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La santé mentale est aussi un facteur dans le choix d'avoir ou non des enfants

Pour les «childfree» qui invoquent des raisons d'ordre psychologique, c'est la double peine: aux injonctions de procréer s'ajoute le tabou des troubles mentaux.

«<em>Je connais des femmes avec des troubles similaires aux miens qui sont des mères géniales, mais je ne veux pas compromettre mon équilibre encore instable.»</em> | Markus Spiske <a href="https://unsplash.com/photos/z0kPp2jHtgk">via Unsplash</a>
«Je connais des femmes avec des troubles similaires aux miens qui sont des mères géniales, mais je ne veux pas compromettre mon équilibre encore instable.» | Markus Spiske via Unsplash

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Si les convictions écologiques, le besoin d'indépendance ou l'absence d'un prétendu instinct maternel sont régulièrement citées pour justifier le non-désir d'enfanter, la santé mentale l'est plus rarement. Bien après le bien-être, le sens des priorités et l'envie de liberté, la santé et les ressources matérielles représentent moins de 20% des raisons invoquées par les childfree (le nom donné aux personnes sans enfant par choix).

Bien que minoritaires parmi les différentes causes d'un tel choix, les troubles de la santé mentale (troubles anxieux, troubles de l'humeur ou de la personnalité, troubles psychotiques...) constituent des arguments de poids chez quelques no kids.

Double tabou

5% des Français.es ne souhaitent pas avoir d'enfant. Un chiffre stable qui illustre de manière écrasante où se situe la norme. Dans ce contexte, le refus d'être parent, et particulièrement d'être mère, est presque un blasphème. S'il est de plus en plus accepté, ce choix suscite encore des réactions épidermiques, tantôt indignées, tantôt chargées de curiosité malsaine. L'incompréhension est telle qu'on demande systématiquement aux childfree de se justifier. Cécile*, trentenaire et juriste, en a assez qu'on exige d'elle des explications et déplore les clichés sexistes qui vont avec: «Les gens pensent que je vais finir vieille fille avec dix chats, ils me disent égoïste ou sont certains que je changerai d'avis, comme s'ils savaient mieux que moi.»

«Les archaïsmes ont la vie dure, explique Émilie Devienne, coach et autrice du livre Être femme sans être mère. Dans l'inconscient collectif, une femme doit faire des enfants.» Christine Mauget, conseillère conjugale et familiale, formatrice en droits, genre et santé sexuelle et reproductive au Planning familial, en a fait l'amère expérience: «On ne me considère pas comme quelqu'un de fini, comme si je n'étais pas allée au bout de ce qu'est censée être une femme.»

Pour les no kids qui invoquent des raisons d'ordre psychologique, c'est la double peine. Aux injonctions de procréer s'ajoute le tabou de la santé mentale, un sujet encore difficile à aborder en société. Christelle* a 36 ans et refuse d'être mère, en partie à cause de son état dépressif et de son trouble de la personnalité limite. Pourtant, quand on l'interroge sur ses raisons, elle évite le sujet par peur qu'on la juge et qu'on réduise son choix à sa pathologie.

Et c'est sans compter les effets que peuvent avoir les injonctions de parentalité sur la santé mentale et l'estime de soi, surtout lorsque celles-ci ne tiennent déjà qu'à un fil. «La pression sociale renvoie à la femme qui ne peut avoir d'enfant, une image d'elle dévalorisée», écrit Edith Vallée, psychologue et spécialiste de la question childfree.

«C'est la meilleure décision pour moi»

«Pour les gens, avoir un enfant fait partie de la vie même», ouvre le documentaire Femmes sans enfant, femmes suspectes de Colombe Schneck. Le refus de la maternité ne serait pas un choix, mais presque une pathologie: «[La femme childfree] doit se soigner, elle est malade, elle a une case en moins», poursuit la voix off. Quand certain·es y voient une forme d'égoïsme ou de lubie passagère, d'autres n'hésitent pas à prêter des diagnostics de comptoir aux childfree. Seul un mal-être profond pousserait femmes et hommes à briser le cycle de la vie. «On va dire de ces personnes qu'elles sont anormales, mais au sens léger du terme pour signifier qu'elles s'inscrivent en dehors de la norme. Pas d'un point de vue psychiatrique», précise Émilie Devienne.

Mais si l'argument de la santé mentale peut effectivement être l'une des raisons avancées par les no kids, ce facteur est davantage un choix réfléchi qu'un frein infaillible. «C'est une raison parmi d'autres, et pas une conséquence, s'agace Chloé*. Toutes les femmes qui ne veulent pas être mères n'ont pas une santé mentale défaillante et je ne dis pas que toutes les personnes qui en ont une devraient faire le même choix, poursuit la graphiste de 27 ans. J'ai plusieurs raisons, et l'une d'elles est que je ne me sens mentalement pas prête à affronter une telle responsabilité, mon anxiété m'empêchant parfois de fonctionner.»

«Certaines personnes voient leurs difficultés comme un obstacle au fait d'être parent, d'autres n'y pensent parfois même pas.»
Florence Beuken, éducatrice spécialisée dans la parentalité et psychopraticienne

Pour Émilie Devienne, le désir de ne pas avoir d'enfant est multifactoriel: «Il y a une raison dominante mais énormément d'autres causes.» Alice*, qui évoque l'écologie comme l'un des motifs à son refus d'enfanter, ne se sent psychologiquement pas apte à devenir maman. «Je ne sais pas si changerai d'avis. Je n'ai pas de certitude, mais j'ai des convictions en matière d'éducation et elles ne sont pas compatibles avec mon état actuel.»

Tout comme Chloé, Cécile a fait ce choix pour se préserver et protéger une santé mentale qu'elle a mis du temps à équilibrer grâce à la thérapie. «On me dit parfois que je ne pense pas à ceux qui souffrent de leur infertilité, que je suis égoïste. Peut-être que je le suis, mais je sais que c'est la meilleure décision pour moi. Je connais des femmes avec des troubles similaires aux miens qui sont des mères géniales, mais je ne veux pas compromettre mon équilibre encore instable.»

Beaucoup de ces femmes ont entendu le récit de mamans ou de futures mamans touchées par la dépression prénatale ou post-partum et craignent une intensification ou une rechute de leur propre maladie. Qu'elle soit imputée à des anticipations réelles ou fabriquées, la peur d'aggraver ses troubles et de ne pas être en mesure de gérer le stress engendré par l'arrivée d'un enfant revient souvent dans la bouche des concerné·es.

«On fait un enfant non pour la société, pour la perpétuation de l'existence collective mais pour soi et pour lui-même», écrivait Marcel Gauchet dans L'enfant du désir. «Et on ne fait pas d'enfant exactement pour les mêmes raisons», répondait la sociologue Anne Gotman dans son livre dédié à la non-parentalité Pas d'enfant – La volonté de ne pas engendrer. Pour Florence Beuken, éducatrice spécialisée dans la parentalité et psychopraticienne, il s'agit d'une décision propre à chacun·e. «Certaines personnes voient leurs difficultés comme un obstacle au fait d'être parent, d'autres n'y pensent parfois même pas. C'est une question très individuelle.»

Malgré l'aspect personnel de ce choix, le souci de son propre bien-être est étiqueté d'égocentrisme, voire de solution de facilité. Christine Mauget y voit au contraire beaucoup de courage: «Ce sont des décisions à négocier avec soi-même. Je trouve ça louable, ce n'est pas si simple que ça.»

Quand les gènes s'en mêlent

«On m'a diagnostiqué une dépression à l'adolescence et des antécédents de troubles bipolaires courent dans ma famille, confie Christelle. Je ne veux pas d'enfant pour pas mal de raisons, mais la principale est que je ne veux pas transmettre ce patrimoine génétique. Je refuse de mettre au monde une personne qui peut potentiellement souffrir de ces troubles, et ce, même si je ne saurais probablement jamais si j'en ai moi-même hérités ou s'ils ont été provoqués autrement.» Si le rôle que joue la génétique dans la transmission des troubles mentaux n'est pas toujours clair, la peur de cette éventualité est parfois au cœur de la décision d'être parent ou non.

Le témoignage d'Alcide, un homme en proie aux pensées suicidaires, qu'Anne Gotman relate dans son ouvrage, est un exemple criant de cette crainte de l'hérédité. «Alcide [...] s'est bien gardé de répondre favorablement au souhait de femmes désireuses d'en avoir [des enfants] avec lui. Surtout lorsque, comme cela fut le cas de l'une d'elles, son passif psychiatrique lui faisait redouter l'addition d'héritages négatifs supplémentaires.»

Ces craintes se vérifient-elles? D'après une étude menée sur le sujet en 2009 auprès de plus de 9 millions de personnes, certains troubles sont bel et bien héréditaires. «Les parents au premier degré des sujets atteints de schizophrénie ou de trouble bipolaire étaient exposés à un risque accru de ces troubles. Les demi-frères et sœurs présentaient un risque significativement accru, mais nettement moins que celui des frères et sœurs directs», conclut le rapport qui s'appuie sur trente-et-un ans de recherches.

Les travaux menés sur la question ne faisant état que de facteurs de risques et non d'une transmission automatique, ces chiffres sont à prendre avec des pincettes. Non seulement cette transmission ne serait pas l'affaire d'un seul gène –plutôt de l'assemblage de plusieurs d'entre eux– mais elle dépendrait aussi grandement de facteurs sociaux et environnementaux.

Un sentiment de responsabilité

Dans le premier épisode de MôME?, un podcast dédié au non-désir d'enfant, Edith Vallée s'attarde sur les trois types de raisons pour lesquelles les femmes décident de ne pas enfanter. Pour l'autrice des ouvrages Pas d'enfant pour Athéna et Pas d'enfant, dit-elle..., aux côtés du désir de passion et du besoin d'entreprendre, il y a aussi la rupture. Cette rupture se traduirait par le fait de ne pas vouloir «renouveler quelque chose de pénible et de transmis» et de ne pas «prolonger le monde tel qu'il est».

Au-delà des facteurs génétiques, le refus d'exposer des enfants à de potentielles difficultés liées à la santé mentale a souvent été mentionné par les personnes interrogées. «Très jeune, j'ai dû prendre soin de mon père qui avait une santé mentale cahoteuse, se souvient Christelle. Quand vous avez dû endosser le rôle de parent dès l'enfance, vous ne voulez pas le redevenir à l'âge adulte.»

«Les personnes en capacité d'avoir ce cheminement ont conscience de ce qu'élever un enfant signifie.»
Christine Mauget, présidente de la fédération du Poitou-Charentes du Planning familial

Il est difficile, voire impossible, d'évaluer précisément à quel point l'exposition à des troubles mentaux durant l'enfance peut avoir des conséquences sur la santé mentale à l'âge adulte. Mais l'influence de l'environnement dans lequel évolue l'enfant sur son développement est indéniable. «Je sais que je pourrais être une bonne mère, mais je ne veux pas contraindre un enfant à grandir avec un parent instable», poursuit la trentenaire. Si certain·es avancent qu'évoluer dans un contexte où la maladie mentale est présente peut parfois exposer à des ressources et à un soutien accrus et bénéfiques, pour Christine Mauget, il est vrai que certaines pathologies lourdes peuvent rendre la parentalité très difficile.

Selon Florence Beuken, la vie parentale n'est pas une source d'épanouissement pour tout le monde: «Certaines personnes s'interrogent même sur le sens de mettre au monde des enfants dans une “vie difficile”.» Alice, qui refuse de combler un vide émotionnel au détriment d'un potentiel enfant, est persuadée que les troubles anxieux peuvent «se transmettre très tôt et de manière involontaire». Si la cheffe de projet de 26 ans concède qu'aucun «parent n'est parfait», elle se sent responsable des troubles et comportements qu'elle pourrait communiquer. «Un enfant est une éponge», déclare-t-elle.

D'après Christine Mauget, on ne peut avoir de certitudes à ce sujet. «Certaines personnes élevées par un parent avec une forte pathologie mentale peuvent très bien s'épanouir et avoir à leur tour des enfants. En revanche, elles peuvent se poser la question quant au fait de reproduire le modèle», analyse-t-elle. Quelqu'un qui se sent mentalement fragile et en incapacité d'accompagner un enfant dans son éducation possède «beaucoup de courage» pour se poser ce type de questions. «C'est très sain, continue la présidente de la fédération du Poitou-Charentes du Planning familial, les personnes en capacité d'avoir ce cheminement ont conscience de ce qu'élever un enfant signifie et de la responsabilité que ça implique. Pour quelques personnes, cette responsabilité semble trop lourde, pour d'autres non.»

Les femmes, boucs émissaires

Qu'elles choisissent ou non de devenir mères, les femmes subissent de plein fouet la pression sociale et sont tenues responsables des conséquences d'un tel choix. «Chez nombre de ces femmes, la mère apparaît souvent comme un anti-modèle. Écoutée par la psychologue Rachel Shaw, celle-ci réprouve sa mère et fait tout son possible pour ne pas lui ressembler, notamment en ne devenant pas mère elle-même. [...] C'est à la mauvaise relation avec sa mère que cette autre femme attribue également le fait de n'avoir pas eu d'enfant: “J'ai eu une relation vraiment difficile avec ma mère. Elle a eu une maladie mentale et physique aussi [...] elle est probablement une des raisons pour lesquelles je n'ai pas eu d'enfant”», rapportait Anne Gotman dans un ouvrage phare sur le sujet.

«Aujourd'hui, on met beaucoup d'enjeux dans l'éducation des enfants qui reste encore trop souvent l'apanage des femmes, explique Christine Mauget. Je me demande si les hommes se posent aussi la question de la responsabilité, de la capacité à être parent et de la transmission.» Paul, employé dans une banque parisienne, soufflera bientôt ses trente bougies et, malgré ses troubles de l'humeur, avoue ne s'être jamais interrogé sur le sujet. «Mes parents ont réussi, je ne vois pas pourquoi je n'y arriverais pas. Je ne me suis jamais demandé si j'en étais capable ou non.»

 

* Le prénom a été changé.

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