Culture

Peter Hujar était le meilleur photographe de l'underground new-yorkais

Avec son objectif, il a capté New York en after, un New York où, après avoir fait la fête, on se retrouve chez soi et dans le silence. Son œuvre a été éclipsée par celle de Mapplethorpe.

Peter Hujar, <em>Susan Sontag,</em> 1975, tirage gélatino-argentique, The Morgan Library &amp; Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund. | Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco
Peter Hujar, Susan Sontag, 1975, tirage gélatino-argentique, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund. | Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco

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Ce n'est pas moi qui le dit, mais l'artiste Martha Rosler: «L'histoire est une salope.» Elle retient en priorité ces artistes au style reconnaissable sur-le-champ, ces artistes dont la flamboyance et la provocation ont construit un mythe fondé sur leurs vies trépidantes.

Difficile de passer à côté d'Andy Warhol et de ses sérigraphies de star colorées. Difficile de ne pas célébrer la photographie de Robert Mapplethorpe et de ses corps sculptés par le cuir.

Mais ne nous laissons pas aveugler et pensons aux autres, à leurs contemporains marginaux et discrets, et à leurs œuvres non moins complexes bien que moins immédiates. Pensons à Peter Hujar. Le Jeu de Paume, qui lui consacre une exposition, nous y invite.

 

 

Regardons alors ces clichés de prime abord presque ennuyeux, des formats carrés en noir et blanc. Portraits dépouillés, nus pris sur le vif en studio, animaux, vues de bâtiments, etc. Élégants, classiques. Ils sont pourtant très difficiles à cerner car leurs pouvoirs sont diffus, souterrains, et leur grâce ne se révèle que si on lui en laisse le temps.

C'est que les œuvres de Peter Hujar racontent –sans jamais forcer le trait, mais en chuchotant–, la sensualité des corps, la brutalité de l'architecture et le parfum du New York interlope des seventies. Des merveilles n'ayant jamais répondu et qui ne répondront jamais à l'économie de l'attention. Qui plus est, l'artiste n'a jamais voulu crier son talent sur tous les toits. On dit même qu'il raccrochait au nez des marchands. Avec pour conséquence d'avoir été très peu exposé de son vivant et, à sa mort, d'avoir été vite oublié. Il est resté «un artiste d'artiste», comme on dit dans le jargon.

Un New York vulnérable

Avec cette retrospective parisienne et celle qui eût lieu à New York en 2017, son œuvre éclate enfin au grand jour. Né en 1934 dans une famille modeste, le petit Peter commence la photo à 11 ans avec sa «brique», un gros appareil 35 millimètres. La même année, il emménage à New York, où il restera toute sa vie, dans le Downtown Manhattan (hormis quelques escapades à Fire Island, surnommée le paradis gay).

Il étudie à la High School of Art and Design, puis fait ses armes dans le monde de la mode et de la pub. Mais leur tumulte le dérange. «Ce n'était pas pour moi.» L'homme préfère alors enchaîner les petits boulots pour développer son art en parallèle.

Peter Hujar fait 1,90 mètres, a des cheveux noirs et des yeux perçants. Il faut l'imaginer déambuler pendant les années 1970 dans les rues de l'East Village, plutôt crasseuses à l'époque, et peuplées d'artistes et de hippies vendant des babioles sur des couvertures.

Comme Warhol ou Mapplethorpe, cet oiseau de nuit est pleinement impliqué dans les avant-gardes. Il manque rarement l'occasion d'assister à des projections ou des spectacles, et côtoie la Factory d'Andy Warhol (il apparaît dans ses Screen Tests), le mythique club Max Kansas City, le Judson Dance Theater… Mais, dans son travail, nulle trace manifeste de cette agitation ou de Factory sous narcotique. Peter Hujar, c'est le New York de la nuit après la nuit, un New York en after où, après avoir fait la fête, on se retrouve avec soi-même et dans le silence.

Peter Hujar photographie ainsi la plupart de ses modèles chez lui, hors de cette vie urbaine trépidante, sur une simple chaise ou en position allongée. L'artiste excelle quand les corps se relâchent et il en tire ses plus beaux clichés.

Au Jeu de Paume, David Wojnarowicz s'incline sur son matelas (y a-t-il honnêtement un être plus sensuel dans ce monde?).

Peter Hujar, David Wojnarowicz Reclining (2), 1981, tirage gélatino-argentique, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund. | Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco

Sheyla Baykal, de profil, est endormie dans les backstages d'un club. La blancheur de son visage absorbe la noirceur des décors (ou l'inverse?).

Peter Hujar montre un New York vulnérable défiant l'image arrogante et fantasmée qu'on aime lui attribuer. Sa city à lui est intime, confidentielle et se dévoile dans une atmosphère ouatée et tendre. Sa chaleur et son éclat s'échappent des êtres et non de ses néons ou de ses paillettes.

Voilà pourquoi le photographe est un grand adepte du lit et célèbre ce flirt entre la peau et ces tissus de chambre dans lesquels on laisse toujours un peu de soi. Retenons ce cliché (l'un des plus connus de l'artiste), où l'icône transgenre Candy Darling, fière, prend la pose comme une star de cinéma alors qu'elle combat son cancer dans un lit d'hôpital.

Peter Hujar, Candy Darling on her Deathbed, 1973, tirage gélatino-argentique. | Collection Ronay et Richard Menschel Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco

Retenons encore le cou massif de Bill Elliot se contorsionnant de plénitude sur un immense coussin et dans de lourdes couettes bariolées.

«Voilà la communauté à laquelle j'appartiens»

Certaines de ces photos se retrouvent dans le seul livre qu'a publié Hujar, Portraits in Life and Death (1976). Entre des clichés de momies des catacombes de Palerme, il dévoile des portraits de son entourage: des artistes reconnus comme John Waters, William Burroughs ou Paul Thek, mais aussi et surtout des créatures anonymes ou tombées dans l'oubli (danseuse de night-club, acteur queer, dramaturge, écrivains…) Eux aussi façonnent l'underground et Peter Hujar, par son geste, les fait finalement entrer dans l'histoire. «Voilà la communauté à laquelle j'appartiens», clame l'artiste, explicitant sa démarche à rebours d'une photographie mondaine ou documentaire.

Au fil de sa vie, Peter Hujar photographie de nombreux performeurs drag (comme Ethyl Eichelberg ou les Cockettes) et adeptes de l'esthétique camp. Susan Sontag la théorise dans son essai Notes on Camp en 1964. Elle la désigne comme «un amour de l'anormal, de l'artifice et de l'exagération [et] l'extension la plus poussée, en sensibilité, de la métaphore de la vie vécue comme du théâtre».

«Je veux que les gens puissent éprouver tacitement le corps et sentir son odeur.»
Peter Hujar, photographe

Peter Hujar en propose une vision extrêmement fine et d'autant plus troublante. La théâtralité véhiculée par les vêtements de ses modèles fond sous le poids de leur vulnérabilité, de sorte que l'artifice semble n'en être plus un.

L'artiste se considérait en fait comme un «authentique», un «vrai»: «Je veux que les gens puissent l'éprouver tacitement et sentir son odeur», dit-il à propos du corps qu'il photographie dans ses nus, soulignant les imperfections: cicatrices, saleté, traces de chaussettes, rides…

Peter Hujar, Gary in Contortion (2), 1979, tirage gélatino-argentique, The Morgan Library & Museum, achat en 2013 grâce au Charina Endowment Fund. | Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco

Quand il sort de son studio, il photographie des immeubles abandonnés, des fresques dans des squats et des lieux de drague gay sur les quais au bout de Christopher Street. Son approche un peu tradi et très romantique de la photo le fait entrer en décalage avec son époque, intéressée par l'efficacité visuelle et l'esthétique mécanique du post-modernisme.

Le critique Fredric Jameson caractérise cette dernière par une certaine superficialité et «une absence de profondeur», incarnée par les Diamond Dust Shoes du contemporain de Hujar, Andy Warhol. Dans ces tableaux, sortes d'autopsie des talons, l'émotion se dilue au profit de l'éclat génique –vain et mort– des images commerciales.

«Je veux qu'on parle de moi à voix basse»

La photographie de Peter Hujar est en revanche très incarnée et sera ainsi éclipsée par celle, graphique, scandaleuse et dark de son cadet Robert Mapplethorpe. «Il peut photographier une grosse bite […] et lui donner une allure impeccable, comme si c'était une fleur exotique […] qui ferait joli dans le salon. Une image qui n'a pas d'odeur, ni de température. Quelque chose de très lointain», explique Peter Hujar, très sévère à l'égard de ce rival qui, contrairement à lui, était très carriériste et promouvait son œuvre dans et au-delà du monde de l'art.

Hujar, lui, venait et respirait un underground bohème, n'ayant aucune intention d'en sortir, comme si son travail devait y demeurer pour garder sa puissance. «Je veux qu'on parle de moi à voix basse», explique-t-il avant qu'il ne meure du Sida en 1987. Mission accomplie? Devant son Dean Savard à l'aisselle toute douce et qui dort au sol, devant sa certaine T.C. s'éveillant tout juste d'un sommeil profond, on ne peut que frémir et murmurer.

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