Monde / Économie

De 45 à 40 heures de travail par semaine, le Chili à la croisée des chemins

Mercredi 23 octobre, les parlementaires se prononceront sur la baisse de quarante-cinq à quarante heures de travail hebdomadaire, au grand dam du président conservateur Sebastián Piñera.

Byron Mora, ouvrier chilien sur le chantier d'extension d'un hôpital du centre de Santiago. | A. Loquet
Byron Mora, ouvrier chilien sur le chantier d'extension d'un hôpital du centre de Santiago. | A. Loquet

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Casque rouge vermeil vissé sur le crâne, Byron Mora scrute l'arrivée imminente du camion-toupie sur le chantier d'extension d'un hôpital du centre de Santiago. Concentré, cet ouvrier chilien s'apprête à jouer du poignet pour arrêter, le temps d'une respiration, les véhicules toujours trop pressés longeant le parc Bustamante. Un exercice maîtrisé qu'il assure du lundi au vendredi, quarante-cinq heures par semaine.

«C'est trop! J'ai une fille de 8 ans et je ne peux pas passer assez de temps avec elle, regrette Byron Mora. Chaque jour, je perds plus d'une heure et demie dans les transports en commun. Le week-end me sert uniquement à me reposer. Nous, les jeunes, n'avons pas envie de nous tuer à la tâche comme nos parents.»

Un projet de loi, porté par la députée communiste Camila Vallejo, entend offrir un peu de répit à Byron comme à la majorité des travailleurs et des travailleuses chilien·nes. L'ancienne leader du mouvement étudiant de 2011 propose de faire passer de quarante-cinq heures à quarante heures la durée maximale de travail hebdomadaire, en maintenant le même salaire. La réforme entrerait en vigueur immédiatement, avec un délai de trois ans laissé aux petites et moyennes entreprises. Une petite révolution dans le plus néolibéral des pays sud-américains.

Soutien populaire

Le Chili truste en effet les dernières places des États membres de l'OCDE en la matière. C'est, par exemple, le sixième pays au monde où les personnes actives passent le plus de temps sur leur lieu de travail (derrière le Mexique, le Costa Rica, la Corée du Sud, la Russie et la Grèce). Les Chilien·nes passent 420 heures de plus à travailler que la moyenne des Français·es. Près de 10% des employé·es du pays demeurent plus de cinquante heures par semaine à leur poste.

S'il ne fallait retenir qu'un pourcentage dans cette forêt de chiffres, c'est celui du soutien populaire. Enquête après enquête, la tendance demeure la même: 75% des Chilien·nes appuient ladite réforme. Plus des deux tiers pensent même que cette réduction du temps de travail améliorera leur productivité. Derrière ses lunettes de sécurité, Byron Mora lance un regard approbateur. «Certains disent que le Chilien est paresseux mais c'est faux, s'indigne l'ouvrier. Mon contrat m'oblige à être présent quarante-cinq heures par semaine sur mon lieu de travail alors que je peux très bien remplir mes objectifs en quarante heures, ce n'est pas un problème.»

Byron Mora, ouvrier. | A. Loquet

40 heures versus 41 heures

Ce projet de loi embarrasse le président conservateur Sebastián Piñera, dont la popularité ne cesse de baisser. Pour son deuxième mandat, le milliardaire doit composer avec un Congrès où il n'a pas de majorité et se retrouve à courir après les député·es de l'opposition. Pris en défaut, il envisage de porter le projet de loi devant le tribunal constitutionnel si les deux chambres venaient à l'approuver. Selon lui, il «implique une dépense publique ne pouvant être du ressort d'un député».

Son contre-projet de loi de quarante-et-une heures de travail hebdomadaire, axé sur plus de flexibilité, peine à trouver un écho dans la société. Selon l'exécutif, l'introduction d'une dose de flexibilité permettrait aux travailleurs et aux travailleuses chilien·nes de travailler quarante-et-une heures en moyenne, avec la possibilité –de fait– de dépasser ce chiffre en fonction des négociations entre partenaires sociaux. Cette hypothèse n'enchante guère dans un pays où le taux de syndicalisation tourne autour de 15%, l'un des plus bas d'Amérique du Sud.

«250.000 emplois détruits»

Face au succès populaire du projet de loi de l'opposition, l'exécutif est contraint de montrer les muscles. Nicolás Monckeberg, le ministre du Travail, l'affirme: «250.000 emplois seront détruits si la loi des quarante heures est approuvée. À quarante-et-une heures, cela n'arrivera pas.» Le président Sebastián Piñera insiste en «ne voulant pas sacrifier la capacité de l'économie chilienne à créer des emplois à cause de réformes irresponsables, bien que populaires». Les organisations patronales, elles aussi, voient rouge. Dans le bâtiment par exemple, la mise en application du projet de loi des quarante heures engendrerait une augmentation des coûts à hauteur de 4,5 milliards de dollars par an, selon un récent rapport publié par la CChC, l'institution défendant les intérêts du secteur.

Pour Jorge Martínez, à la tête d'une entreprise immobilière dans la capitale, la loi actuelle répond en partie aux réalités du marché du travail. «Travailler quarante-cinq heures par semaine, c'est une durée suffisante pour accomplir correctement les tâches demandées par le patron, lance le chef d'entreprise. Descendre à quarante heures c'est possible, mais compliqué, car il va falloir que les entreprises s'adaptent. Imposer un standard de quarante heures à tous les pans de l'économie peut se révéler risqué. De mon côté, je peine à répondre aux variations de mon activité. La loi des quarante-et-une heures portée par le gouvernement pourrait me permettre de répondre au côté cyclique de la demande. L'industrie minière bénéficie déjà d'un système axé sur la flexibilité avec quatre jours travaillés et trois de repos, comprenant un maximum de quarante-cinq heures par semaine. Depuis sa mise en œuvre, ce système de “4x3” n'a pas déséquilibré le secteur», avance l'entrepreneur madré.

Jorge Martínez, chef d'entreprise. | A. Loquet

Système à bout de souffle

Ce n'est pas la première fois que la question de la réduction du temps de travail agite le Chili. En 2005, une loi avait abaissé de quarante-huit à quarante-cinq heures la semaine de travail. «On nous annonçait le pire et le PIB a continué à augmenter, se souvient Antonia Dahuabe, économiste à l'Université du Chili. Il n'y a pas eu plus de chômage et de chute de la productivité.» Selon la chercheuse, le pays se trouve à la croisée des chemins. «Le gouvernement comme l'opposition se rendent compte qu'il faut travailler moins, enfin! Ne soyons pas bêtes, les Chiliens savent parfaitement qu'ils sont capables d'être aussi productifs en quarante heures.»

Pour Antonia Dahuabe, le modèle a atteint ses limites. «Entre 2013 et 2018, la première cause des arrêts de travail provient de troubles dépressifs, anxieux et liés au stress. Cette progression est spectaculaire. Suivent les lésions musculaires et les troubles ostéo-articulaires. Il est temps d'agir pour protéger la santé des travailleurs.»

L'économiste mène, de concert avec Álvaro Jiménez, psychologue et sociologue, une analyse sur les conséquences d'une «exténuante routine professionnelle». Dans leur rapport, les deux universitaires s'intéressent aux conséquences sur la santé mentale et physique. «Structurellement, les heures de travail et les faibles revenus définissent le système chilien, reprend Antonia Dahuabe. Cela a un impact sur les corps. Tout cela engendre beaucoup de stress. Pour ne rien arranger, on assiste à une “uberisation” de la société se traduisant par une plus forte précarité, des contrats courts, un faible pouvoir de négociation... Baisser le temps de travail en maintenant les salaires offrirait une bouffée d'oxygène salutaire.»

Antonia Dahuabe, économiste. | A. Loquet

Les femmes en première ligne

Selon les universitaires, les premières à bénéficier de cette réforme seraient les femmes. «En plus du travail formel, elles réalisent un travail domestique en assurant l'entretien de la maison, la préparation du repas, se préoccupent des devoirs des enfants, du bien-être des parents, etc. Les femmes ont une carrière professionnelle contrainte car, souvent, elles choisissent un emploi permettant d'être disponible s'il arrivait quelque chose à l'un des membres de la famille. Sans parler des inégalités de salaire avec les hommes. Ainsi, les femmes sont plus exposées à la dépression, à l'anxiété et au stress», conclut Antonia Dahuabe.

Invité le 14 octobre par le gouvernement pour analyser les effets du passage de quarante-cinq à quarante heures, Jon Messenger, expert pour l'Organisation internationale du travail (OIT), l'assure: «Notre organisation recommande aux pays souhaitant réduire la durée du temps de travail de suivre le standard de quarante heures par semaine. Il est conseillé de le faire progressivement. Cela engendrera un meilleur niveau d'emplois et une plus grande productivité.» De quoi donner des arguments supplémentaires à l'opposition avant le vote prévu mercredi 23 octobre en session parlementaire.

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