Culture

«Au bout du monde», la jeune fille à la découverte d'un ailleurs vivable

Avec humour et tendresse, le nouveau film de Kiyochi Kurosawa conte une aventure au pays des images toutes faites qui, peu à peu, se peuplent de présences réelles et de possibles échanges.

Yoko (Atsuko Maeda) en train de découvrir de nouvelles façons de regarder | via Eurozoom
Yoko (Atsuko Maeda) en train de découvrir de nouvelles façons de regarder | via Eurozoom

Temps de lecture: 2 minutes

Qu'est-ce qu'elle fait là, Yoko? Présentatrice d'un programme débile de la télé japonaise, elle rame pour paraître s'enthousiasmer de la poignée de clichés à quoi se résume «L'Ouzbékistan terre de contrastes» qu'elle doit faire découvrir à des téléspectateurs qu'il ne s'agit surtout pas de déranger dans leur confort.

Elle ne connaît rien au pays, ne parle pas la langue, n'aime pas la nourriture, voudrait être à Tokyo avec son amoureux auquel elle envoie chaque jour des SMS, voudrait être chanteuse plutôt que speakerine d'émissions idiotes.

Mais il y a… quoi? Rien de plus, ni de moins, que partout ailleurs. Des gens, des lieux, des lumières. Le temps. La lumière.

C'est une aventure étonnante que raconte Kiyoshi Kurosawa. Une aventure qui semble aux antipodes des films de fantômes pour lesquels on le connaît surtout –et qui n'en est en fait pas si loin.

Au fil de rencontres et de péripéties, Yoko acquiert des fragments d'empathie avec cet univers dont elle ignore tout, qu'elle a mission de réduire à des stéréotypes banals et aguicheurs, et qui ne l'intéressaient pas. C'est un peu étrange ici, un peu dangereux là, un peu émouvant ou comique ailleurs. Petit à petit, ça  se combine et se réassemble.

Une douceur amusée

La manière de filmer de Kurosawa est à l'unisson du cheminement de son personnage. Lui aussi, il part systématiquement des cartes postales, de l'exotisme convenu qui colle au nom de Samarcande, de l'imaginaire élémentaire des steppes d'Asie centrale, des représentations toutes faites des habitant·es de l'ex-URSS.

Et pas à pas, avec une douceur amusée, attentive, infiniment modeste, il laisse advenir autre chose, de plus subtil, de plus chaleureux, de plus complexe.

Accompagnée de son équipe de tournage pas plus convaincue du bienfondé de cette expédition, Yuko va elle-même déplacer le regard, dès lors que le réalisateur du programme télé lui confie la tâche de filmer elle-même ce qu'elle voit.

La mutation d'une touriste voyeuse en habitante d'un espace-temps réel, et partageable | Eurozoom

Ce déplacement du regard, qui suscite bien d'autres glissements et approfondissements, est au principe de ce film qui a l'air d'une gentille bluette au pays du plof et des boukharas, est en vérité une très fine interrogation sur les rapports au proche et au lointain, au connu et à l'inconnu.

Parfois à son initiative, parfois par maladresse, souvent à son corps défendant, Yoko va progressivement transformer un environnement figé dans les conventions et les préjuges en espace qu'elle, comme chacune et chacun, est susceptible d'habiter –même brièvement, même en porte-à-faux.

En quoi, par des moyens extrêmement différents, Au bout du monde s'inscrit parfaitement dans l'œuvre de l'auteur de Kaïro et de Vers l'autre rive, même si on n'y trouve aucune figure du film d'horreur.

Jouer avec les écarts

Cette mise en jeu des écarts, cette reconstruction des perspectives sont démultipliées pour le public occidental, témoin de l'étrangeté apparemment radicale qui sépare, au début, des Asiatiques, les Japonais de l'équipe télé, d'autres Asiatiques, les Ouzbeks.

Dans les palais de Tachkent ou dans les montagnes du parc de Zaamin, ce que découvrent ensemble Yoko et le film, ce sont les 1.001 détours des liens qui rapprochent sans confondre.

Paisible et souriante parabole sur l'habitabilité d'un monde capable d'apprivoiser ses différences, monde à la fois très contemporain et inscrit dans un passé au long cours, le film est aussi une fable sur la mise en scène de cinéma, le point de vue, l'importance de la bonne distance et de la justesse des mouvements.

Avec un art invisible à force de précision, Kiyochi Kurosawa fait vibrer les liens avec ce qui est au loin –le fiancé, en danger du fait d'une catastrophe en cours à Tokyo– et ce qui est tout aussi loin, mais autrement –une paysanne, un bouc blanc, une chanson d'Edith Piaf.

Sans en avoir l'air, le cinéaste compose les conditions d'un monde où il serait envisageable de trouver sa place sans nier ou écraser les autres. Soit, sous son apparence bon enfant, une affirmation assez radicale, contre la manière dont la globalisation associe atrocement uniformisation et replis identitaires.

Face à ce mouvement, la ballade anti-collapsologue d'un cinéaste que nul ne peut prendre pour un optimiste béat entrebâille les possibilités d'une habitabilité bricolée, toujours à inventer.

Au bout du monde

de Kiyoshi Kurosawa, avec Atsuko Maeda, Ryo Kase, Adij Radzabov.

Séances

Durée: 2h.

Sortie le 23 octobre 2019

 

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