Temps de lecture: 10 minutes
«Je viens de voir une énième meuf dans un film quitter sa culotte pour baiser après une journée de speed, elle a fait ça avec décontraction. [...] Moi je dis “Attends je vais le faire” et je jette le slip en boule par la fenêtre à 12,8 kilomètres pour être certaine qu'il ne soit pas visible, on sait jamais», raconte dans un thread sur Twitter @Nordengail. Derrière le trait d'humour, un sous-texte bien moins amusant: vade retro pertes blanches. L'embarras vis-à-vis des sécrétions vaginales qui tapissent parfois le fond de la culotte est en effet partagé. J'ai lancé un sondage sur Twitter, certes non représentatif, et 45% des 127 personnes qui y ont répondu font en sorte que, dans un tel contexte à caractère sexuel, la culotte soit hors de vue.
«C'est totalement normal, mais je fais attention à ne pas l'exposer. Même quand je suis seule, d'ailleurs. C'est mon intimité et j'ai pris l'habitude de garder ça pour moi», détaille @Elunatik. Bien sûr, il ne s'agit pas d'enjoindre toutes les femmes à mettre le nez dans leurs leucorrhées –c'est leur nom savant– ni à les exhiber. À chacune son degré de pudeur et sa relation à ses fluides corporels. Reste qu'il ne faudrait pas croire que ce n'est qu'un petit geste de soustraction du sous-vêtement et des quelques millilitres de glaire qui s'y nichent. Les contorsions et stratégies déployées pour éviter que les traces blanchâtres soient aperçues par le partenaire traduisent souvent un certain dégoût vis-à-vis de son propre corps, qui n'a rien de propice au relâchement ni à l'éclate sexuelle.
Même dans une configuration charnelle où l'humidité de la vulve comme de la culotte pourrait être appréciée, les sécrétions vaginales ne sont pas toujours vues d'un bon œil. «Il m'est arrivé que certains hommes pensent que les pertes étaient de la mouille et me méprisent pour mon excitation», me glisse Charlotte, 24 ans, étudiante, à qui l'un d'eux avait, à leur vue, déclaré avec répugnance: «Tu es une vraie piscine.» Comme si le désir et le transport sexuels étaient l'apanage de la gent masculine et que seuls les hommes avaient le droit d'être super excités tandis que les femmes, tout en ayant le vagin suffisamment moite pour accueillir dans de bonnes conditions le sexe de ces messieurs, ne devaient pas faire montre de trop d'appétit sexuel, au risque d'être considérées comme anormales et trop voraces...
Résultat: la jeune femme a longtemps préféré, lorsqu'elle se trouvait avec un partenaire avec qui elle n'était pas dans une relation sérieuse, soustraire sa culotte à son regard pour éviter que celui-ci ne se méprenne sur sa lubrification et juge que, puisqu'elle mouillait, c'était portes ouvertes à la pénétration –alors que, le consentement, ce n'est pas tout à fait ça.
Nettoyage auto
Ce que les propos de ce jeune homme reflètent, outre une vision sexiste du désir sexuel et un certain manque de tact (pour rester polie), c'est une grande méconnaissance de la physiologie humaine. D'abord, «des études ont démontré que l'excitation subjective (le degré d'excitation ressenti) n'est pas toujours proportionnelle à l'excitation génitale (l'érection ou la lubrification vaginale), rappelle la journaliste canadienne Sarah Barmak dans son excellent ouvrage Jouir – En quête de l'orgasme féminin (paru en octobre 2019). On peut se sentir très excité sans avoir vraiment d'érection ni de sécrétions vaginales particulières, et l'inverse est également possible».
Ensuite, il existe différentes formes de sécrétions vaginales. Si, sous le coup de l'excitation, un mucus vient lubrifier les parois vaginales, les femmes ont, en dehors de tout acte sexuel, des sécrétions cervicales (en provenance du col de l'utérus) qui s'écoulent le long du vagin quotidiennement et avec des variations de forme, de couleur comme de quantité suivant la période du cycle menstruel. Leur objectif: nettoyer ce canal génital, en entraînant dans leur passage visqueux germes et cellules mortes de la muqueuse. En bref, les pertes blanches sont le signe que le vagin est auto-nettoyant et que le corps de la femme est fonctionnel!
Le problème, c'est que cette information-là est sinon tue du moins peu sue. C'est là que la pudeur a bon dos: au prétexte qu'il s'agit d'un phénomène touchant les parties intimes, on ne l'évoque pas, surtout en présence d'oreilles masculines puisque c'est une question de femmes. Chut! «Même en tant que femme, je n'ai compris ce que c'est qu'en regardant sur internet. On ne m'en a pas parlé ni expliqué ce que c'était», ajoute Charlotte.
Ce tabou est le lit de croyances ainsi que d'une gêne profonde et difficile à déconstruire. «J'ai mis des années à comprendre que ce n'était pas un problème d'avoir des pertes blanches, pas un symptôme de maladie», évoque Sara*, 28 ans, employée dans les médias. «Pendant longtemps, j'ai cru être anormale et sale. Du coup, je ne suis toujours pas à l'aise avec les pertes blanches visibles», confesse également Mélanie, 36 ans, traductrice.
«Clean and fresh»
Cette vision des choses est renforcée par l'existence sur le marché de produits d'hygiène ou de protection intime, sous-entendant (parfois sans grand détour) que la vulve et le vagin sont sales et malodorants et qu'il faudrait combattre ces répugnantes et gluantes sécrétions que notre corps exsude.
Encore aujourd'hui, sur le site de Vania, on lit que les protège-slips sont entre autres prévus «pour une utilisation quotidienne» dans le but de «limiter les désagréments quotidiens: pertes blanches, transpiration, petites fuites urinaires...». Alors même que Vania précise sur une autre page que les leucorrhées «sont normales et impossibles à faire disparaître», les mettre sur le même plan que les fuites urinaires, qui sont un trouble (qui n'a rien de honteux) et nécessitent de consulter un·e médecin spécialiste, et utiliser le terme «désagrément» n'aide pas à accepter ce phénomène, tout naturel qu'il soit.
Comme l'a relevé Virginia Braun, chercheuse à l'École de psychologie de l'Université d'Auckland (Nouvelle-Zélande), derrière la pratique (dangereuse) de la vaporisation vaginale, médiatisée par la star Gwyneth Paltrow, on retrouve l'idée d'un «corps féminin sale et se détériorant naturellement». Or cette perspective est intériorisée par les femmes. Dans un article publié dans la revue Sex Roles, Kieran C. O'Doherty, chercheur en psychologie à l'Université de Guelph (Canada), et ses collègues ont observé que le discours des marques sur la soi-disant fraîcheur apportée par les produits d'hygiène intime avait été incorporé par les femmes: elles souhaitaient, en s'en procurant et les utilisant, avoir «un vagin propre et frais». Ce qui signifie qu'elles avaient assimilé l'idée que leur vagin à l'état naturel était sale et faisandé. Merci le marketing de la honte!
Le discours au sujet des protège-slips est très similaire. «Ils vous permettent de vous sentir fraîches toute la journée», décrit Vania sur son site, en spécifiant que «la sensation de fraîcheur que vous ressentez en sortant de la douche dure encore plus longtemps». L'idée de propreté n'est pas loin. Qu'on les utilise ou non, les protège-slips et les discours notamment publicitaires qui les entourent peuvent clairement donner l'impression qu'il est impensable de laisser les sécrétions salir le slip. «Ça m'a confortée dans l'idée d'anormalité ou, en tout cas, qu'il fallait lutter contre les pertes blanches, quand j'étais ado», confirme Mélanie.
Surveillance sexiste et consumériste
En outre, puisqu'il convient de protéger ses sous-vêtements de ses excrétions vaginales, c'est décidément que ces pertes ont quelque chose de repoussant et salissant. «J'ai de la belle lingerie, et je ne veux pas l'abîmer avec mes pertes. Quand je [ne] mets pas [de protège-slip], ça me fait des traces qui partent pas au lavage, parce que je peux pas laver trop chaud, ça fait genre trace d'eau de javel sur les slips noirs, c'est bof», détaille Melimelo92 sur un forum Doctissimo.
«J'avais toujours considéré ça comme dégoûtant. Ça ruinait mes sous-vêtements et j'ai fini par mettre des protège-slips tous les jours», développe Sara. Vive la société de consommation qui, au lieu de proposer des sous-vêtements qui pourraient être lavés à haute température et ne seraient pas tachés par ces sécrétions quotidiennes plus ou moins abondantes et transparentes, préfère mettre sur le marché un accessoire supplémentaire et jetable. Il n'y a pas de petit profit.
On nage également en plein sexisme. Ce ne sont pas les sous-vêtements qui doivent s'adapter à nos morphologies et notre physiologie mais nos corps qui doivent, d'une manière ou d'une autre, se plier aux exigences des sous-vêtements en dentelle ou matériau synthétique, qui passent en cycle doux à la machine et sur lesquels les pertes blanches risquent fort de laisser des traces et, ainsi, de susciter l'aversion. Exactement comme pour le poil pubien, que l'on épile pour l'empêcher de sortir en boucles des limites fixées par les sous-vêtements très échancrés au lieu, si on cherche tant à le cacher, d'avoir des culottes plus couvrantes qui permettent de le masquer.
«J'ai connu des hommes qui étaient dégoûtés par le moindre poil, la moindre sécrétion, la moindre odeur... Que les pertes se voient sur les poils, clairement, ça m'a bloquée», complète Sara. Alors on s'épile pour limiter le risque de sécrétions agglutinées sur des follicules pileux. Toison pubienne ou pertes blanches, même combat: il y a derrière l'idée que le corps de la femme se doit d'être malléable et désirable, qu'il doit être travaillé pour révéler sa véritable nature, à savoir être sexy.
C'est ce que dressaient Kieran C. O'Doherty et son équipe dans un autre article: «Les organes génitaux des femmes sont conçus comme une région du corps nécessitant une surveillance ainsi qu'un entretien et des modifications constantes pour se conformer aux normes sociales.» Et la norme est aux organes sexuels féminins inodores, imberbes et sans pertes blanches.
Pensées parasites
Le slip est censé refléter cet aspect pur et immaculé (presque virginal –on en revient à cette idée que la femme ne doit pas exprimer un désir sexuel trop puissant) du sexe qu'à la base il est censé protéger des frottements des vêtements. Élise*, 37 ans, chercheuse, confie que, pendant longtemps, elle mettait toujours des protège-slips pour absorber ses pertes blanches et les ôtait avant toute activité sexuelle. «Je l'enlevais avant, donc magnifique, sous-vêtements comme neufs: magie!»
Mais, outre le fait qu'il amplifie la gêne vis-à-vis de son corps, le protège-slip ne résout pas tout à fait le problème. «Une fois, j'avais laissé le protège-slip et le gars l'a vu. Il m'a dit: “Ah t'as tes règles?” Et quand je lui ai expliqué pour les pertes blanches, il a eu l'air tellement dégoûté qu'avec les hommes j'ai pris l'habitude de le planquer, de passer aux toilettes avant de me déshabiller pour l'enlever discrètement et que, surtout, surtout, ils ne le voient pas», narre Sara.
«Comment faites-vous lorsque votre ami veut passer à l'acte ou glisse sa main dans votre culotte? Ça vous gêne pas qu'il puisse sentir que vous portez un protège-slip???» s'interrogeait en 2003 une jeune femme sur un forum d'AuFéminin.com. «Je n'ai pas trouvé de solution si ce n'est de “prévoir” le coup, soit en n'en mettant pas avant le RDV, soit en l'enlevant juste avant... Bon, il faut savoir le planquer aussi car le jeter à ses pieds, c'est pas discret», lui a-t-on notamment répondu. «Si je veux faire l'amour avec mon copain en pleine journée sur le “vif” par exemple, je me vois pas m'arrêter, lui dire de m'attendre deux secondes, d'aller enlever [mon protège-slip] et de revenir», relatait une autre sur un forum de Doctissimo. «Je préfère balancer mon protège-slip avant le rapport plutôt que mon mec voie mon string taché...» concluait une quatrième.
De quoi perturber des moments de relâchement, lâcher-prise et plaisir sensuels. Comment apprécier pleinement le sexe alors que l'on est en train de se dire «oups, il ne faut pas qu'il voie que j'ai taché mon slip» ou «va falloir à un moment que j'enlève mon protège-slip sans qu'il s'en rende compte ni casser l'ambiance» puis «j'espère que je ne sens pas mauvais de la chatte» et «pitié, il ne faut pas que je fasse de frout»? Autant de pensées parasites qui peuvent gâcher la vie sexuelle (et la vie tout court).
«La permanence de ce flux de pensées est un obstacle à la satisfaction sexuelle, surtout si lesdites pensées sont négatives, explicite Sarah Barmak dans son essai Jouir. [...] Si les femmes se laissent trop emporter par leurs pensées pendant un rapport sexuel, il peut se produire ce que Masters et Johnson appellent le “spectatoring”: plutôt que d'y participer vraiment, elles se retrouvent spectatrices de leur propre rapport.» Bye bye le plaisir. Au revoir l'orgasme.
Prise en main sanitaire et féministe
Pas facile de tourner le dos à cet embarras inculqué parfois depuis l'enfance. Sara a porté des protège-slips dès ses premières pertes blanches, avant même ses règles, afin de «protéger les vêtements et surtout que personne le voie». À l'origine de ce comportement: l'attitude maternelle vis-à-vis de l'appareil génital féminin.
«Ma mère est incapable de prononcer le mot “pertes” sans grimacer ou dire “règles”, elle dit “ton cycle”; clairement, ça n'aide pas.» Il a fallu à la jeune femme attendre ses 27 ans et développer une allergie aux protections hygiéniques, «au point d'avoir la peau à vif à certains endroits», pour changer radicalement d'attitude: «Ma gynéco m'a alors interdit de remettre des protections et fortement conseillé les culottes basiques 100% coton lavables à 60°C. À partir de ce jour-là, j'ai percuté que je mettais ma santé en jeu pour un truc bêtement naturel.»
La conception des pertes blanches qu'a Élise aujourd'hui n'a, elle non plus, rien à voir avec celle qui lui faisait coller un protège-slip sur sa culotte chaque jour: «Maintenant, je m'en fiche, j'ai compris que c'était normal et que je n'étais pas une grosse dégueu pour autant.» Ce qui a aidé à cette transition? «Que mon compagnon depuis de nombreuses années partage mes valeurs féministes.» Ainsi que sa volonté de réduire son impact environnemental.
Idem pour Marie*: cette élue écologiste locale de 44 ans a aussi dit adieu aux protège-slips quotidiens lorsqu'elle a rencontré à ses 25 ans un homme suffisamment féministe. Preuve que, lorsqu'on sait de quoi il s'agit et que l'on n'est pas méjugée sur ce point, il est possible d'accepter que le fond de sa culotte puisse être un peu gluant (mais appétissant). «J'en parle aujourd'hui au passé, ponctue Sara, mais il m'a fallu plus de dix ans pour déconstruire ça. C'est un vrai boulot, j'y suis encore parfois!»
* Le prénom a été changé.