Parents & enfants

Les enfants ne pleurent pas dans le vide

Un bambin ne pleure que pour les personnes qui sont prêtes à l'écouter.

Les cris des enfants sont le bruit des ongles du diable sur le tableau noir de l'enfer. | Deedee86 <a href="https://pixabay.com/fr/photos/enfant-belle-b%C3%A9b%C3%A9-mignon-famille-3182907/">via Pixabay</a>
Les cris des enfants sont le bruit des ongles du diable sur le tableau noir de l'enfer. | Deedee86 via Pixabay

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La hauteur moyenne du son d'un gamin qui chouine en mode lyrique correspond à un si aigu. Joué au hautbois, c'est un quart de ton en dessous.

Si les recherches indiquent que les enfants sont au maximum de leur potentiel de hurlements entre 2 et 4 ans, tous les parents savent que cela se poursuit jusqu'à la préadolescence. À l'adolescence, les cris sont parfois remplacés par des bouderies ou un bouillonnement intérieur, une frustration rentrée ou, plus probablement, mis de côté pour servir plus tard. Cela constitue l'une des étapes de la transformation en adulte.

Un minuteur de bombe à pleurs

Notre famille a voyagé autour du monde pendant un an. Dans ce laps de temps, j'ai découvert que les enfants se défoulaient la glotte à peu près partout autour du globe. Les enfants néo-zélandais criaillent. Les petit·es au Costa Rica geignent en espagnol. Les gamin·es néerlandai·ses s'égosillent aussi. Mais, dans un pays bâti sur la politesse et le compromis, les jérémiades sont considérées comme faisant partie intégrante de l'incessante négociation nécessaire à toute décision familiale.

Nos enfants américains à nous, qui ont 9 et 11 ans, ont braillé partout: en randonnée sur la côte de la somptueuse Île du sud néo-zélandaise, en se baignant dans un parc aquatique de Dubaï, en regardant un défilé dans la grande rue d'une petite ville du Kansas («ils lancent plus de bonbons aux autres enfants!»). Tandis que nous chevauchions dans la jungle du Costa Rica, le vacarme des singes hurleurs exprimant leur mécontentement n'arrivait même pas à noyer celui de notre progéniture qui exprimait la sienne. Je me considère dorénavant comme un quasi-expert ès jérémiades.

Pour l'enfant, la plainte n'est qu'un début. Pour le parent, c'est déjà la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

La plainte n'arrive pas au moment où nous nous y attendons le moins, mais quand nous nous y attendons le plus –cette prévisibilité n'en est que plus exaspérante. Chaque fois que nos enfants s'y livrent, c'est une nouvelle déception. Le déclenchement de ce à quoi le gamin va être sensible lance un compte à rebours dans la tête du parent, exactement comme un minuteur de bombe de dessin animé.

Nous savons déjà à quoi va ressembler le cri avant même que notre enfant ne se soit rendu compte qu'il n'était pas content. C'est pour cela que la pleurnicherie est, dans son genre, bien plus insupportable que le cri de détresse face à une catastrophe inopinée. Avant même que l'enfant n'ait pris sa respiration, mentalement nous subissons déjà la future manifestation bruyante de son courroux. Pour lui, la plainte n'est qu'un début. Pour le parent, c'est déjà la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Point individuel de défaillance

Dans le domaine des conceptions de système, le point individuel de défaillance est un endroit vulnérable (qui peut être un routeur ou un segment de code, par exemple), dont la défaillance provoque la panne de la structure tout entière. Les personnes qui utilisent ce système s'adaptent et font bien attention à ne pas surcharger ce point faible. Nous, les parents, nous connaissons le point individuel de défaillance de nos enfants. Pour tel gamin, cela pourra être la chaleur: au moment où la première goutte de transpiration perle au front de la tête blonde, le parent se prépare psychologiquement. Pour tel autre, ce sera un certain type de devoirs ou la frustration d'une tâche qui ne se déroule pas comme prévu.

Nous connaissosns intimement les psychismes de nos enfants, nous avons passé de longues heures à les observer et à les analyser, et nous savons pertinemment qu'en surchargeant leur point individuel de défaillance, cela conduit inéluctablement à la panne du système. Nous aussi, nous aimerions bien nous mettre à geindre, mais nous ne le pouvons pas puisque les parents, c'est nous. Alors nous nous plaignons entre nous par textos, dans une démarche de compassion avec d'autres parents sur Facebook ou tard le soir, juste avant de nous coucher, quand nous baissons la garde et que nous nous permettons de nous affaisser dans une flaque de frustration. Quand c'est vraiment trop dur, on dirait que nous faisons en sorte de nous relayer: à qui le tour de se plaindre, ce soir?

Nous connaissons le volume des jérémiades de nos enfants, leurs contours, leurs trajectoires descendantes. Nous les avons entendues si souvent que leur timbre vit dans nos esprits, telle une sonnerie.

Est-ce que le fait de se mettre à brailler sur un ton suraigu est une sorte de réflexe involontaire? Il semble bien, d'une certaine manière. On peut le penser comme la réponse du corps à un stimulus, un acte spontané plutôt qu'étudié. Pourtant, les grands yeux –implorants, suppliants– qui accompagnent si souvent leurs beuglements ont l'air si intentionnels, que l'on a vite tendance à juger que le pleur est un calcul, et à y répondre non pas avec en tête l'idée que son enfant a accidentellement fait quelque chose d'agaçant, mais plein de colère à l'idée qu'il nous manipule délibérément. «Ne récompensez pas un enfant qui braille», nous recommandent les guides de parentalité. «Si cela fonctionne, l'enfant va intégrer qu'il faut continuer à chouiner pour obtenir ce qu'il veut.»

Nous pouvons passer des mois entiers à opposer une totale indifférence aux piaillements: ça ne les arrête absolument pas. Certains parents ont convaincu leurs enfants que les oreilles d'adultes ne pouvaient pas les entendre quand ils hurlaient. Pourtant, ces derniers, au prix de l'incertitude et de l'inconfort, persistent et signent. Leurs géniteurs en sont réduits à se livrer à un concours de surdité pendant que leurs mômes, cramoisis, hurlent à la mort.

Capter son auditoire

L'idée que les oreilles d'adultes sont insensibles aux lamentations des enfants est une contre-vérité. Nous entendons vraiment les enfants brailler. Une étude de 2010 a révélé que le son des plaintes enfantines captait plus efficacement l'attention de l'auditoire qu'un discours neutre et provoquait même une augmentation du réflexe psycho-galvanique, qui est un signe d'excitation émotionnelle. La même équipe de recherche a trouvé dans une étude distincte que ces jérémiades étaient même plus efficaces que les pleurs de nourrissons pour déconcentrer des personnes en train d'essayer des résoudre des problèmes de maths simples.

En revanche, on n'entend jamais un enfant déclencher la sirène dans une autre pièce. C'est parce qu'il ne le fait pas s'il n'a pas un public, et plus précisément la personne susceptible de remédier au problème qui a provoqué les hurlements. Un enfant frustré accumule sa frustration, l'emporte avec lui jusqu'à la pièce où vous vous trouvez et vous l'offre comme un cadeau.

Les cris des enfants sont le bruit des ongles du diable sur le tableau noir de l'enfer.

Si un enfant tombe dans la forêt, est-ce qu'il fait du bruit? Non. On nous dit que la réponse idéale consiste à manifester une gentillesse exagérée: «Je comprends que tu sois contrarié parce que les choses ne se déroulent pas comme tu l'avais prévu. Ça doit être frustrant.» La disparité qui en résulte entre l'émotion que nous ressentons et l'expression que nous livrons est une bonne illustration de la parentalité, où une si grande partie de notre énergie est consacrée à lutter contre nos instincts afin de faire ce qu'il faut. Inutile de préciser que nous échouons relativement souvent, et que notre première réaction lorsqu'un enfant commence à se plaindre est, la plupart du temps: «Arrête de chouiner», phrase qui n'a jamais été suivie d'effet dans toute l'histoire de la parentalité humaine.

Les cris des enfants sont le bruit des ongles du diable sur le tableau noir de l'enfer. C'est l'inébranlable injustice de l'univers qui est le plus souvent le véritable objet de la plainte des bambins. Pas une assiette de légumes ou des devoirs à faire. C'est le fait de vivre dans un monde où tout ne peut pas être comme nous le voudrions. La plupart des parents ont fini par se résigner à accepter ce truisme. L'expérience nous a appris sans tendresse qu'en général, réclamer ne sert à rien. Vu comme ça, le fait de chouiner est une preuve d'optimisme. Nous pensons que l'enfant ne comprend pas, quand en réalité il ne peut pas croire, ne peut pas encore se résoudre à croire, que certaines iniquités sont irrémédiables et que certains torts ne seront jamais redressés.

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