Politique / Société

Nos belles valeurs et les mots du gentil Monsieur Blanquer mettent les musulmans sous clé

Le ministre de l'Éducation nationale ne veut pas qu'on le confonde avec l'extrême droite quand il sonne la charge courtoise contre les mamans voilées.

Jean-Michel Blanquer au lycée du Val d'Argens, au Muy (Var), le 30 août 2019. | Yann Coatsaliou / AFP
Jean-Michel Blanquer au lycée du Val d'Argens, au Muy (Var), le 30 août 2019. | Yann Coatsaliou / AFP

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Attaqués en 1941 par le Japon impérial, les États-Unis d'Amérique enfermèrent leurs citoyens d'origine nippone dans des camps de concentration. Cette histoire trottine dans ma tête quand la France, mon pays, frappé de terrorisme et bousculé d'identité, contemple étrangement ses enfants musulmans.

Je ne crois pas au pire, ni ne fantasme l'époque. Nul n'a ouvert de camp pour les femmes voilées, pour les hommes barbus, et nul n'en ouvrira. Nos barbelés sont de verbe et de peur, de méchants bavardages, d'humiliations, de lois mesquines parfois et d'interdits sociaux, de banalités molles, de ministres pompeux, d'imbéciles débats. C'est vivable, supportable, malgré tout désespérant.

Quelques millions de nos concitoyens subissent le même bruit depuis trente ans, sur leur inadéquation à la France; tous ne sont pas visés à l'identique. L'ostentation, l'intégrisme, le salafisme, le communautarisme sont nos ennemis désignés: seuls les croyants de trop visibles pratiques sont musulmans avant d'être citoyens.

Glabre, cheveux au vent, cigarette au bec, on peut, musulman, musulmane, se boucher les oreilles, se penser épargné; la vilenie ne visera que votre mère, votre soeur, votre cousin. Au moins le président Roosevelt, dans les familles, ne faisait pas le tri.

Rien ne se compare et pourtant, les principes sont les mêmes. C'est au nom du bien, de belles valeurs, que l'on est tourmenté, musulmane ici dont le foulard hérisse, Japonais jadis d'une démocratie attaquée.

L'Amérique qui broyait 110.000 personnes, surveillées d'abord, fliquées, soumises au couvre-feu puis jetées dans des bus et larguées dans des baraques aux confins du désert, était cette puissance généreuse dont dépendait la liberté du monde. Le Japon avait envahi la Chine, la Corée, était l'alliée de l'Allemagne nazie. Son triomphe aurait été la fin.

L'Amérique avait peur et, dans sa juste cause, ne fit pas de détail. Était-on certain de la loyauté des Nisei? Le fait même qu'ils n'aient pas organisé de sabotage prouvaient leur nature dissimulatrice, affirmait le général DeWitt, qui organisa leur exclusion. Ainsi le moindre vigilant de bistrot, en France, décrit la taqîya, cette dissimulation congénitale qui fait de chaque musulman un péril, Daesh dissimulé.

Les Nippo-Américains furent déportés jusqu'à la victoire, au nom du bien qu'il fallait protéger, dans un principe de précaution. La plupart n'en moururent pas. Pat Morita, le doux acteur des Karaté Kid, passa trois ans préadolescent au camp de Gila River, en Arizona. On avait donné aux libérés quelques dollars et un ticket de bus, comme aux bagnards en fin de peine. Ils avaient dû être coupables. Les excuses vinrent plus tard.

«Nous sommes les gentils et, gentils, nous brimons sans souci.»

Imagine-t-on qu'en France, un jour, les musulmans sortiront de leur prison de verbe, que l'on cessera de les considérer en traîtres, en cinquième colonne, en anti-France, en grenades dégoupillées, en destructeurs de nos douceurs, de nos libertés, de nos modes de vie?

Aurons-nous vaincu l'ennemi terrroriste ou dépassé nos peurs, pour oser ouvrir nos camps de mots? Que donnera-t-on alors aux musulmans de France, que diront les livres d'histoire de ce moment que nous vivons, que domine la bêtise, la violence, la méchanceté des bons?

Car nous sommes les bons, les gentils de l'histoire, en doutons-nous, libres et libertins, de belles femmes égales, et pourtant attaqués. Nous sommes les gentils comme l'Amérique était juste et, gentils, nous brimons sans souci.

C'est arrivé à nouveau, ce mois d'octobre, dans l'un de ces psychodrames dont nous avons le secret. Une femme musulmane ayant été humiliée devant son fils en larmes, en raison du voile qui recouvrait sa tête, nous avons réussi, en trois jours, à inverser l'histoire. Nous avons, un ministre, deux ministres, les télés, les crétins, les braves gens, repris le grand procès du voile, qu'il faudrait abolir, bannir que sais-je; nous avons repris la grande dispute sur l'islam, et loin d'avoir pitié de la femme, on la désigne, elle et ses pareils, comme notre vraie menace.

Le déroulé est fascinant. Vendredi 11 octobre, au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un élu du Rassemblement national nommé Julien Odoul repère une dame vêtue de noir et portant un foulard musulman, qui accompagne son fils et d'autres écoliers de Belfort lors d'un voyage scolaire sur notre République.

Odoul la désigne à la honte publique: voilée, elle ne peut pas être admise «dans une enceinte démocratique», où son habit fait injure «à nos principes laïques» et à «toutes les femmes qui luttent pour s'extirper de la dictature islamiste» –sur Twitter, Odoul ajoutera que cette femme était en «provocation communautariste» après la mort de quatre policiers tués par un converti islamiste à la Préfecture de police de Paris.

Deux jours plus tard, sur BFM TV, le ministre de l'Éducation Jean-Michel Blanquer explique bonnement, que sur le fond, Odoul a eu raison. Le ministre n'est pas sot: il n'approuve pas formellement le mariniste. Il trouve même, dit-il, son geste «condamnable», puisque le règlement intérieur de l'assemblée régionale n'interdit pas le voile. Mais on cherche vainement chez le ministre des élèves et des parents d'élèves une vraie gentillesse, une vraie colère, pour un écolier et sa maman. «C'est idiot d'en arriver là», énonce-t-il simplement, et puis en vient à ce qui le passionne.

Cette mère d'élève blessée, le ministre la maltraite à son tour. Si on en est arrivé là, comprend le ministre, c'est bien parce qu'elle a porté ce voile, lequel voile, ajoute le ministre, «n'est pas conforme à nos valeurs» et, insiste le ministre, «n'est pas souhaitable dans notre société».

Le ministre Blanquer n'est pas à son coup d'essai. La question musulmane le tripote. Elle lui fait dire des bêtises, sur des fillettes qui seraient moins scolarisées en maternelle que les garçons par la faute du «fondamentalisme islamiste». Elle lui fait prendre des accents missionnaires, puisque selon lui, les chefs d'établissement devraient patiemment convaincre les mamans voilées de se mettre nu-tête les jours de sortie scolaire. Le voilà désormais moraliste, théologien, dépositaire de notre identité.

Le ministre Blanquer a des convictions; est-ce bien raisonnable d'abuser de son poste pour les imposer au contraire de la loi? Est-ce seulement réaliste, de demander à des directeurs, des directrices, de s'ériger, en plus de leurs tâches épuisantes, en maîtres et maîtresses de morale d'adultes mères d'élèves qui, mêmes voilées, ne sont pas des sauvages qu'il faudrait réformer?

Jadis, Jules Ferry admonestait ses instituteurs: «Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire.» Blanquer n'est pas instituteur, et il n'est pas Jules Ferry. Il me répondrait qu'à l'époque, l'islamisme n'était pas venu blesser la nation et que les «pères de famille» d'alors n'étaient pas des femmes enfoulardées.

Monsieur Blanquer me fait penser à d'autres hommes, qui ont su accabler des femmes agressées. L'indécente mini-jupée a fini violée, l'avait-elle cherché? L'insolente voilée a été humiliée, elle l'a bien mérité! Nous la convaincrons, pour son bien, de changer. Petit garçon qui pleure, écoute ton ministre et parle à ta maman: si elle se dévoilait, tu pleurerais moins.

«Si Monsieur Blanquer tenait une boîte de nuit, Monsieur Odoul en serait le videur.»

Un mot, «salaud», me reste dans la gorge. Il n'en sortira plus. Je l'ai lancé trop vite à Monsieur Odoul, au début de l'histoire. Je lui avais envoyé un message le traitant de salaud, lui expliquant pourquoi; il l'a rendu public. En d'autres temps, nous nous serions battus; c'eût été élégant, à mon âge, d'être transpercé pour une femme voilée? La disparition des duels libère la parole, ce n'est pas glorieux.

Je ne regrette pas mon jugement, amplement partagé. Seulement, depuis dimanche, je me trouve incomplet. Il n'est pas difficile d'injurier un arriviste d'extrême droite, autrefois socialiste puis centriste, désormais aboyeur en région et sur les plateaux télé. Mais pourrais-je aussi bien injurier un notable réformateur, un bourgeois éclairé, un ministre pédagogue féru de neurosciences? Je n'en ai pas le cœur.

Je dois donc retirer ce mot, «salaud», et m'en excuser près de Monsieur Odoul: pas pour lui, mais pour monsieur Blanquer, un parmi les hommes honorables. Si Monsieur Blanquer n'est pas un salaud, Monsieur Odoul ne peut plus l'être. Ces deux-là se complètent. Monsieur Blanquer est un saint homme de chat, Monsieur Odoul est plus rugueux, un impulsif, un passionné, un hâtif, un impétueux. Monsieur Odoul a mis en pratique, un peu rudement, la pédagogie que Monsieur Blanquer suggère à ses dirlos. Si Monsieur Blanquer tenait une boîte de nuit, Monsieur Odoul en serait le videur.

Il faudrait simplement qu'ils se rencontrent, pour l'instant de deux bandes ennemies qui se disputent la République; mais à discuter, ils s'entendraient. Sans même se connaître, ils sont déjà précieux l'un à l'autre. Grâce à Monsieur Odoul, Monsieur Blanquer s'inscrit dans le combat contre l'extrême droite, à qui on ne laissera pas la vigilance laïque. Grâce à Monsieur Blanquer, Monsieur Odoul n'est pas simplement un nervi des idées, mais un parmi d'autres amants de la laïcité, un épris de la République. Monsieur Blanquer permet Monsieur Odoul. Il ne l'assume pas.

Pour avoir regretté, en termes pondérés, la ressemblance des propos du ministre avec ceux du mariniste, le député LREM Aurélien Taché subit le courroux de Monsieur Blanquer, qui voudrait le chasser du parti présidentiel. Monsieur Blanquer ne veut pas qu'on le confonde avec l'extrême droite quand il sonne la charge courtoise contre les mamans voilées.

Il est courtois, toute la différence est là, et courtois comme lui, bien poli, aimable, son collègue ministre Le Maire, qui à son tour, laissant l'économie, a tenu à nous dire que le voile n'est pas souhaitable, et courtois sans doute l'obsessionnel Monsieur Ciotti, député LR, qui rédige un amendement pour bannir le voile pendant les sorties scolaires.

«Si seule l'extrême droite dénigrait les mamans au foulard, ce serait vite réglé. Les honorables sont décisifs.»

Le même Ciotti milite pour que feu Alfred Dreyfus, capitaine juif brimé, accusé d'espionnage puis réhabilité, mort lieutenant-colonel, soit fait général à titre posthume. Est-on plus aimable que Monsieur Ciotti qui répare l'histoire, mais qui chasse du présent les musulmanes incongrues? L'affaire Dreyfus, insistons, fut la vraie fondation de notre République, qui choisit la justice, les intellectuels, un juif, contre l'honneur de l'armée. Et c'est au nom de Dreyfus que Ciotti avance. Comment mieux dire aux femmes voilées qu'elles ne sont pas d'ici?

C'est l'état d'un pays. Sud Radio dégaine un sondage: 66% des personnes interrogées voudraient interdire le voile lors des sorties scolaires. On est bien au-delà des bornes du marinisme. Monsieur Odoul n'invente rien, ne pèse rien, il n'est rien. Il s'approprie une rancœur qu'il n'a pas initiée. Parlez-moi de Blanquer, de Ciotti, voilà des guerriers! Si seule l'extrême droite dénigrait les mamans au foulard, ce serait vite réglé. Les honorables sont décisifs.

C'est la belle République qui met les musulmans sous clé, sous cloche, sous débat, sous la citoyenneté; elle le fait parce qu'elle se voit belle et bonne, la République qui, si elle s'écoutait, pourrait aller plus loin contre le voile, la barbe, les prêches, les régressions, les bondieuseries, autant d'obstacles à sa tranquillité. Seul Emmanuel Macron empêche cette offensive, par sens du moment ou bien par conviction. Le consensus ne tient que d'un principe monarchique. Le peuple est déjà loin.

Tout ceci n'est pas sans raison. Nous sommes, vraiment, les gentils, et nos valeurs dominent. Le voile que la France réprouve et que portait la maman belfortaine est pas si loin de nous un manteau d'oppression. On est en Iran punie et bastonnée de ne pas le porter. On pouvait mourir en Algérie, il y a vingt ans, d'être une fille dévoilée, trop jolie, trop libre, une Papicha que des corbeaux ensanglantaient de leur religion pervertie –un beau film le raconte cet automne dans nos salles, allez-y donc.

La République n'inflige pas aux femmes le centième de ce qu'elles subissent chez les tenants du voile obligatoire. Roosevelt valait bien mieux que Hirohito, et ses barbelés n'étaient pas ceux du fascisme. Notre violence est celle des bons. Cela doit rendre modeste au moment de protester. Mais cela ne dit pas, non plus, qu'il faille s'abandonner. Nous devons opposer à nos gardes laïques deux principes, la Liberté, l'Égalité, et une vieille vertu: l'esprit de distinction.

La kippa du sage penché sur son Talmud n'est pas celle de l'occupant illégal des collines de Cisjordanie. La croix du Christ, que l'on offre aux mourants sur les champs de bataille, qu'embrassent les malades, qu'espèrent les migrants, n'est pas la croix de l'inquisiteur, ni celle du soudard qui brûlait les maisons juives et dépeçait le musulman sur la route de Jérusalem.

Le voile sous lequel une femme croyante veut se soumettre à Dieu n'est pas le voile qu'on force aux Papichas. Le voile qu'imposent aux femmes Saoudiens et Iraniens n'est pas le voile que porte une maman dans une sortie scolaire, qui croit que Dieu commande mais veut apprendre à son fils qu'il faut aimer la République. La ressemblance des tissus ne les rend pas identiques. Ce n'est pas évident, vu de loin? Il suffit de s'approcher, de parler un moment, aux sorties des écoles, aux repas de fête, dans les rues, les squares au goûter, il suffit de vivre dans ce pays et non pas dans des fantasmes, de sombres théories. Mais les théories sont lestées de sang.

Depuis quelques jours, un homme beau avance dans nos débats publics, précédé d'un livre sombre. Riss, patron de Charlie Hebdo, blessé dans l'attentat de janvier 2015, écrit au nom des copains abattus et de leur liberté.

Philippe Lançon, du même attentat, a fait littérature; Riss combat. Après d'autres, il emploie des mots de guerre et dénonce dans cette guerre des traîtres, des indulgents, des collabos. Comment le réfuter? Il sait dans la chair de ses frères le prix d'une liberté. Il sait que l'islamisme a fabriqué des monstres. Comment répondre à Riss sans offenser les morts?

«Au nom de Charlie,  on nous dit que les larmes de l'enfant d'une mère humiliée n'ont aucune importance.»

Riss impose une vision du monde qui ne laisse aucune part à la subtilité. Un fascisme nous fait la guerre; ce sont des bombes, des couteaux, mais aussi la conquête des âmes, et tout se tient. L'émergence d'un islam orthopraxe dans nos cités, ses rites et ses codes, le voile, le halal, ses hiérarchies et ses mœurs ne sont pas une évolution sociétale, complexe et réversible, tissées d'individus qui sont aussi citoyens; c'est l'installation d'une contre-société, nourrie de ressentiment, de haine de la France, qui sera pour quelques-uns l'humus du terrorisme.

Un universitaire, Bernard Rougier, exposait cet implacable dans le Point jeudi 10 octobre, la veille de l'incident Odoul, une distraction. Riss la martèle. Il a pu dénoncer l'imminence du mal dans une boulangerie qui bannirait les sandwichs au cochon. Riss est bon parmi les bons, héraut de nos martyrs. Il est notre Pearl Harbor, une défaite sacrée. Comment l'ignorer?

Au nom de Pearl Harbor, on persécuta aux Amériques des familles innocentes. Au nom de Charlie, du Bataclan, de l'Iran, de Saint-Étienne-du-Rouvray, de Notre-Dame épargnée, des Champs-Élysées, de Nice, des flics assassinés, on nous dit, des éprouvés nous disent, que les larmes de l'enfant d'une mère humiliée n'ont aucune importance, puisque cette mère porte l'uniforme de l'ennemi, et quiconque le conteste n'est qu'un pleutre, un aveuglé et il en rendra compte.

Nous savons bien pourtant que la maman est pure, et pur son petit gars, et purs, comme nous tous, parmi nous tous, tant et tant de barbus, de voilées qui aiment leurs enfants, que le fascisme islamique espère mais qui lui résistent, tenez-vous ça pour rien?

Le jour où mouraient les amis de Riss mourait également le policier Merabet, dont la maman et la tante, je crois, prirent publiquement le deuil. Elles étaient voilées. J'aimerais que Riss, parce qu'il est Riss, au nom des siens, regarde aussi ce voile et puisse mettre un moment sa vengeance au repos. Pourrait-il dessiner pour un enfant qui pleure? Il ne lui doit rien, mais c'est par son deuil que d'autres s'autorisent, de bonne foi, à moquer sa maman, au nom du bien, de nous, de nos nobles larmes: les larmes des bons qui construisent, dans nos cœurs, dans nos têtes, des camps, des barbelés de mots, pour des petits garçons.

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