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«Mulholland Drive» est-il un film féministe?

Reconnu comme un chef-d'œuvre de l'histoire du cinéma, «Mulholland Drive» fait aussi état de la violence contre les femmes à Hollywood et montre une impossible solidarité entre elles.

Betty et Rita dans <em>Mulholland Drive</em>, de David Lynch. | Capture d'écran <a href="http://www.youtube.com/watch?v=jbZJ487oJlY">via YouTube</a>
Betty et Rita dans Mulholland Drive, de David Lynch. | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 6 minutes

La première fois que vous avez vu ce film, vous n'avez probablement rien compris. Mulholland Drive (2001), signé par la légende vivante David Lynch, est connu à la fois comme un chef-d'œuvre du cinéma du XXIe siècle, mais aussi pour être un véritable casse-tête. Si la plupart des films de Lynch sont ardus, polysémiques, nimbés de mystère, Mulholland Drive décroche probablement la palme du plus incompréhensible.

Outre sa narration enchevêtrée, ce «film-puzzle», que l'on décrypte au fil des énigmes, est l'un des rares de son époque à passer le test de Bechdel, et à mettre en scène une relation lesbienne. Un ovni dans le paysage cinématographique, hétéronormé, où les femmes sont souvent cantonnées au rôle de faire-valoir des personnages masculins. Si l’on se fie à La Clef des songes, ouvrage de Pierre Tevanian qui analyse le film à travers le prisme des gender studies, Mulholland Drive comporterait une importante dimension féministe.

Piqûre de rappel

D'abord, un petit rappel de l'intrigue qui pourra s'avérer utile si vous n'avez pas le film en tête [attention, nombreux spoilers dans cet article!]. Dans la première partie du film, Betty, une jeune femme blonde incarnée par Naomi Watts débarque à Hollywood pour se lancer dans une carrière d'actrice. Elle loge chez sa tante, où elle tombe sur Rita, femme fatale, brune, jouée par Laura Harring. Celle-ci s'est cachée dans l'appartement après un accident de voiture sur Mulholland Drive qui l'a rendue amnésique. Alors qu'elles jouent les détectives amatrices autour de l'accident, les deux femmes deviennent complices, puis amantes. Pendant ce temps, Betty excelle lors des castings.

Vient alors la deuxième partie du film: on se rend compte que la première partie est le fantasme –ou probablement le rêve– de Betty, dont le nom est en réalité Diane Selwyn. Rita, quant à elle, se nomme en réalité Camilla Rhodes, et s'avère être l'ex-amante de Diane, avec qui elle a rompu. Alors que Diane vit dans un appartement miteux et n'obtient que des rôles insignifiants, Camilla est une star du grand écran et s'apprête à épouser le réalisateur en vogue Adam Kesher, joué par Justin Theroux –loser et cocu de la première partie. Folle de rage et de tristesse, Diane commandite le meurtre de Camilla, puis se suicide. Les deux parties sont articulées par le passage mythique du Silencio, un cabaret étrange et inquiétant où l'on nous rappelle que tout n'est qu'illusion.

Hollywood: un monde hétéronormé qui brise les femmes

«Ce n'est pas un autre film qui, de manière innocente, nous montre des histoires d'hommes avec des femmes qui s'entre-déchirent pour les hommes, explique Pierre Tenavian. Il nous montre clairement que ce n'est pas une présupposée faiblesse féminine ou des jalousies amoureuses qui poussent les femmes à s'entre-déchirer, mais un système aux mains des hommes

À voir le film, on pourrait presque croire qu'il préfigurait l'affaire Weinstein. Lynch y dépeint Hollywood comme un monde dirigé par des hommes, brutal, surtout envers les femmes, qui sont les premières victimes de ce système aux règles machistes. Un système particulièrement mortifère, qui pousse Diane à tuer son ex et rivale Camilla, puis à se suicider.

 

Pour le philosophe, un passage en particulier révèle les rouages de cette machine infernale sexiste qu'est Hollywood: l'audition de Betty. «Dans la pièce, il y a une bande de mecs qui mène la danse et des femmes subordonnées, rappelle Pierre Tevanian. On y voit trois figures archétypales de la masculinité merdique: le vieux beau libidineux [Woody Katz, ndlr], acteur sur le retour qui s'empresse de tripoter Betty, celui qui dirige l'audition [Wally Brown, ndlr], un mec obséquieux qui ferme les yeux sur les abus et le réalisateur [Bob Brooker, ndlr], un type à la parole rare, mais attendue, qui parle par aphorismes absconds.»

«C'est une forme subtile de domination masculine sexiste, qui existe dans le monde intellectuel en général. Celle d'un Woody Allen ou d'un Godard, qui envoie des petites phrases assassines. Tout ce système est tourné en ridicule chez Lynch.» Pourtant, un retournement de situation a lieu à la sortie de l'audition, en faveur des femmes cette fois-ci.

Le rêve, lieu d'une revanche féministe?

Après l'audition, Betty suit la directrice de casting, Linney James, et son assistante Nicky. Elle ridiculisent le groupe d'hommes qu'elles viennent de quitter et emmènent Betty à une audition de plus grande ampleur, avec le nouveau réalisateur à la mode: Adam Kesher. Une solidarité entre femmes qui serait une revanche sur l'ordre patriarcal hollywoodien?

«Les deux femmes qui semblaient silencieuses et subalternes s'avèrent être les vraies gagnantes de cette histoires, estime Pierre Tevanian. Elles travaillent dans une autre dimension, qui n'a rien à voir avec cette audition pour un film pourri, qui ne se fera sûrement jamais, dans une pièce minuscule. On nous dit: ce monde dirigé par les hommes est rétro, has-been. C'est un ordre symbolique et social révolu. Mais n'oublions pas que tout ça n'est qu'un rêve!» Comme si, dans une autre dimension, une réalité où les femmes auraient le pouvoir était possible.

Car dans son rêve, Diane prend sa revanche. Elle se venge d'Adam Kesher, le futur époux de Camilla, à qui on impose le premier rôle de son film, qui surprend sa femme avec un amant avant de se faire virer de sa maison et se fait harceler par un cowboy moralisateur. Ici, Diane ne fantasme pas seulement la chute de celui qui lui a volé son amour, mais aussi celle l'ordre hétéronomé qui triomphe à Hollywood, et qu'Adam incarne. «Cette possibilité existe en rêve, mais a quand même le mérite d'exister», conclut Pierre Tevanian.

Lynch, pas vraiment un grand féministe

La violence contre les femmes est un thème récurrent des productions de Lynch: viols dans Sailor et Lula (1990) et dans la série culte Twin Peaks (1990, 1991 et 2017), femme battue par son amant dans Blue Velvet (1986) et féminicides dans Lost Highway (1997). Ces scènes ont notamment valu à David Lynch d'être taxé de misogyne par certaine féministes. Quelle est donc la représentation des personnages féminins dans ses films?

Pour Mireille Berton, chercheuse et enseignante en histoire du cinéma à l'Université de Lausanne, les représentations de femmes chez Lynch sont avant tout très stéréotypées. Elles collent aux canons de beauté féminins véhiculés par le cinéma, qui répondent aux fantasmes masculins hétérosexuels.

«La femme chez Lynch est souvent abstraite, mystérieuse, inaccessible, incarnant une sorte d'idéal féminin qui rappelle la figure de la femme fatale du cinéma classique, à l'image de Renée dans Lost Highway, ajoute-t-elle. Laura Palmer dans Twin Peaks est quant à elle réduite à une pure image, à un pur fantasme, qu'elle soit morte ou vivante, son viol ne faisant à aucun moment l'objet d'une dénonciation; son meurtre et l'enquête qui s'ensuit contribuent même à valoriser la perspicacité masculine [à travers l'enquête de Dale Cooper, ndlr] dans la résolution du mystère posé par la mort de la femme, forcément jeune et belle.»

Quant aux violences contre les femmes, elles ne sont, selon Mireille Berton, ni la preuve d'une misogynie, ni celle d'un projet critique: «La présence importante de femmes violentées dans les films de Lynch relève plutôt d'une fascination morbide pour le corps féminin malmené. Il n'y a pas chez lui une volonté de traiter de questions politiques et sociales sensibles, tout comme il n'y a pas de volonté de parler des femmes “réelles” et des difficultés qu'elles rencontrent face à la domination masculine.»

La figure de l'actrice chez Lynch

Pour Estelle Dalleu, docteure en études cinématographiques, spécialiste de David Lynch, la dénonciation du sexisme est bien présente dans Mulholland Drive, même si elle n'est pas motivée par des revendications féministes: «C'est un immense film sur la violence qui est faite aux acteurs, et surtout aux actrices. Lynch s'en prend surtout à l'industrie du cinéma, en brisant tous les schémas hollywoodiens, dont l'hétéronormativité. Toutefois, je doute vraiment que Lynch soit féministe. Je pense qu'il est juste un grand amoureux des femmes.»

De fait, les actrices choisies par Lynch sont souvent sur le devant de la scène. Elles sont magnifiées à l'écran, campent des rôles complexes, comme Sheryl Lee dans Twin Peaks, et leur performance d'actrice est mise au premier plan, comme Laura Dern dans Inland Empire (2006), ou Naomi Watts dans Mulholland Drive.

«Lynch a une passion pour cette représentation de l'actrice dans le cinéma, ajoute Estelle Dalleu. Dans Mulholland Drive, on retrouve d'ailleurs les figures de la femme blonde et de la femme brune de Vertigo d'Hitchcock. C'est peut-être sa manière de retravailler les grandes figures hollywoodiennes des années 1950 auxquelles il a été exposé dans son enfance.»

Les réticences de la critique française face aux «gender studies»

Penser Mulholland Drive à travers le prisme du féminisme et des gender studies nous amène aussi à constater la quasi-absence d'analyses allant dans ce sens. Comme le rappelle avec justesse cet article de 2005 publié dans les Cahiers du genre, en France, on a longtemps éludé les approches socio-culturelles dans le champ des études filmiques; contrairement aux pays anglo-saxons, où les gender et les cultural studies se sont répandues depuis les années 1990.

Mulholland Drive n'est évidemment pas une exception. «Il est clair qu'à l'époque, toute la critique s'est fixée sur l'idée d'un cinéma labyrinthique, comme toujours avec Lynch, se souvient Estelle Dalleu. Je n'ai pas vu apparaître de mise en lumière profonde sur cette idée de la violence faite aux femmes dans le cinéma hollywoodien, et par extension dans le cinéma tout court.»

Il est cependant difficile d'avoir des réponses claires sur ce sujet, puisque Lynch est très avare d'explications sur ses films. Ce qui nous laisse, finalement, une grande liberté d'interprétation.

«Il s'amuse souvent à brouiller les pistes, en recourant au procédé du rêve, espace de la contradiction par excellence, de la plurivocité et du flottement des significations, explique Mireille Berton. À l'image d'autres films postmodernes, la violence faite aux femmes échappe à une lecture univoque. C'est justement l'une des caractéristiques du postmodernisme que de favoriser une pluralité de lectures, de sorte à attirer un public extrêmement diversifié ayant des exigences contradictoires; et Lynch en est parfaitement conscient

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