Culture

Bioshock 2: jamais je n'ai eu autant envie de tuer quelqu'un

Bioshock 1 était si bien fait que faire une suite était étonnant. Mais l'épisode 2 ravit le joueur intello.

Temps de lecture: 6 minutes

Bien souvent, la suite d'un jeu vidéo à succès relève plus de l'itération que d'une véritable continuation; une version 2.0 plutôt qu'un épisode 2, si vous préférez. Parce que les séquelles ont toujours été envisagées de la même manière par les développeurs: on élimine les bugs les plus évidents, on affine les techniques de combat, on améliore l'interface utilisateur, et les joueurs ont l'impression d'avoir un nouveau jeu entre les mains, alors que finalement c'est le même, mais en mieux. «Ils ont réglé tout ce qui n'allait pas dans le premier», m'a confié un ami, ravi, au sujet d'Assassin's Creed 2.

Un jeu comme BioShock 2 se trouve alors dans une situation un peu compliquée. Il n'y avait presque rien à améliorer dans BioShock, qui est devenu un classique dès sa sortie en 2007. Un First Personal Shooter (FPS) de très bonne facture, passionnant et intellectuellement stimulant, qui se déroule dans un cadre original et particulièrement beau –la ville sous-marine de Rapture, une contre-utopie libertaire dans les années 60– et dont la bande-originale propose de délicieux standards américains. Si en surface BioShock a servi à réfuter les théories du roman La révolte d'Atlas, il s'est également évertué à déconstruire méticuleusement les conventions du genre, et habilement exposé l'illusion du choix dans les jeux. (J'avance un peu sur des oeufs, parce que la dernière fois que j'ai écrit sur BioShock et Ayn Rand, je me suis fait traiter de prétentieux dans la rubrique «Pseuds Corner» du magazine Private Eye. Mais je n'en démords pas, le jeu est une critique ouverte de l'objectivisme!)

Une suite, pourquoi?

De façon un peu perverse, la quasi-perfection de BioShock a tout sauf encouragé les joueurs à acheter la suite. Il suffit de jeter un coup d'œil aux blogs et aux commentaires sur les forums de jeux vidéo: certains joueurs estiment que BioShock est une telle réussite qu'une suite est plus inutile qu'enthousiasmante. (Il y a aussi une certaine appréhension, puisque Ken Levine, le directeur créatif du jeu, n'a pas travaillé sur BioShock 2.) En fait, ça relève d'une approche d'ingénieur sur la façon de faire un jeu: qu'est-ce qu'on peut bien améliorer?

Eh bien, il y a au moins la fin. Malgré toutes ses qualités, BioShock s'effondre dans son acte final, quand dans un renversement plutôt brillant, on propose au joueur d'incarner un Big Daddy (adversaire principal du jeu) du moins pour ce qui est des techniques de combat. Sauf que ça dégénère en une succession d'affrontements contre le boss final. Et voilà un jeu original, passionnant, et profond mais dont la fin ressemble à celle d'un jeu beaucoup moins bon.

Dans BioShock 2, on remet le couvert, mais les développeurs ont choisi de se servir de la fin un peu prétentieuse du premier opus comme point de départ pour emmener le jeu dans une toute nouvelle direction. Il ne s'agit pas seulement d'une mise à jour, d'un vernis qui promet plus d'ennemis et des techniques de combat améliorées, mais d'un jeu qui, dans la plus pure tradition des séries à succès, engage un dialogue avec l'original, et donne un second souffle aux habitants de Rapture et à leur environnement. BioShock 2 se poste au carrefour de la famille et de l'Etat, de la biologie et du libre-arbitre. Certes un peu moins bon que l'original, il est néanmoins le digne successeur d'un des meilleurs jeux vidéo jamais fait.

Une nouvelle histoire

Si BioShock 2 améliore effectivement certains aspects du gameplay, le véritable intérêt de cette suite réside davantage dans sa nouvelle histoire. Ayant rejeté l'idéologie d'Andrew Ryan (le doppelganger, double virtuel, masculin d'Ayn Rand dans BioShock), les habitants de Rapture se sont alors tournés vers Big Mother –Sofia Lamb, un tyran collectiviste dont la philosophie est un mélange de marxisme, de christianisme, et de déterminisme génétique. L'altruisme façon totalitaire de Lamb est assez fascinant, puisqu'elle a une théorie génétique de la tyrannie. Selon elle, le péché originel est biologique. Donc, en reprogrammant les gènes de l'égoïsme, elle pense être capable d'annihiler le sentiment d'attachement créé par la famille ou la géographie par exemple, et le remplacer par un engagement total vis-à-vis du genre humain.

Mais le jeu est également une réflexion profonde sur la paternité et le lien familial –si tant est qu'on puisse qualifier de «réflexion profonde» des heures passées à tuer des zombies avec des armes toutes plus excitantes les unes que les autres (notamment un essaim d'abeilles qui sort de votre poignet génétiquement modifié). Vous incarnez Sujet Delta, le résultat d'une des premières expériences génétiques menées à Rapture. Votre objectif est de sauver Eleanor, votre fille adoptive, si on peut l'appeler comme ça. Une grande partie de la narration se fait de façon indirecte, grâce à des graffitis sur le mur («Lamb vous surveille» ou «S'il te plaît papa, dépêche-toi», griffonné à la craie) ou à travers des enregistrements sonores laissés par d'autres personnages. Pour que le jeu fonctionne vraiment, il est nécessaire de laisser son incrédulité de côté; par exemple faire semblant d'être pressé quand le jeu vous le dit, ou bien se forcer à trouver ça complètement normal qu'une adolescente ait caché un lance-grenades pour son père dans un chariot d'enfant décoré d'un joli nœud, juste à côté d'un bocal en verre rempli de papillons, et d'un soleil dessiné au crayon. Mais si vous vous laissez prendre au jeu, BioShock 2 est tour à tour intense, effrayant, et même touchant.

Le gameplay s'articule bien avec le récit, et vous passez une grande partie du jeu à défendre les «Petites Soeurs» contre des hordes de «chrosômes», des habitants de Rapture génétiquement modifiés. Contrairement au premier BioShock, cette suite vous donne parfois des pulsions maléfiques, en partie parce que votre rôle de protecteur (défendre les Petites Soeurs au lieu de les tuer pour piller leur matériel génétique) se révèle être un peu fastidieux au fur et à mesure du jeu.

Le méchant pleurniche

Mais la tentation vient aussi de la façon dont BioShock 2 vend magistralement son récit. Dans un des niveaux, le jeu vous montre à quel point un personnage est maléfique et vous supplie presque de l'assassiner de sang froid, donc de choisir la facilité, c'est-à-dire le mal. Et alors que je sentais monter en moi le désir de vengeance, voilà que le méchant se recroqueville et se met à pleurnicher. J'ai massacré pas mal de gens dans les jeux vidéo, mais jamais je n'ai eu autant envie de tuer quelqu'un. Sauf que là, j'ai simplement tourné les talons. Et je le regrette encore un peu maintenant.

A l'instar de l'original, BioShock 2 suinte d'intelligence et de détails évocateurs. Un Andrew Ryan en animatronique guide Sujet Delta à travers une sorte de musée pour enfants/parc à thème, un décor créé pour endoctriner la jeunesse rapturienne. Le discours de Lamb à ses fidèles est bourré de connotations religieuses invoquant la Trinité, les notions de péché, de rédemption, de martyre, et de résurrection, et se sert de l'iconographie de l'Eglise pour faire élever Eleanor au rang de sauveur. Le choix des chansons est charmant: on peut entendre un «Praise the Lord and Pass the Ammunition» («Loue le Seigneur et passe-moi les munitions») parfaitement synchro avec la séquence qu'il illustre, et un «Daddy's Little Girl» («La petite fille à son papa») sur une scène de combats acharnés.

Tout n'est pas parfait, cependant. A plusieurs reprises, quand vous passez au niveau suivant, le jeu vous demande de ramener certains objets avant de pouvoir avancer –et à force, c'est fatiguant. Et puis le jeu s'ouvre sur une scène coupée, plutôt qu'une séquence interactive. La scène d'ouverture de BioShock était assez saisissante: le personnage principal, au fond de l'océan après le crash de son avion, tombait sur Rapture, et cette bannière marquant son entrée «Ni dieux ni rois. Seulement l'homme.» Dans BioShock 2, on ne peut pas retrouver ce sentiment d'émerveillement et de découverte –et d'ailleurs, le jeu n'essaie pas vraiment de le recréer.

Quelques trucs invraisemblables

Comme dans tous les jeux vidéos, il y a certains trucs un peu invraisemblables dont il faut faire abstraction. Par exemple, vous venez d'acheter des objets et des munitions dans un des nombreux distributeurs qui parsèment la ville. Ensuite, une fois que vous avez tué des gens, vous devez fouiller leur cadavre pour essayer de récupérer des munitions, des trousses de premier secours, ou bien de l'argent (vous savez, pour les distributeurs)... Mais du combat, à la fouille, et aux nouvelles armes (un fusil-harpon!), le gameplay de BioShock 2 a compris comment assouvir certains désirs nerd-esques: il n'y a rien de plus satisfaisant pour un joueur que de pouvoir être noté sur la créativité de ses meurtres, sous couvert de «recherches».

Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans ce jeu, surtout après le très décevant acte final de BioShock, c'est sa fin. Les dernières heures ne sont pas une balade à travers des structures vues et revues, mais plutôt une avalanche de surprises que je m'abstiendrai de décrire pour ne pas vous les gâcher. Si le premier BioShock m'a convaincu que la notion de choix moral dans les jeux vidéo était une sorte de Graal introuvable, BioShock 2 a tout remis en question; en y jouant je me suis senti à la fois responsable et récompensé pour mes choix. Mais ce serait bien que BioShock embrasse sa nature philosophique un peu plus sérieusement: élever l'unité familiale au-dessus des liens que l'on peut entretenir avec son pays ou avec l'Eglise est un argument un peu plus provocateur que ce que laisse paraître le jeu. Mais peut-être est-ce trop demander, même de la part de la dernière mouture du FPS intello. Et la véritable réussite de BioShock 2 est plus viscérale que spirituelle: je ne suis pas (encore) père, mais ce jeu m'a donné le sentiment d'en être un.

Chris Suellentrop

Traduit par Nora Bouazzouni

Photo: Capture d'écran de Bioshock 2, tirée du site officiel du jeu

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture