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Dans le conflit syrien, Trump a ruiné la crédibilité de l'Amérique

En abandonnant ses alliés kurdes en Syrie, la Maison-Blanche envoie au monde entier le message que l'on ne peut plus faire confiance à Washington.

À Tall Tamer, des personnes syriennes déplacées à la suite des assauts turcs dans les zones de la région du nord-est de la Syrie contrôlées par les Kurdes, le 11 octobre 2019. | Delil Souleiman / AFP
À Tall Tamer, des personnes syriennes déplacées à la suite des assauts turcs dans les zones de la région du nord-est de la Syrie contrôlées par les Kurdes, le 11 octobre 2019. | Delil Souleiman / AFP

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L'histoire se répète, comme l'écrivit Karl Marx, «la première fois sous forme de tragédie, la deuxième sous forme de farce». Dans une grotesque redite du chaos qui avait suivi la conversation téléphonique de décembre 2018 entre lui et le président turc, Donald Trump vient de nouveau d'annoncer le retrait des forces américaines du nord-est de la Syrie, semant au passage un vent de panique dans l'appareil politique de Washington qui s'affaire depuis à limiter les dégâts.

Pour prouver qu'on ne lui forçait pas la main ou qu'il ne cédait pas aux exigences de l'homme fort islamiste à la tête de la Turquie, Trump a ensuite menacé par tweet de «détruire totalement et d'anéantir» son économie.

 

 

Un tweet en écho à celui où il promettait de «ravager économiquement la Turquie».

 

 

Pour l'instant, la seule chose qu'il semble avoir détruite, c'est la crédibilité américaine au Moyen-Orient et au-delà.

Résurgence de l'État islamique

Cette dernière initiative de Trump récompense un membre de l'OTAN de se mal conduire, ce qui est loin d'être une première dans le cadre de ses relations avec la Turquie. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan a retenu en otage des citoyen·nes américain·es et des employé·es du département d'État, aidé l'Iran à échapper aux sanctions américaines à l'apogée des efforts de Washington pour déjouer ses ambitions nucléaires entre 2012 et 2014, et plus récemment s'est procuré le système de défense antiaérienne et antimissile russe S-400 malgré de nombreuses objurgations de ne pas le faire.

Pour l'instant, Erdoğan s'en est miraculeusement sorti sans remontrance diplomatique, sanction ou amende majeure de la part des États-Unis, grâce à une inexplicable indulgence en totale contradiction avec la rhétorique sévère de Trump. Tout en cimentant le sentiment d'impunité de son homologue turc, le président américain a trahi les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui comprennent des Kurdes syriens, des Arabes, des chrétiens syriaques et des Yazidis, qui ont joué un rôle de premier plan dans la défaite de l'État islamique au prix de la vie de plus de 11.000 de leurs soldats.

Si Daech déclenche des attaques au Moyen-Orient,  en Europe et aux États-Unis, Trump en sera responsable.

La décision précipitée de Trump risque de saper tous les gains obtenus par les forces d'opérations spéciales américaines et leurs partenaires des FDS en vainquant Daech. Un récent rapport par l'Inspecteur général du ministère de la Défense des États-Unis prévient que l'État islamique «a consolidé ses capacité d'insurrection en Irak et est en train de resurgir en Syrie». D'autres rapports crédibles signalent des démarches par l'État islamique de «regarnir ses rangs avec des membres détenus dans des camps de prisonniers».

Étant donné que ces détenus terroristes sont dispersés dans plusieurs camps, dont certains dans les profondeurs de la Syrie, il est exclu que l'armée turque et ses alliés puissent prendre le contrôle de ces camps aux FDS sans faire de dégâts. Le résultat logique des affrontements qui ne manqueront pas de se produire entre la Turquie et les FDS sera un redéploiement des Forces démocratiques syriennes des camps de détention vers les lignes de front, ce qui conduira inévitablement à des évasions en masse de prison et à une résurgence de l'État islamique. Si Daech reprend du poil de la bête et déclenche des attaques non seulement au Moyen-Orient, mais également en Europe et sur le territoire américain, la responsabilité en sera, à raison, imputée à Donald Trump.

Les graines de la haine ethnique

Les conséquences humanitaires n'en seront pas moins inquiétantes. La Commission sur la liberté religieuse internationale américaine a prévenu dans son rapport annuel de 2019 que tout retrait envisagé du nord-est de la Syrie devrait être «conduit de manière à ne pas avoir d'impact négatif sur les droits et sur la survie des minorités ethniques et religieuses vulnérables», message que la commission a réitéré après la dernière annonce de Trump.

 

 

À Afrine, les agents islamistes de la Turquie, qui ont pris le contrôle de la région après l'opération transfrontalière turque dans le nord de la Syrie en 2018, ont été impliqués dans de nombreuses violations des droits humains contre des minorités ethniques et religieuses dans la ville –exactions qui vont très probablement être aussi perpétrées dans le nord-est de la Syrie.

Les plans d'Erdoğan de réorganisation démographique de la région sont une autre promesse de catastrophe. Le président turc a annoncé devant l'Assemblée générale des Nations Unies qu'il avait l'intention d'implanter jusqu'à 3 millions de personnes réfugiées majoritairement syriennes dans le nord-est de la Syrie dans le cadre d'une sinistre tentative de remplacer les majorités kurdes par des Arabes dans la région. Une manipulation à ce point éhontée de l'équilibre ethnique régional est assurée d'alimenter des dizaines d'années de tensions et de violences intercommunautaires et de planter les graines de la haine et de l'hostilité dans une région déjà agitée plus que de raison par les préjugés et les injustices.

Le bloc d'opposition pro-laïque turc, qui a réussi à vaincre le camp d'Erdoğan lors des dernières élections municipales à Ankara et à Istanbul, aurait pu mettre en garde contre les effrayantes motivations derrière le projet syrien d'Erdoğan. Mais la menace de Trump de détruire et d'anéantir l'économie turque a très efficacement bâillonné l'opposition.

Moscou et Téhéran à la rescousse

Au lieu de cela, Erdoğan bénéficie à la fois d'un effet de ralliement patriotique à l'idée d'une incursion militaire en Syrie et de l'activation d'un sentiment anti-américain, qui vient soutenir un gouvernement méchamment blessé par la récente récession économique, une défaite électorale et des défections de certaines personnalités fondatrices du parti au pouvoir. La rhétorique déconcertante de Trump et ses zigzags politiques n'ont pas seulement fait du tort aux perspectives des forces politiques laïques des deux côtés de la frontière turco-syrienne; en agissant de la sorte, le président vient également de jeter une bouée de sauvetage aux islamistes en difficulté à cet endroit.

Les tactiques syriennes de Trump ont fait autant de mal aux États-Unis qu'à ses partenaires. Le tout nouvel abandon des alliés de l'Amérique consolide une conviction déjà largement répandue au Moyen-Orient et au-delà qu'on ne peut pas se fier aux promesses des États-Unis. Tandis que la Russie et l'Iran arborent le théâtre syrien comme une preuve qu'eux sont des partenaires fiables qui épaulent leurs alliés, les acteurs de l'État comme de la société civile vont se détourner de Washington en direction de Moscou et de Téhéran afin de mettre toutes les chances de leur côté pour protéger leurs politiques sécuritaires et étrangères.

L'empressement de Trump à céder aux menaces d'Erdoğan va créer un vide que Moscou et Téhéran ne seront que trop contents de combler, ce qui causera des dégâts à long terme tant aux intérêts des États-Unis qu'à ceux de leurs alliés européens. Le moment ne saurait être mieux choisi pour rappeler à Trump que ce qui est en jeu, ce n'est pas simplement l'avenir de la Syrie, mais le sort de toute la région et la crédibilité de Washington en tant qu'allié.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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