Culture

Relire «Watchmen»

Le tout premier comic anti-héroïque n'est pas franchement enthousiasmant.

Temps de lecture: 5 minutes

Après des mois de gueguerres entre studios, l'adaption ciné de Watchmen est sortie en salles mercredi dernier. Son réalisateur, Zack Snyder, (dont le dernier blockbuster 300, est sorti en 2007) a conservé l'intrigue principale - un justicier du nom de Rorschach enquête sur le meurtre d'un de ses collègues, un héros masqué lui aussi. En 2005, à  l'occasion de l'édition 20e anniversaire de Watchmen, Tom Shone a publié une critique du comic book. Son article est reproduit ici.

«Watchmen», écrit par Alan Moore et publié pour la première fois en 1986, est LA série du genre qui a prétendument révolutionné l'industrie des comics, défroqué les super héros, et inventé le roman graphique. Oui, tout ça en même temps. Pourtant, relire «Watchmen» aujourd'hui est nettement moins excitant qu'au moment de sa parution. Les fans vous diront que c'est tout à fait logique: le premier comic à présenter un traitement anti-héroïque est censé être, justement, anti-héroïque. Le style est pyrrhique, déflationniste, le ton pince-sans-rire et dépassionné.

Quoiqu'il en soit, on a l'impression que le livre se dérobe devant le tapage fait autour de son vingtième anniversaire, comme un génie des maths à une soirée d'étudiants. Une édition spéciale intitulée Absolute Watchmen et publiée ce mois-ci par DC s'est vue couvrir de louanges par la critique, qui a même été jusqu'à comparer le livre à «Pulp Fiction» et «Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band». En vérité, il ressemble plus au «White Album», un chef d'œuvre complètement hargneux et déjanté. Ce n'est pas un comic book qui cherche à vous faire faire : waouh ! Au contraire.

Sorti la même année que «The Dark Knight Returns» de Franck Miller — une œuvre qui a complètement bouleversé puis évacué le mythe de la série Batman, le livre d'Alan Moore a fait de même avec tout un univers alternatif de super héros. Devenus hors-la-loi depuis 1977, ils se réunissent dorénavant dans des caves sombres où ils boivent de la bière en contemplant leur brioche de cinquantenaire, et se rappellent le bon vieux temps - tout comme Monsieur Indestructible. L'un d'entre eux, Ozymandias, a créé sa propre franchise et vit désormais de la vente de posters, de livres de diététique et autres figurines à son effigie.

Un seul arpente toujours la ville: Rorschach, un vengeur masqué psychotique qui essaie de débarrasser les rues de la vermine qui l'infeste, à la manière de Travis Bickle. Lorsqu'il apprend qu'un des ses anciens collègues justiciers, le Comédien, s'est fait défenestrer alors qu'il se trouvait dans son penthouse, Rorschach est persuadé que  quelqu'un a décidé de liquider les masques et essaie de réunir ses anciens partenaires. Voilà l'idée un peu fantaisiste autour de laquelle se construit ce livre où les superhéros sont trop occupés à se défendre contre le monde dans lequel ils vivent pour envisager de le sauver.

Nostalgie antiaméricaine

Et quel monde! Si Spiderman et les Quatre Fantastiques faisaient face de manière plutôt allusive à l'agitation politique qui régnait à leur époque - la drogue, le racisme, le Vietnam - Watchmen fut le premier comic à laisser une certaine désillusion s'installer, prendre racine. Quoiqu'une décennie trop tard. Watchmen se déroule dans les années 80 mais manifeste de façon claire une certaine nostalgie vis-à-vis du sentiment antiaméricain des années 70, époque où Moore, adolescent, vivait en Angleterre: il adorait les Etats-Unis pour ses comics mais les détestait pour leur politique. De tout cela a émergé le monde des Watchmen: Nixon entame son sixième mandat de président, l'apocalypse nucléaire est une menace bien réelle et les superhéros essaient tant bien que mal de prouver qu'ils ne sont impliqués dans aucun conflit politique, que ce soit le Vietnam ou l'Irangate.

«Oui, nous étions cinglés, nous étions des Nazis, et tout ce que les gens racontent», reconnaît l'un d'entre eux, Nite Owl, dans son autobiographie «Under the Hood», dont de longs extraits sont reproduits ainsi que des études complexes sur des sujets comme la course à l'armement ou la psychologie criminologique, et des citations de Nietzsche et Bob Dylan. Bon sang, mais qu'est-ce que Moore essayait de nous pousser à faire? Lire?

On soupçonne encore Watchmen d'être davantage le succès d'un écrivain que celui d'un dessinateur. Ce dernier, Dave Gibbons, est un artiste qui comme tant d'autres s'est fait connaître pour avoir travaillé sur Judge Dredd - bien qu'il eut toujours le sentiment d'être un « remplaçant», n'ayant ni l'insolence punk de Mike McMahon ni l'absurdité exubérante de Brian Bolland. Le trait de Gibbons extrêmement soigné et plutôt culotté apporta à son travail sur Watchmen une petite pointe d'ironie, bien qu'on ne sache pas vraiment s'il a fait ou non exprès de choisir des costumes aussi gnangnan pour les super héros de Moore. Si la réponse est non, il devient l'arroseur arrosé et l'ironie venait donc de Moore. Le script d'un comic book tient en général en 32 pages mais pour Watchmen, Moore est allé jusqu'à 150, avec une narration en voix off assez dense et beaucoup de bulles. Gibbons s'est donc retrouvé à faire tenir toutes ses illustrations sur neuf cases par planche, pas une de plus, et le résultat est minimaliste, le ton métronomique, un peu à la Philip Glass.

Watchmen fait aussi accéder la chronologie habituelle des comics à des niveaux de complexité encore jamais explorés. Cette nouvelle chronologie se distingue par une structure de flashbacks très élaborée ainsi qu'une fascination pour la simultanéité d'actions au ralenti que n'aurait pas reniée un moderniste - lorsque l'expression «roman graphique» a été inventée, personne n'a précisé que le roman en question était Ulysse. Cependant, reste à savoir si cette technique s'est si bien combinée que ça avec le dynamisme plus direct des cases traditionnelles des comics.

Œuvre clé

La véritable intrigue de Watchmen  — et digne d'un polar —  n'est censée démarrer que tard dans l'histoire et devait atteindre son paroxysme avec Ozymandias débitant des théories sur l'art post-moderne à l'intérieur de son nid d'aigle couvert de neige. Même ce moulin à paroles de Surfeur d'Argent a dû baisser la tête à ce moment précis, tant il a eu honte. D'un autre côté, si on se penche sur le côté «action», le passage le plus marquant c'est Nite Owl envoyant paître sa crise de la quarantaine, et qui endosse son costume et sort en ville pour botter une dernière fois les fesses des criminels. Mais on a l'impression que Moore voulait absolument qu'on se sente coupable de s'amuser devant cette scène, il voulait qu'on l'envisage comme un plaisir coupable. «Quelle apathie! Tout le monde s'évade dans les bandes dessinées et la télé! Ça me rend malade!», aboie un porteur de presse alors qu'autour de lui les rues se remplissent de sang.

Libre à vous d'interpréter cette autoréflexivité comme la preuve de l'apparition d'une toute nouvelle forme d'érudition au nom du comic book, ou bien comme de la haine dirigée envers soi-même et qu'on fait passer pour de la supériorité - ce bon vieux substitut puéril. Watchmen a incontestablement été une œuvre-clé, un chef d'œuvre, même. Avant Moore, les comics n'avaient pas pour habitude de citer Nietzsche, de bousculer leur chronologie, de sermonner leurs propres héros pour leurs tendances crypto-fascistes, ou leurs propres lecteurs parce qu'ils sont justement en train de les lire.

C'est Moore qui a rendu tout cela possible, et cette victoire s'annulerait presque s'il la reconnaissait un jour. Mais les comics avaient-il réellement besoin de «grandir»? La dernière fois que j'ai vérifié, les seuls à lire Ulysse et à citer Nietzsche étaient les adolescents. Les adultes n'ont pas de temps à perdre avec le «problème» esthétique ou la «conscience de soi». La vie est trop courte. Et franchement, on préfère de loin regarder «Les Indestructibles».

Tom Shone

Article traduit de l'anglais par Nora Bouazzouni

Image de une Rorschach, un vengeur masqué psychotique, essaie de débarrasser les rues de la vermine qui l'infeste. © DCComics

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