Boire & manger / Égalités

Pourquoi tant d'hommes dans les tacos?

Dans les enseignes type O'Tacos, la clientèle masculine est très largement majoritaire, et ce n'est pas forcément parce que les palais féminins sont plus fins.

13h30 au Tacos Corner: deux ouvriers du quartier mangent de quoi tenir tout l'après-midi. | Juliette Lenrouilly
13h30 au Tacos Corner: deux ouvriers du quartier mangent de quoi tenir tout l'après-midi. | Juliette Lenrouilly

Temps de lecture: 4 minutes

C'était un mercredi soir, il devait être 18 heures. Je me dirigeais à pied vers la gare de l'Est, quand j'ai remarqué la terrasse d'un restaurant O'Tacos. Elle était remplie d'une dizaine de jeunes hommes, sans aucune fille à l'horizon. À l'intérieur, même casting. Plus tard dans la soirée, je passe devant celui de Pigalle: tableau similaire. Mais qu'ont donc les femmes contre les tacos?

Le tacos, c'est la junk food des années 2010 qui envahit l'Hexagone. Avec plus de 200 restaurants, O'Tacos en est sa principale enseigne. Rien à voir avec l'encas mexicain; en France, quand on va «manger tacos», c'est pour déguster un plat imaginé dans la banlieue lyonnaise: une épaisse galette contenant plusieurs viandes, fromages, frites et sauces.

Pour vérifier mon hypothèse quant à la répartition genrée de la clientèle amatrice de tacos, je me suis rendue dans cinq établissements parisiens différents à l'heure du déjeuner. Voici mon relevé:
 

  • O'Tacos (Pigalle): 10 hommes, 4 femmes
  • O'Tacos (Gare de l'Est): 17 hommes, 1 femme
  • Tacos Corner (Oberkampf): 2 hommes, 2 femmes
  • Tacos Doré (place Monge): 7 hommes présents, aucune femme
  • O'Tacos (Batignolles): 26 hommes, 6 femmes

J'avais visé juste, reste désormais à comprendre pourquoi.

Attention aux calories

Pour beaucoup, c'est avant tout une question de goût. «Les filles trouvent ça écœurant», tranche Vincent, client O'Tacos. Mais puisque les hommes et les femmes ont le même palais, pourquoi aurions-nous des goûts différents?

Nora Bouazzouni, autrice de Faiminisme - Quand le sexisme passe à table, explique que d'un point de vue culinaire, tout dans le «French tacos» est fait pour attirer les hommes et repousser les femmes: «La grossophobie touche beaucoup plus les femmes. Elles vont donc développer dès qu'elles sont petites un intérêt pour la nutrition et les calories, et pas les hommes [...]. On dit aux garçons qu'il faut bien manger, qu'ils peuvent se resservir trois fois, alors qu'on va dire aux femmes de manger en petite quantité.»

 


Le «French tacos», c'est une tortilla, plusieurs viandes, du fromage fondu et de la sauce. Tout simplement. | Juliette Lenrouilly

Pour cette raison, les femmes mangent plus de légumes et moins de viande rouge. Une étude de l'Insee a également souligné qu'elles optaient davantage pour les viandes blanches, plus maigres en calories. Tacos Doré et Tacos Corner, qui proposent des tacos végétariens, ont remarqué que les femmes en étaient les premières consommatrices.

A contrario, un homme qui ne mange pas de viande n'est pas un «vrai homme» dans la société. «Le masculin, c'est la viande, le carnivorisme. L'homme qui chasse sa viande et qui tue représente la force masculine, alors que la faiblesse a toujours été associée à la féminité», relève Nora Bouazzouni.

Performance virile

O'Tacos compte cinq tailles différentes de tacos. Le Gigatacos, à cinq viandes, pèse 2,5 kilos et est gratuit pour la personne qui arriverait à le terminer en moins de 3 heures 30.

«On valorise la compétition et la prise de risque chez les garçons depuis l'enfance. Les tacos représentent donc une espèce d'invulnérabilité masculine. Les hommes peuvent prouver qu'ils peuvent manger ce qu'ils veulent sans que ce soit grave. Le fait de prendre soin de soi et de regarder les calories, on leur a appris que c'était un truc de filles», ajoute Nora Bouazzouni. Lorsque l'on tape «tacos» sur YouTube, nous retrouvons cet esprit très masculin.

Les vidéos proposées ne montrent que de jeunes hommes essayant de prouver combien de tacos ils peuvent avaler: «Je mange 10 tacos M o'fondues de O'Tacos», «Le premier qui finit son tacos gagne 1000 euros», «Manger 5 tacos !! (DEFI)», «Je mange que des tacos pendant 24h»...

 

Commercialement parlant, les enseignes de tacos ont tout intérêt à attirer les hommes plutôt que les femmes. Tacos Doré a par exemple installé un écran plat et diffuse des matchs.

Dans la publicité, les fans de junk food sont en écrasante majorité représentés par des hommes en train de se délecter d'une viande saignante et de fromage fondu –véritable pornfood de gras. On retrouve d'ailleurs cette illustration de la bonne chère masculine dans les publications dégoulinantes de fromage des enseignes de tacos sur les réseaux sociaux.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Otacos + frites =

Une publication partagée par O'TACOS (@otacos) le

Les enseignes s'en tiennent généralement à ce type de pub, n'affichant aucune égérie, qu'elle soit féminine ou masculine.

Commande à emporter

Les établissements de tacos ne sont pas délibérément hostiles à accueillir des femmes. Mais contrairement aux hommes, quand elles viennent, elles ne restent pas forcément.

Plusieurs enseignes affirment que les femmes commandent beaucoup à emporter. «Peut-être car ce n'est jamais très agréable de rester deux heures dans un endroit blindé d'hommes quand on est une jeune fille», avance Nora Bouazzouni.

D'après l'autrice, le fait que les femmes choisissent d'emporter leur tacos pourrait également indiquer une honte de manger quelque chose d'aussi gras en public.

«L'expression “plaisir coupable” se retrouve dans beaucoup de pubs alimentaires où les femmes sont représentées en tant que consommatrices. La nourriture est souvent associée à la culpabilité chez les femmes, et non chez les hommes», fait-elle remarquer.

Construction sociale

En France, les hommes ont tendance à prédominer dans l'espace public et les femmes sont davantage présentes dans les espaces privés intérieurs. C'est le fruit d'une construction sociale qui amène aussi les hommes à manger plus régulièrement en dehors du foyer que les femmes.

Une étude de l'Insee sur la consommation alimentaire des hommes et femmes vivant seules datant de 2008 le montrait: 5% du budget lié à l'alimentation des hommes est dédié aux repas pris à l'extérieur du domicile, contre 3% chez les femmes.

Nora Bouazzouni suppose que les femmes ont davantage tendance à préparer leurs déjeuners, «qu'elles ont même peut-être préparé la veille, en même temps que le dîner à la maison» –une hypothèse que les statistiques tendent à confirmer: selon l'Insee, en 2010, les hommes passaient encore seulement 24 minutes par jour à faire la cuisine, tandis que les femmes y consacrent 66 minutes.

Toujours d'après l'institut, les hommes vivant seuls privilégient l'achat de produits simples à consommer et sans préparation –et quoi de plus rapidement ingurgitable qu'un tacos?

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