Culture

Faut-il avoir honte d'aimer les «Tulipes» de Jeff Koons?

Je ne suis pas la seule à trouver cette sculpture relativement immonde, mais cela ne m'empêche pas de l'aimer secrètement. 

Le <em>Bouquet de tulipes </em>de Jeff Koons à proximité du Petit Palais à Paris le 4 octobre 2019. | Stéphane de Sakutin / AFP
Le Bouquet de tulipes de Jeff Koons à proximité du Petit Palais à Paris le 4 octobre 2019. | Stéphane de Sakutin / AFP

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La saga du Bouquet de tulipes semble se clôturer enfin. Après avoir déclenché la polémique, la sculpture monumentale de Jeff Koons a été inaugurée le vendredi 4 octobre dernier. À la suite des attentats du 13 novembre 2015, l'ex-ambassadrice américaine Jane Hartley avait demandé à l'artiste star Jeff Koons d'imaginer une sculpture afin de réaffirmer l'amitié franco-américaine. Accepté par la maire de Paris Anne Hidalgo, le cadeau s'était vite révélé empoisonné en suscitant de nombreuses réserves.

 

 

Dans une tribune publiée par Libération, un collectif de personnalités du monde de l'art s'opposaient ardemment à l'installation de la sculpture pour des motifs artistiques, pour son coût exorbitant et à cause de son emplacement place de Tokyo (jugé inadéquat pour des raisons de sécurité). On s'en prenait alors à Jeff Koons, «emblème d'un art industriel, spectaculaire et spéculatif».

 

 

Plusieurs autres tribunes prirent sa défense. De nouveaux financements privés furent trouvés et un nouvel emplacement, plus sûr, fut déterminé: les jardins du Petit Palais.

À la fadeur consensuelle, préférons le conflit

Après l'inauguration, j'éprouvais une certaine jubilation à voir le monde de l'art grimacer et dénoncer la laideur du Bouquet. Ces ballons en forme de tulipes sont monstrueux, à l'image des dérives du marché de l'art contemporain. Monstrueux comme ces images circulantes perdant en chemin leur arrimage au réel et devenant clairement kitsch.

Oui, l'œuvre de Jeff Koons fait mal aux yeux. Les fleurs ressemblent un peu à des moignons et la peau hyperréaliste de cette main géante fait froid dans le dos. Pourtant, le fait que la sculpture suscite des réactions bien au-delà du petit monde de l'art me paraît déjà en soi un bel accomplissement.

Il est assez sain que Paris accueille une œuvre qui ne fasse pas l'unanimité.

L'art contemporain est très rarement discuté hors d'un petit périmètre professionnel et cultivé. Tout autre personnalité du monde de l'art aurait-elle suscité autant de remous? Je ne le pense pas.

Il est finalement assez sain que l'espace public parisien accueille une œuvre devant laquelle on ne reste pas indifférent et qui ne fasse pas l'unanimité. À la fadeur consensuelle, il faut préférer le conflit car il génère des débats esthétiques autant qu'éthiques, en l'occurence.

Faire acte de mémoire

Face à la tragédie des événements du 13 Novembre, la proposition de Jeff Koons soulève en effet des questions sur l'acte de mémoire. Dans cette même tribune publiée par Libération, «le choix de l'œuvre […], sans aucun rapport avec les tragiques événements invoqués et leur localisation», est taxé d'opportunisme voire de cynisme. Soit. Mais souvenons-nous.

Le geste de l'artiste n'avait pas paru si inapproprié en 2006 aux États-Unis lorsque son Balloon Flower (une fleur rouge sculptée à partir d'un ballon), conçu en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, fut installé sur le site du 7, World Trade Center.

Balloon Flower de Jeff Koons, le 23 février 2011. | via Wikimedia

C'est que le bouquet parisien s'inscrit, rappelons-le, dans un cadre plus large: Jeff Koons à travers son œuvre a toujours refusé le mémorial et fait le choix de la vie. «Je viens travailler chaque jour et je tâche de vivre avec ma peur. […] Ce que je m'efforce de faire en tant qu'artiste, c'est d'effacer cette angoisse», explique-t-il à l'auteur Katy Siegel dans un catalogue monographique.

Au lendemain des attentats du 13 Novembre, ne criait-on pas sur tous les toits que pour résister, il fallait continuer à sortir, danser et vivre? Installer aujourd'hui des tulipes de toutes les couleurs et dont le cœur évoque un orifice anatomique adhère à cette démarche.

Entre candeur et cynisme

Pour comprendre ces Tulipes et ne pas les subir, il faudrait les contextualiser au lieu de se focaliser sur le statut de l'artiste, roi de la spéculation. Au fil de sa carrière, Jeff Koons fait face à nombreux procès pour plagiat, à la perte de la garde de son fils et il a toujours envisagé l'art comme un tremplin pour transformer le désespoir en quelque chose de positif.

Le message est simple, il explique en partie le succès de l'artiste. Au Monde, la semaine dernière, il expliquait: «Mon travail exprime cet optimisme: une main tournée vers les gens, qui s'adresse à chacun, pour exprimer à la fois une offrande et un continuel soutien.»

«Assez loin du personnage cynique auquel on l'assimile très souvent, on y découvre un Koons candide, doté d'une foi inaltérable en les vertus positives de la pratique artistique», soutenait Jill Gasparina dans un catalogue consacré à l'artiste. Ce dernier serait-il en fait démagogue? Son programme esthétique et moral est-il une manipulation? La réponse importe finalement, je crois, assez peu. Le travail de Jeff Koons se confond avec sa personnalité publique optimiste, elle aussi partie prenante de son œuvre. La trajectoire de l'artiste le démontre bien.

Consommation, désir et volupté

La star américaine a en effet été l'un des premiers à faire de sa célébrité un sujet. En 1988-1989, il se met en scène dans des affiches pour promouvoir son expo «Banality». Deux ans plus tard, avec sa série «Made In Heaven», il photographie ses ébats sexuels avec sa femme La Cicciolina, faisant ainsi de son intimité une œuvre d'art.

Jeff Koons est en fait un artiste arrimé à une époque dont il exacerbe les évolutions (le star-system, la banalisation de la pornographie, la mise en scène de soi aujourd'hui amplifié par les réseaux). Détester Jeff Koons, c'est donc en partie détester son époque. On peut, je crois, le détester tout en reconnaissant sa contribution artistique.

L'artiste a connu tant de succès car il a compris les aspirations et les désirs de ses contemporains et, par extension, ceux des collectionneurs. Il a conçu des objets brillants et lisses parce qu'il ne se voile pas la face: l'art est certes une nourriture pour l'esprit mais il se consomme aussi (qu'on le regarde ou qu'on le possède).

Un artiste qui reflète son époque

Que l'on achète des nouilles instantanées, un sweat chez Adidas ou une œuvre de Jeff Koons, ces produits sont tous des signes marquant une appartenance à une condition sociale. À propos de sa série «Luxury & Degradation», l'artiste déclare ainsi: «Je pense à mes œuvres comme à des trophées: les collectionneurs les voient comme des trophées de leur propre accomplissement.»

D'une certaine façon, Jeff Koons parle un peu de ce rappeur antisystème mais qui se paie de grosses montres en or. La consommation en soi, qu'on soit écolo, radical·e ou anticapitaliste, procure du plaisir. Dans les années 1980, ces «années fric et frime», Jeff Koons a souligné cette réalité, mettant en branle au passage cette idée traditionnelle d'un art détaché des forces du marché et de la distinction sociale.

Que, par la suite, sa cote se soit envolée et qu'il soit aujourd'hui acheté par les «démons du néolibéralisme», ces aspects transcendent largement son œuvre, sa valeur et son intérêt.

Dénoncer ou célèbrer le système

Haïr Jeff Koons sous prétexte qu'il vaut très cher est absurde. Regardons plutôt ces œuvres pour ce qu'elles sont, au lieu de les juger à l'aune des personnes qui les achètent. L'art de Jeff Koons n'est pas une propagande. Dénonce-t-il le système en le représentant ou en fait-il l'apologie? La réponse est incertaine.

Alors oui, on peut arguer que l'optimisme originel et sans entrave de l'artiste (l'œuvre pour transcender la peur), fait aujourd'hui grincer des dents à l'heure de l'happycratie (ces injonctions démagogues à être heureux car le bonheur serait à la portée de tout le monde).

À écouter l'artiste, on croirait parfois entendre un gourou du bien-être. Pourquoi se montrer aussi optimiste, sachant que le monde ne tourne pas rond? N'est-ce pas poser des pansements sur un système néolibéral déficient? Oui, dans une certaine mesure. Mais il reste dangereux et trop simpliste de considérer les œuvres d'art à sens unique, donc de les relier directement et sans réserve à un programme politique de célébration néolibérale.

L'artiste ne s'intéresse pas tant à l'argent qu'à la manière dont le fait d'en avoir ou pas façonne le goût.

L'œuvre de Jeff Koons capitalise sur un ensemble de désirs qui sont les carburants du capitalisme tardif (la consommation, la possession, la mignonnerie des formes de l'enfance, une douceur cachant la misère).

Elle dresse un constat sans imposer de jugement au public. On reproche à Koons son approche décomplexée vis-à-vis de l'argent, mais soulignons que ce dernier n'est ni une question ni un tabou pour les personnes qui en ont. D'ailleurs, me semble-t-il, l'artiste ne s'intéresse pas tant à l'argent en soi, mais plutôt à la manière dont le fait d'en avoir ou pas façonne le goût.

«L'histoire culturelle de chacun est parfaite»

C'est dans cette mesure que Jeff Koons est l'artiste de Wall Street, mais aussi un artiste de la classe moyenne et populaire. Avec ses sculptures kitsch, ses trains argentés et ses ballons métallisés d'inspiration boutique de souvenirs et Disneyland, il relaie un goût partagé, américain (donc mondialisé), celui des années (1970) pendant lesquelles il a grandi.

Ce goût pour l'ostentation et l'innocence, il ne veut surtout pas le changer. Il nous enjoint à l'accepter. «L'art peut être un discriminateur terrible, explique-t-il à propos de sa série “Banality” (des sculptures kitsch en tout genre). Il peut servir à élever les gens et à leur donner un sentiment de puissance, ou à les rabaisser et à les affaiblir. La corde raide entre les deux, c'est l'histoire culturelle de chacun. Ces images (de “Banality”) sont des aspects de ma propre histoire culturelle. Mais l'histoire culturelle de chacun est parfaite, elle ne peut rien être d'autre que ce qu'elle est –elle est la perfection absolue.»

Accepter la totalité du monde

Dans un entretien pour sa rétrospective au Centre Pompidou en 2015 (cité par Emmanuel Tibloux dans un tribune), il poursuit: «Mon travail est critique envers la critique. Il combat la nécessité d'une fonction critique de l'art et cherche à abolir le jugement, afin que l'on puisse regarder le monde et l'accepter dans sa totalité. Il s'agit de l'accepter pour ce qu'il est. Si l'on fait cela, on efface toute forme de ségrégation et de création de hiérarchies.»

C'est en fait l'idée forte de Jeff Koons. Il faudrait donc ne pas juger son Bouquet installé à Paris. Sauf que, évidemment, on ne peut pas s'en empêcher. Je me permets un parallèle avec le cinéma. Si Jeff Koons faisait des films, il ne serait pas Ingmar Bergman mais réaliserait des feel good movies. Tout le monde regarde des comédies. Les œuvres de l'artiste nous chuchottent qu'il ne faudrait pas avoir honte d'aimer les superproductions légères. Si elles sont parfois conservatrices, elles nous réconfortent.

Un bouquet qui libère

Personnellement, j'aurais préféré que les États-Unis offrent une sculpture qui propose une société du futur désirable. Mais l'art n'est pas seulement une plongée cérébrale dans l'inconnu ou une critique, c'est aussi du feel good (qui est déjà une petite émancipation).

Je crois que ce Bouquet de tulipes nous libère à la fois du bon goût, de l'exigence de beauté, du consensuel.

Les «Tulipes» dérangent car elles font sûrement perdre confiance aux tenants du bon goût.

Le rejeter en bloc, c'est être un peu réactionnaire. «Je ne veux jamais qu'une personne regarde une peinture ou une sculpture et qu'à un moment donné elle perde confiance en elle», disait Jeff Koons à propos de sa série «Celebration».

Aujourd'hui, les Tulipes dérangent, car elles font sûrement perdre confiance –désolée Jeff Koons– aux tenants du bon goût. Personnellement, je les regarde et, effectivement, elles perturbent cette partie de moi modelée par mes études et mes expériences en art contemporain. Dès lors que je m'en détache, cette sculpture un peu laide me redonne un peu confiance en moi, en mes goûts douteux, refoulés et pas très distingués. Elle me donne alors le courage de les laisser pleinement éclore.

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