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En Catalogne, la condamnation des indépendantistes ravive la tension

La sentence qui est tombée sur ces personnalités à la suite de la tentative de sécession de 2017 promet d'hystériser les débats de la campagne pour les élections générales du 10 novembre.

Un manifestant brandit une drapeau <em>Estelada</em> à l'aéroport El Prat de Barcelone le 14 octobre 2019 pour exprimer son opposition à la sentence qui est tombée sur les neuf indépendantistes catalans. La population a défilé en masse. | Josep Lago / AFP
Un manifestant brandit une drapeau Estelada à l'aéroport El Prat de Barcelone le 14 octobre 2019 pour exprimer son opposition à la sentence qui est tombée sur les neuf indépendantistes catalans. La population a défilé en masse. | Josep Lago / AFP

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De neuf à treize années de prison. La sentence vient de tomber, ce lundi 14 octobre 2019, pour les personnalités publiques jugées dans le procès de la tentative de sécession de la Catalogne, en octobre 2017. Le Tribunal suprême d'Espagne les condamne pour sédition, et détournement de fonds publics.

 

 

À Barcelone, la nouvelle a immédiatement déclenché une vague de protestations dans la rue. «Le gouvernement [catalan, ndlr] et moi-même rejetons cette sentence [...] car elle fait partie d'un procès politique contre le droit à l'autodétermination et à l'indépendantisme», a déclaré dans la foulée Quim Torra, président du gouvernement local catalan.

 

 

«Le gouvernement espagnol [...] garantira le respect de la loi», prévient de son côté Pedro Sánchez, président par intérim de l'exécutif espagnol.

Voilà qui devrait remettre la crise catalane au centre de la campagne pour les élections générales du 10 novembre prochain. L'avait-elle seulement quitté?

 

Depuis une dizaine d'années, la vie politique du pays se structure largement autour de la position des un·es et des autres sur l'indépendantisme catalan. C'est loin d'être la seule préoccupation dans un pays en proie à une instabilité politique chronique, traumatisé par la crise de 2008 et inquiet du ralentissement économique qui se profile. Mais les stratégies de partis lancés à pleine vitesse dans une fuite en avant pour ne pas perdre la partie de l'électorat déçu en ont fait le centre du débat. Et une source de tension majeure.

Mardi 1er octobre 2019. «C'est calme aujourd'hui. Mais ce n'est rien comparé au bazar qu'on va foutre le jour où la sentence va tomber», sourit Joan, cheveux noirs, barbe abondante, entre drapeaux indépendantistes et chants en catalans, dans la nuit de Barcelone. À 44 ans, ce prof d'histoire est farouchement indépendantiste. Il s'est uni aux près de 18.000 autres venus pour commémorer le référendum du 1er octobre 2017, selon le décompte de la police municipale barcelonaise.

Un symbole puissant pour les personnes qui souhaitent voir la Catalogne, l'une des dix-sept communautés autonomes d'Espagne, devenir un État à part entière.

Référendum et sédition

Deux ans plus tôt jour pour jour, des urnes ont été installées dans des écoles un peu partout dans la communauté autonome. Les membres de la population catalane ont été 2,2 millions à faire le déplacement pour répondre à la question: «Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d'une République?». La consultation a été déclarée illégale par la Cour constitutionnelle. Le gouvernement central d'Espagne envoie la police, qui charge des citoyen·nes et confisque des urnes. 

La police espagnole pousse la population à l'extérieur d'un bureau de vote barçelonnais le 1er octobre 2017, jour du référendum pour l'indépendance de la Catalogne.  | Pau Barrena / AFP

Ces images font le tour du monde, amplement relayées par un réseau bien structuré avec un message simple: «Nous, nous voulons voter. Et vous [le gouvernement espagnol, ndlr], vous nous punissez pour avoir voulu exprimer notre volonté», résume Jesús Palomar i Baget. Professeur de sciences politiques à l'université de Barcelone, il est aussi expert en communication institutionnelle auprès de la Généralité, siège du pouvoir catalan.

Le référendum est boudé par la majorité du peuple catalan. La participation s'élève à 43%, selon les chiffres de la Généralité elle-même. Mais 90% de «sí». 

Le président du gouvernement local de l'époque, Carles Puigdemont, déclare l'indépendance de façon unilatérale dans un discours public puis la suspend immédiatement après, pour éviter un conflit direct avec Madrid. L'exécutif espagnol, dirigé par le Parti populaire (PP, droite conservatrice), de Mariano Rajoy, prend temporairement le contrôle des institutions catalanes, en vertu de l'article 155 de la constitution espagnole.

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Les personnalités publiques considérées comme responsables de l'événement sont poursuivies en justice. Neuf sont en prison préventive depuis. Carles Puigdemont a fui en Belgique.

Ouvert le 12 février dernier, leur procès a été au centre de l'attention médiatique pendant quatre mois. Le parquet demandait une condamnation pour rébellion, qualification susceptible d'entraîner des peines beaucoup plus lourdes. Cela aurait impliqué que les personnes mises en cause ait prôné la violence comme moyen d'obtenir l'indépendance.

Le Tribunal suprême retient la sédition, un «soulèvement public et tumultueux», comme le recommandait l'avocat de l'État. La condamnation pour détournement de fonds publics n'a été prononcée que pour certain·es, en raison de l'usage de deniers publics par la Généralité pour organiser le référendum. Trois autres accusé·es qui n'étaient pas en prison sont condamnés pour désobéissance, mais restent libres.

Construction d'un mythe

«Nous ne voulons pas être un pays occupé, nous voulons, nous voulons, nous voulons des pays catalans!» Retour à Barcelone, le 1er octobre dernier. Deux jeunes femmes reprennent ce classique de l'indépendantisme en dansant dans le cortège. En catalan. 

 

 

«Le nationalisme se construit avec l'exaltation romantique d'un “nous”, mais surtout face à un “vous” adversaire», analyse Joan Navarro, vice-président du cabinet de conseil en communication Llorente y Cuenca, un poids lourd du secteur dans le monde hispanophone. 

«Traditionnellement, cet adversaire a été incarné par l'idée d'une “Espagne rétrograde, qui ne nous comprend pas”, qui a dérivé vers celle d'une “Espagne qui nous vole”. Le dernier pas a été franchi avec l'idée d'une “Espagne qui nous opprime”. D'où le poids donné à la dénonciation d'une supposée “violence policière face à des citoyens pacifiques qui exercent leur droit de vote”. En oubliant que le référendum était illégal.» Tous ces éléments se retrouvent condensés dans une vidéo réalisée par l'association culturelle catalane Òmnium Cultural, quinze jours après le référendum.

 

 

«C'est un récit très bien construit!» Lourdes Vinuesa Tejero est coordinatrice du master d'Études avancées en communication politique de l'université Complutense de Madrid. «L'une des forces de l'indépendantisme est de s'être appuyé sur une bonne organisation pour diffuser sa vision, poursuit-elle. Ce que l'État espagnol n'a pas fait.» Deux associations culturelles très influentes, Òmnium Cultural et l'Assamblea Nacional Catalana (ANC). 

Un Conseil de diplomatie publique de Catalogne, d'innombrables interviews dans le presse des pays voisins, etc. Les personnes qui promeuvent l'indépendance mettent sur pied une véritable machine de guerre, selon Lourdes Vinuesa Tejero.

La petite histoire derrière la légende

«La volonté de se différencier est très ancienne, raconte Jesús Palomar i Baget. La Catalogne avait déjà été indépendante. À la fin de la dictature de Franco, des partis antagonistes ont collaboré pour éviter le retour d'un dictateur. En 2006, les Catalans veulent un peu plus, mais dans le cadre de la constitution espagnole. De nouveaux statuts sont votés au Parlement local, puis approuvés par référendum en Catalogne. Mais tous les articles principaux sont annulés par différentes institutions de l'État central espagnol. Si vous nous refusez la nouvelle relation que nous proposons, nous allons devoir changer les règles du jeu.» 

Oui mais... Robert Liñeira raconte aussi une autre histoire: «En 2012, Convergencia est le parti majoritaire au Parlement catalan, mais il n'a pas assez de députés pour gouverner», explique ce professeur de sciences politiques à l'université autonome de Madrid, spécialiste de l'opinion publique. En 2012, Convergencia i Unio (CiU) est un parti autonomiste en perte de vitesse, éclaboussé par un scandale de corruption et empêtré dans la gestion de la crise économique, qui frappe durement toute l'Espagne. «Pour engranger des soutiens, il a proposé d'organiser un référendum sur l'indépendance de la Catalogne dans le cas où le gouvernement espagnol ne leur accordait pas un nouveau pacte fiscal.»

Le candidat de Convergencia i Unio (CiU) pour la municipalité de Barcelone, Xavier Trias (au centre), au meeting de fin de campagne à Barcelone le 22 mai 2015 avant les élections du 24 mai. | Josep Lago / AFP

Convergencia n'est pas indépendantiste. Par stratégie, il entre en compétition avec les partis qui le sont. «Une fois la course à qui est le champion de l'indépendantisme lancée, il est très difficile de quitter le train en marche.» Joan Navarro et Lourdes Vinuesa Tejero vont dans le même sens. 

L'unité, un argument de campagne

Rien n'aurait été possible, cependant, sans un adversaire auquel s'opposer. Les indépendantistes trouvent en la droite espagnole leurs meilleurs ennemis.

Depuis 2015, la population espagnole a été appelée quatre fois aux urnes pour élire son gouvernement. Le 10 novembre, elle s'y rendra pour la deuxième fois dans la même année. Les partis sont en campagne permanente. Depuis une dizaine d'années, l'électorat était déçu par leur gestion de la crise économique de 2008 et dégoûté par les scandales de corruption. Aujourd'hui, il est lassé par leur incapacité à se mettre d'accord pour former un gouvernement. 

«Le but est de centrer l'élection sur l'indépendance, pour que l'électeur ne pense pas à autre chose devant l'urne.»
Robert Liñeira, professeur de sciences politiques

Pendant plus de trente ans, le PP a été le parti du vote unioniste. Mais, en 2015, Ciudadanos vient lui disputer cet électorat. Cette formation est née en Catalogne en réaction à la montée du discours indépendantiste. Quand elle débarque dans les instances nationales, elle se présente comme championne de la cause et entre en compétition avec le PP. 

Elle promet une réponse dure à l'indépendantisme. Une mesure revient de façon obsessionnelle dans leurs bouches: l'application de l'article 155 pour prendre le contrôle des institutions catalanes. Un discours électoraliste, selon Robert Liñeira: «Le but est de centrer l'élection sur cette question, pour que l'électeur ne pense pas à autre chose devant l'urne.»

La confrontation, machine infernale

Pour une partie de la population espagnole, l'unité du pays est un sujet sensible, surtout à droite. Sa remise en question entraîne des réactions viscérales. En 2017, les procès en laxisme se multiplient contre le président du gouvernement, Mariano Rajoy, PP.

«À l'époque, l'indépendantisme n'avait pas de stratégie claire au-delà du référendum, estime le professeur. Ils ont eu la chance que le gouvernement espagnol ait la mauvaise idée d'envoyer la police. Sinon, le lendemain du 1er octobre, ils se seraient retrouvés avec un résultat sans légitimité car seule une partie de la population avait voté, et peu de marge de manœuvre.» La charge policière change tout. Elle offre le matériel qui permettra de construire un puissant récit d'oppression et d'atteinte aux droits humains. 

Les indépendantistes ont causé la chute des deux derniers gouvernements. Le parti d'extrême droite Vox a émergé au milieu du chaos, réveillant les démons franquistes du pays dans sa croisade contre l'indépendantisme, l'immigration et le féminisme. Le gouvernement catalan est désormais mené par Quim Torra, adepte d'un indépendantisme sectaire et de la provocation permanente pour faire monter entre Barcelone et Madrid une tension grâce à laquelle il espère prospérer politiquement alors que le peuple indépendantiste qui se démobilise. 

Clé de voûte stratégique de la campagne pour les générales 

À un mois des élections, les partis de droite, donnés perdants par les sondages, s'évertuent à dépeindre une Espagne en danger et une Catalogne en crise. Ils accusent de complicité avec l'indépendantisme quiconque propose autre chose que la confrontation. Ciudadanos particulièrement en difficulté, tente de se remettre au centre du jeu en lançant une motion de censure contre Quim Torra au parlement local catalan. Même Pedro Sánchez, président du gouvernement et chef du Parti socialiste, traditionnellement plus conciliant avec les nationalismes locaux, se met à menacer la Généralité d'intervenir par la force. Il lorgne l'électorat de Ciudadanos.

Dans les jours qui ont précédés la décisions de justice, Òmnium Cultural et l'ANC appelaient à la «désobéissance civile pacifique massive face à tout jugement qui ne serait pas absolutoire». Le gouvernement de Quim Torra appelait à suivre la consigne, promettant également «une réponse institutionnelle». 

Tsunami Democràtic, une plateforme sans leader identifié, mais suivie avec attention par les militant·es, appelle à «générer une situation de crise généralisée dans l'État espagnol».

«Une partie de l'indépendantisme ne repose plus que sur cette figure des “prisonniers politiques”.»
Robert Liñeira, professeur de sciences politiques

«Les droits fondamentaux des Catalans ont été violés. [...] La revendication du droit à l'autodétermination n'a jamais trouvé de réponse positive de la part de l'Espagne. [...] Nous réitérons notre promesse d'avancer vers une République catalane, sans excuse», a affirmé ce lundi le président de la Généralité peu après la publication de la sentence. Pedro Sánchez avertit que le gouvernement garantira le respect de la sentence «avec fermeté, proportionnalité et au regard de la loi», en usant des moyens dont il dispose pour cela. L'article 155, ou la loi de sécurité nationale en font partie.

«Une partie de l'indépendantisme, qui n'a plus de projets concrets, ne repose plus que sur cette figure des “prisonniers politiques”. La sentence devrait remettre la question au centre de la campagne, à Barcelone comme à Madrid», anticipe Robert Liñeira.

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