Économie

Esther Duflo, autrice majeure ou poudre aux yeux?

La Franco-Américaine spécialiste de l'économie du développement a reçu le 14 octobre le prix Nobel pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté.

Esther Duflo, qui partage le prix Nobel d'économie avec Abhijit Banerjee and Michael Kremer, en conférence de presse au MIT, aux États-Unis, le 14 octobre 2019. | Scott Eisen / Getty Images / AFP
Esther Duflo, qui partage le prix Nobel d'économie avec Abhijit Banerjee and Michael Kremer, en conférence de presse au MIT, aux États-Unis, le 14 octobre 2019. | Scott Eisen / Getty Images / AFP

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Née en 1972, Esther Duflo a connu un parcours académique parfait. Élève au lycée Henri-IV à Paris, elle intègre l'École normale supérieure en 1992 et commence à étudier l'histoire.

Amie et proche de Thomas Piketty, elle se tourne vers l'économie sur ses conseils et entame des études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Révolution méthodologique

Rapidement, l'intellectuelle française s'intéresse à l'économie du développement et passe une thèse au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ses premiers travaux portent sur la lutte contre la pauvreté et la vérification des programmes de politique publique.

À ce niveau, elle va véritablement révolutionner la discipline en imposant une méthodologie issue des sciences naturelles, l'expérimentation aléatoire. L'idée, toute simple, consiste à tester si tel ou tel programme est efficace et apporte des résultats durables et positifs en l'expérimentant sur le terrain.

L'équipe de recherche sélectionne, de façon aléatoire et parfaitement randomisée, deux groupes: le groupe test et le groupe témoin, supposés parfaitement homogènes. Le premier va profiter du programme (rémunération des profs pour lutter contre l'absentéisme, prêt aux femmes dans le cadre des microcrédits, vente de moustiquaires, etc.), tandis que l'autre ne verra pas ses habitudes changer.

À la fin de la période, il suffira simplement d'aller comparer le groupe test et le groupe témoin afin de constater s'il y a eu ou non des effets bénéfiques. C'est limpide, simple, duplicable à l'infini et surtout très facile à comprendre.

Grâce à cette révolution méthodologique, les grandes organisations internationales, comme la Banque mondiale ou la Fondation Gates, commencent à s'intéresser aux travaux de Duflo. On généralise cette randomisation contrôlée à tous les pans du développement, elle devient rapidement la règle épistémologique et Esther Duflo est reconnue comme une économiste phare dans le monde de la recherche.

Généralisation impossible

Le Nobel obtenu cette année est une preuve de son succès, à la fois médiatique et académique. Pourtant, il reste profondément critiqué.

L'économiste Arthur Jatteau, maître de conférences à l'université de Lille, a écrit une thèse entière sur la méthodologie d'Esther Duflo et un livre sur la question. Il est très sceptique sur cette façon de faire.

«Duflo n'a pas révolutionné la discipline, avance-t-il. L'expérimentation aléatoire était déjà appliquée dans l'entre-deux-guerres. C'est une méthode qui a quasiment un siècle en économie. Appliquée au cadre du développement, cette randomisation ne parvient pas à dépasser la validation externe. Autrement dit, comment généraliser un résultat? Quand on réalise une expérience au Kenya sur 500 élèves, on obtient un résultat. Qui nous dit que ce résultat irait dans le même sens à l'autre bout du Kenya? En Tanzanie? En Ouganda? En Inde?»

Il n'y aucune approche sociale, anthropologique, ethnologique dans la méthode d'Esther Duflo. Nulle part les spécificités culturelles ou sociales ne sont prises en compte; à aucun moment l'étude de terrain fait la part belle aux comportements et aux habitudes. On teste dans une région et on va admettre que le résultat obtenu est vrai et devrait s'appliquer partout ailleurs.

Cette économie expérimentale s'inspire des techniques scientifiques observées et pratiquées en biologie ou en physique. Seulement, dans ces disciplines, les phénomènes étudiés (les plantes, les microbes, les neutrons, etc.) ne pensent pas et sont duplicables à l'infini.

Dans le monde réel, dans notre monde social, les éléments testés, les êtres humains, pensent et se comportent différemment par leur propre nature d'être humain, par leur socialisation, par leur environnement. La généralisation par l'expérimentation devient alors tout bonnement impossible.

«Au mieux, la méthodologie de Duflo permet de vérifier si quelque chose marche quelque part, poursuit Jatteau, mais pas de montrer pourquoi cela marche.» C'est une autre critique formulée à l'encontre de la nouvelle lauréate du prix Nobel: l'incapacité à comprendre et à expliquer les sources.

Preuve d'efficacité contre preuve de causalité

Bien que l'académie Nobel ait mis en avant ses travaux sur la lutte contre la pauvreté, Esther Duflo se retrouve incapable d'en expliquer l'origine. Elle n'en montre que la finalité, l'existence.

Comme quand on souhaite guérir d'un rhume, prendre des médicaments permettra d'annihiler le virus, d'en sortir plus vite, mais pas d'en comprendre la cause. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes tombé·es malades, nous savons juste que nous sommes malades. Et si la provenance est floue, le risque d'un retour est permanent.

C'est pareil chez Duflo: ses expériences ne servent pas à corriger des problématiques sociales, à les comprendre pour stopper durablement la pauvreté. Les enfants sont malades, il faut les inciter à se vacciner en rémunérant la visite chez le médecin. Mais s'ils sont malades, c'est aussi qu'ils n'ont pas accès à des soins quotidiens, à des réseaux de transport, de communication, à une scolarité longue et efficace, etc.

Il s'agit ici de la distinction entre les preuves d'efficacité et les preuves de causalité, totalement absente des expérimentations de Duflo. On cherche à vérifier la force d'un programme sans en étudier les causes et les origines, sans essayer de comprendre la source de la pauvreté. Tel un rhume qui reviendra chaque hiver, la précarité ne sera jamais supprimée mais seulement détournée, ralentie.

Pourtant, malgré ces critiques, Esther Duflo reste une sommité dans la discipline, conseillère spéciale de Barack Obama, professeur au MIT et dorénavant titulaire du prix Nobel d'économie.

Pour Arthur Jatteau, «récompenser une jeune femme française est extraordinaire. Pour l'image, c'est très bon; pour l'histoire, c'est très bien et Esther Duflo reste brillante. Seulement, elle n'a pas révolutionné la discipline et sa méthode est largement critiquable». Sauf que maintenant, ses travaux sont devenus la norme, et le Nobel ne va pas arranger les choses.

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