tous les habitants de la SADC (Communauté de développement d'Afrique australe composée de seize pays) afin de régulariser et d'assurer la sécurité des déplacements dans la région.

«On dit que l'Afrique est libre mais elle a encore beaucoup de choses à combattre. Nous ne devons pas nous battre les uns contre les autres, nous devons être unis. Tant que ce ne sera pas le cas, cette violence ne s'arrêtera jamais», conclut sagement Valentine Onyirinba.

* Le prénom a été changé

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