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Le suicide de Christine Renon n'a pas eu l'écho qu'il aurait dû avoir

Le 21 septembre, une directrice d'école mettait fin à ses jours dans son établissement de Pantin. Trois semaines seulement après la rentrée, elle disait être «épouvantablement fatiguée».

Dans une école primaire de Corbeil-Essonnes, le 4 septembre 2017. | Christine Simon / AFP
Dans une école primaire de Corbeil-Essonnes, le 4 septembre 2017. | Christine Simon / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés: tel est le titre d'un livre rédigé en 2008 par la psychologue et psychanalyste Marie Pezé, qui travaille sur la souffrance au travail depuis 1996.

Quand il est sorti, l'ouvrage abordait un sujet qui n'avait déjà rien de neuf, et les réalités du monde professionnel qu'il dénonçait ne semblent pas s'être atténuées depuis. Pire, elles semblent toucher de plus en plus de secteurs, dont celui que je traite, l'Éducation nationale.

C'est ce titre, Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés, cette phrase tirée de la fable «Les Animaux malades de la peste», qui m'est venue à l'esprit en découvrant les réactions au suicide de Christine Renon, la directrice d'école qui s'est donné la mort dans son établissement de Pantin le 21 septembre dernier, après avoir écrit une lettre dans laquelle elle confiait son épuisement professionnel.

Message politique

Ni cet acte ni cette lettre n'ont de prime abord été très médiatisées; seules les personnes qui suivent de près l'actualité de l'éducation en avaient entendu parler les jours qui ont suivi, en cette semaine monopolisée par l'annonce de mort de Jacques Chirac et la catastrophe industrielle et écologique à Rouen. Le suicide de Christine Renon n'a pas eu l'écho qu'il aurait dû avoir.

Il faut lire la lettre laissée par cette femme que ses collègues décrivent, à lire les quelques reportages des journalistes qui se sont rendu·es à la cérémonie d'hommage organisée à Pantin le 26 septembre, comme une professionnelle consciencieuse, une femme énergique, sympathique et qui ne semblait pas déprimée.

Le texte de Christine Renon décrit par le menu ses journées de travail –faire remonter des informations, organiser mille et une choses– et montre son attachement au travail bien fait, la rigueur et puis le découragement, l'accablement devant l'absurdité de sa tâche. Un texte bouleversant, aussi, par sa fin.

J'ai joint Marie Pezé, elle a lu la lettre. La psychologue est touchée, je l'entends à sa voix, aux précautions qu'elle prend dans ses formulations et à la délicatesse qu'elle met à prononcer le nom de Christine Renon.

«Je vois à travers ce geste un gâchis absolu, une intelligence sacrifiée. C'est une personne qui avait à cœur son travail, qui était portée par son sens du devoir, comme beaucoup de fonctionnaires, avec une haute idée du service public, avance-t-elle. Nous avons affaire à un suicide dédicacé, un message qui a une dimension politique, et l'Éducation nationale doit rendre des comptes.»

Si les mots et le geste de Christine Renon résonnent dans les esprits et les cœurs de nombreux enseignant·es, de directeurs et de directrices d'école, c'est parce que beaucoup disent se retrouver dans la description des journées et des problèmes faite dans sa lettre.

La phrase la plus incroyable que j'ai lue provient d'un commentaire Facebook où une ancienne directrice d'école explique qu'elle travaillait le soir et le week-end pour accomplir toutes les tâches qui lui incombaient au quotidien, et qu'elle était au-delà de l'épuisement: «C'est le cancer qui m'a sortie de ce cycle infernal, m'a permis de me mettre en pause et m'a sauvée du burn-out.»

Surcharge administrative

Ce genre de témoignage concorde avec ce que disent les spécialistes de la souffrance au travail Christophe Dejours et Vincent de Gaulejac: ce n'est pas le harcèlement ou la quantité de boulot qui détruit les individus, mais l'organisation du travail et le manque d'écoute.

«C'est la dégradation de ses conditions de travail qui a tué Christine Renon et ce suicide peut légalement être considéré comme un accident du travail, analyse Marie Pezé. Il faut aussi entendre le message de ces sentinelles qui nous parlent de la transformation du travail, où des actions inutiles et chronophages dont le seul but est de rendre des comptes à l'administration prennent le pas sur le travail utile et les vrais objectifs.»

La question de la distance entre le travail que l'on pense, que l'on sait devoir faire et la capacité à le faire réellement marque les consciences professionnelles. Quel sens a votre travail si la mission dont vous êtes investi·e vous semble empêchée par les mêmes personnes qui vous ont confié la tâche de la remplir? Autrement dit: comment s'occuper des enfants quand l'administration vous bombarde de mails et de demandes?

Comment voit-on les choses de l'autre côté? J'ai posé la question à Martine Daoust, ancienne rectrice de Limoges puis Poitiers, à la retraite depuis dix-huit mois: «C'est vrai qu'on est en permanence en train de demander des rapports, des indicateurs. Mais je dois dire que même moi, j'ai l'impression que toutes ces remontées, on ne sait pas vraiment ce qu'on en fait. On sait simplement qu'elles vont à la DEPP [la direction des statistiques de l'Éducation nationale, ndlr]. Je comprends les enseignants et directeurs, principaux, proviseurs qui disent que ce n'est pas leur métier, c'est du temps pris à celui qui doit être consacré à des actions qui ont un intérêt pour les élèves.»

«C'est aussi une culture qu'il faut installer pour qu'on arrête d'en demander toujours plus.»
Najat Vallaud-Belkacem

Cette réalité n'est pas neuve non plus, mais elle n'est finalement qu'extraordinairement peu abordée lorsque l'on parle d'école. En mai 2017, j'avais interrogé Najat Vallaud-Belkacem, alors qu'elle quittait le ministère de l'Éducation, sur l'évolution du métier de directeur ou directrice d'école.

Au moment de dresser son bilan, l'ex-ministre disait avoir conscience de la manière dont le métier s'est complexifié: «J'ai lancé avant de partir un travail sur la simplification du travail des directeurs d'école. Ça passe par le ministère dans l'accompagnement des réformes et ça passe au quotidien par la gouvernance, la hiérarchie des inspections qui va multiplier des injonctions ou des demandes aux enseignants ou aux chefs d'établissement qui alourdissent la tâche. C'est donc aussi une culture qu'il faut installer pour que dans la gouvernance de l'institution, on arrête d'en demander toujours plus.»

Expertise déniée

Personne ne s'engage dans l'Éducation nationale avec le projet d'écrire des mails au rectorat; les vocations –quand il y en a– portent plutôt sur la transmission du savoir. Pourtant, à chaque gouvernement sa réforme, avec d'inévitables changements pour faire coller l'école à la vision de chaque ministre de l'Éducation.

Ce fut le cas sous Hollande avec Vincent Peillon (les rythmes scolaires), avec Najat Vallaud-Belkacem (la réforme du collège), puis sous Macron avec Jean-Michel Blanquer, qui a beaucoup réformé, donné de nouvelles directions et, concrètement, des tâches supplémentaires à accomplir –à l'image des deux évaluations annuelles en CP et en CE1.

À moins d'être passionné·e par les publications syndicales des enseignant·es ou de vivre avec quelqu'un exerçant le métier, il y a peu de chances pour que le public entende parler de l'effet de ces réformes sur le quotidien des profs, notamment en matière de charge de travail.

«Les gens en difficulté n'ont pas de porte ouverte dans l'administration.»
Martine Daoust, ancienne rectrice

Cela revient cependant dans tous les témoignages comme un impensé de l'administration. Voici celui d'Anne*, 27 ans d'enseignement, qui revient par mail sur la lettre de Christine Renon: «Outre les injonctions de dernière minute, les formations déplacées au dernier moment, les tâches administratives inutiles et chronophages, la perte de sens dans leur métier, les professeurs des écoles voient leur expertise et leur parole professionnelle déniées. Ainsi, les évaluations nationales largement contestées sur le plan pédagogique par les enseignants sont obligatoires. Ainsi également, l'imposition de rythmes scolaires insensés dans certaines communes, comme en fait état Madame Redon, et ce au mépris du vote des conseils d'école. Il serait temps que l'on reconnaisse le savoir-faire professionnel des enseignants, qui les rend légitimes à se prononcer sur ces questions-là.»

L'ancienne rectrice Martine Daoust, qui fait aujourd'hui du soutien scolaire, pointe même un manque de compétences au sein des rectorats: «L'institution et les fonctionnaires voient les difficultés mais sont incapables de gérer les gens, de mettre des mots sur les problèmes, d'identifier des solutions pour des professionnels qui peuvent avoir à faire face à des élèves compliqués. Les cadres ne sont absolument pas formés à s'occuper de ressources humaines, même les DRH des académies, qui sont aussi trop peu nombreux. Les gens en difficulté n'ont pas de porte ouverte dans l'administration. Leur seul interlocuteur, ce sont les syndicats. Les réponses sont toujours désincarnées... Je voulais envoyer un SMS à Blanquer! Il devrait prendre la parole sur ce suicide.»

L'idéal et le possible

Ces souffrances et ce manque de moyens de communication prospèrent sur une toile de fond bien particulière. D'abord, celui des mauvaises performances de l'école, jugées comme décevantes au regard du classement PISA ou tout simplement alarmantes, si l'on en croit d'autres études internationales comme Pirls en français ou Timss en mathématiques. Ensuite, le caractère injuste de notre école qui reproduit, on le sait, beaucoup trop bien les inégalités sociales. Ces discours de déploration affectent les profs et les personnels encadrants, qui s'en estiment souvent la cible.

Mais le corps enseignant est-il vraiment responsable? En lisant le nouvel ouvrage dirigé par Bernard Lahire, Enfances de classe, on comprend –si ce n'était pas déjà compris– que la mission de l'école en matière de réduction des inégalités semble être un défi impossible à relever pour les profs. N'attribue-t-on pas malgré tout un peu trop facilement l'échec de l'école aux personnes qui passent leur vie professionnelle au sein de l'Éducation nationale et au contact des élèves, ce qu'elles sont les seules à faire?

«Avec trente-cinq élèves par classe,
ce que l'on me demande devient extraordinairement difficile.»
Un enseignant du secondaire

Cette responsabilité ressentie par les enseignant·es est alourdie par la perception de l'école publique par l'opinion comme une institution qui doit être juste, démocratique et presque réparatrice –plus encore qu'à l'époque de Jules Ferry, comme me l'explique l'historien Claude Lelièvre: «Ces idées sont aujourd'hui complètement identifiées au projet de l'école républicaine, alors qu'elles sont plus récentes. Le projet que des gens puissent changer de catégorie sociale grâce à l'éducation n'était pas du tout au programme de Jules Ferry et de la IIIe République. Ce sont les radicaux socialistes qui dans l'entre-deux-guerres ont popularisé l'idée que l'école devait pouvoir permettre de sortir de sa condition. Elle est montée en puissance depuis.»

Ces ambitions n'ont à la fois jamais été aussi élevées et autant en décalage avec l'opportunité de les réaliser, perçue comme faible par les profs. Pour le dire autrement, la distance entre l'idéal et le possible constitue pour beaucoup une source de souffrance professionnelle, ainsi que le relève cet enseignant du secondaire: «L'institution me demande de faire réussir tous les élèves, mais avec trente-cinq élèves par classe, j'estime travailler dans des conditions dégradées où ce que l'on me demande devient extraordinairement difficile.»

Lundi 30 septembre, des syndicats s'étonnaient de la relative discrétion du ministre Jean-Michel Blanquer sur le suicide de Christine Renon –un simple tweet. Plusieurs organisations ont appellé à la grève en Seine-Saint-Denis le 3 octobre pour demander une enquête afin «d'établir le lien entre le suicide de leur collègue et ses conditions de travail et réclamer de réelles mesures de prévention et de protection des personnels afin d'éviter que ce genre de drame ne se reproduise».

* Le prénom a été changé.

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