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Brett Kavanaugh, le juge qui pourrait coûter cher au Parti républicain

En choisissant d'appuyer le juge controversé contre vents et marées, les Républicains se sont tiré une balle dans le pied.

Brett Kavanaugh lors d'un évènement du Club économique de Washington, D.C., le 9 mai 2019. | Zach Gibson / Getty Images / AFP
Brett Kavanaugh lors d'un évènement du Club économique de Washington, D.C., le 9 mai 2019. | Zach Gibson / Getty Images / AFP

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En octobre 2018, Brett Kavanaugh était confirmé à la Cour suprême des États-Unis, malgré les accusations (crédibles) de harcèlement sexuel qui pesaient contre lui et en dépit de ses déclarations choquantes, aussi mensongères que partisanes, devant le Congrès. L'affaire demeure l'une des batailles politiques les plus acharnées à laquelle j'ai jamais assisté.

La confirmation de Brett Kavanaugh a été en partie appuyée par une pseudo-enquête du FBI –une enquête terriblement limitée, si l'on en croit les témoignages de plus en plus nombreux de personnes affirmant que leurs contributions n'ont pas été prises en compte par les autorités.

Celles et ceux qui, comme moi, auraient voulu voir le FBI faire toute la lumière sur cette affaire (en interrogeant l'ensemble des parties intéressées et les témoins, dont les principaux) demeurent peu sensibles aux arguments rageurs selon lesquels les hommes comme Kavanaugh ne seraient pas traités «en bonne et due forme».

Ce sont les Républicains qui ont conçu ce processus juridique qu'ils dénoncent si vertement, mais ce sont Christine Blasey Ford et Deborah Ramirez qui ont été privées d'enquête véritable, elles qui sont loin d'avoir été traitées en «bonne et due forme».

Contrecoups permanents

L'affaire Kavanaugh fut une parodie de domination, un pari trop risqué. Le Parti républicain n'aurait jamais dû tenter ce coup de poker. La chose aurait peut-être été plus supportable si cette absurdité n'avait pas duré, si elle s'était cantonnée à ces affreux jours de septembre 2018 et avait disparu aussi rapidement qu'elle était venue.

Malheureusement, l'insanité n'a pas de fin: Kavanaugh et ses bobards fantasques (et intéressés) sous serment; Kavanaugh et ses crises de nerfs; Kavanaugh et ses menaces; les étranges efforts déployés pour présenter l'affaire comme un cas d'erreur sur la personne; l'inexplicable décision de ne pas assigner à comparaître Mark Judge, le seul témoin des accusations de Blasey Ford, qui se cache depuis lors. L'affaire a un an, mais ses contrecoups, eux, sont permanents.

Nous en apprenons un peu plus chaque jour, mais ces nouvelles informations ne peuvent ni corriger, ni défaire ce qui a été accompli lors de ces semaines infernales.

Un étrange article du New York Times nous apprenait récemment que les allegations de Deborah Ramirez avaient été corroborées par une tierce personne. Le papier en question révélait également que les Républicains et le FBI avaient connaissance d'au moins une autre accusation: Max Stier, qui a étudié à Yale avec Kavanaugh, raconte l'avoir vu exhiber son pénis pendant une soirée. Il aurait «fourré» son sexe dans les mains d'une étudiante ivre, mais la femme en question a refusé d'être interviewée et dit ne pas se souvenir de l'épisode en question.

Nous savons désormais, comme le souligne le Los Angeles Times, que le FBI «n'a pas interrogé les autres camarades de classe qui disent avoir entendu parler de l'incident rapporté par Stier ou de l'incident impliquant Ramirez».

Les limites de l'enquête ont également désavantagé les Républicains: Leland Keyser, l'amie de Blasey Ford, affirme désormais que le témoignage de cette dernière «ne tient pas».

 


Christine Blasey Ford témoigne devant le Sénat américain, le 27 septembre 2018 à Washington, D.C. | Saul Loeb / Pool / AFP

Si les soutiens de Kavanaugh espéraient étouffer –ou du moins décrédibiliser– toute révélation ultérieure, ils vont être déçus. Kavanaugh va être éclaboussé de la pire des façons. Ses «erreurs de jeunesse» alcoolisées étaient déjà méprisables en elles-mêmes, quelle que soit leur ancienneté. Les gens qui craignaient de voir l'enquête pénaliser des adultes pour leurs errements passés oublient que Kavanaugh n'a pas avoué et qu'il n'a jamais affirmé s'être assagi au fil des ans.

À cela s'ajoute la sombre ironie de l'actualité judiciaire: la nomination de Kavanaugh est un pas vers la criminalisation de l'avortement, notamment chez les jeunes filles de l'âge qu'avait le juge à l'époque des faits présumés. Autrement dit, seules les femmes doivent voir leur vie bousculée à jamais par leurs erreurs de jeunesse.

Soulignons enfin que la conduite dont a été accusé Kavanaugh –ces fameuses «blagues potaches», pour paraphraser un tweet du New York Times depuis effacé– n'est en rien anodine: elle peut changer le cours d'une vie, comme l'a affirmé Blasey Ford dans son témoignage. C'est là un sujet de société des plus sérieux, qui n'a pas été écarté du débat public au fil de l'année écoulée, parce qu'il n'a pas encore été traité avec le sérieux et la gravité qu'il méritait.

Blessure civique

Nous savons désormais que le FBI n'a contacté que neuf personnes dans le cadre de leur enquête, toutes issues des listes soumises par le Parti républicain et non de celles fournies par les avocats des victimes présumées. Aucune des (nombreuses) personnes qui disent avoir contacté le FBI pour parler du passé de Kavanaugh n'ont pu raconter ce qu'elles savaient.

En résulte une forme de blessure civique –une blessure aujourd'hui infectée, car recouverte trop vite. L'infection a progressé et elle a fini par infiltrer un organe vital de l'Amérique: la Cour suprême. C'est une tragédie. Elle sera longue.

Les grands gagnants de l'affaire ne sont pas de cet avis. Ils sont pris dans ce qu'ils pensent être un «cycle médiatique défavorable» –phénomène auquel le président des États-Unis semble invulnérable. Ils s'imaginent, à tort, que ce n'est là qu'un mauvais moment à passer, que la confirmation de Kavanaugh n'est qu'une couleuvre de plus que les gauchistes fragiles de l'opposition s'empresseront «d'avaler».

Mais cet aveuglement ne peut pas éclipser le débat central, qui est de déterminer dans quelle mesure cette affaire a ébranlé les institutions déjà chancelantes de la république américaine. La nomination avortée de Merrick Garland demeure ancrée dans la mémoire de la nation; la confirmation de Kavanaugh y restera marquée au fer rouge.

 

Brett Kavanaugh lors de sa confirmation à la Cour suprême, le 8 octobre 2018 à Washington, D.C. | Brendan Smialowski / AFP

Le Parti républicain s'est embarqué dans une entreprise nihiliste et antidémocratique. Les «victoires» dont il se vante ne font que renforcer la domination d'une minorité sur une majorité –l'année dernière, l'opinion était majoritairement opposée à la nomination de Kavanaugh.

Voilà bien longtemps que les personnalités républicaines trumpistes se moquent éperdument de ce que pense l'Amérique. C'est une stratégie des plus simples. Seulement, lorsque certaines se demandent, en bons trolls candides, pourquoi les gauchos refusent d'accepter la défaite alors qu'ils ont perdu «à la loyale» (en faisant des comparaisons abusives avec l'affaire Robert Bork), on réalise à quel point les Républicains ont vidé la loyauté de son sens.

Les figures du parti demandent à leurs ennemis de «renoncer à la colère», mais elles passent leur temps à crier vengeance (contre Obama, contre les personnes qui avaient fait échouer la candidature de Bork) et répètent à qui veut l'entendre que le père de Blasey Ford aurait félicité le père de Kavanaugh pour la confirmation. Notre nation est divisée et ses fractures s'aggravent; elles n'en ont cure.

Aucune excuse

Faut-il s'inquiéter d'une telle situation? Si l'intégrité des institutions américaines vous importe, la réponse est oui. On peut d'ores et déjà affirmer qu'une large part de la population américaine n'acceptera jamais la confirmation de Kavanaugh.

Il ne faut pas y voir la conséquence inévitable d'une opposition partisane. Neil Gorsuch n'a jamais été inquiété de la sorte. Clarence Thomas a certes connu l'étape de l'audition houleuse et de l'enquête abrégée du FBI avant d'être nommé, mais on peut au moins trouver quelques circonstances atténuantes à cet événement douloureux: le grand public n'était pas encore sensibilisé aux questions de harcèlement sexuel (la majeure partie de l'opinion publique soutenait Thomas, même après l'audition), c'était une autre époque, etc.

Sauf qu'un quart de siècle a passé, et que l'audition de Thomas fait justement office de précédent: les Républicains qui ont appuyé Kavanaugh n'ont aucune excuse. Ces personnes auraient facilement pu confirmer une autre personne, d'un autre tempérament, sans casseroles; elles ont choisi d'ériger Kavanaugh en symbole de leur pouvoir. Elles avaient d'abord essayé d'orienter Trump vers d'autres juristes, mais une fois Kavanaugh nommé, elles ont refusé de pointer du doigt ses défauts et se sont rangées derrière le président.

Le parti savait bien évidemment qu'il s'agissait d'une nomination à vie, sans recours possible. Lorsque plus de 2.400 professeur·es de droit ont signé une lettre pour s'opposer à la confirmation de Kavanaugh, les Républicains n'ont pas jugé bon d'en tenir compte.

Le juge avait fait l'objet de quatre-vingt-trois plaintes d'ordre déontologique. Elles n'ont pas été examinées, pour des raisons qui rappellent celles invoquées par Robert Mueller lorsqu'il a refusé d'inculper Trump: elles n'étaient pas sans mérite, mais elles ne pouvaient être examinées après la confirmation.

Faillite morale

Kavanaugh est désormais trop haut placé; il ne saurait se plier à la moindre discipline. Comme l'explique l'Association américaine du barreau, le conseil supérieur de la cour d'appel du 10e circuit «a estimé en décembre dernier qu'il n'était pas compétent pour statuer, car les lois fédérales recouvrant les plaintes pour faute professionnelle visant les magistrats ne s'appliquent pas aux juges de la Cour suprême».

Toute procédure visant à démettre Kavanaugh de ses fonctions provoquerait un cataclysme. Les juges Ruth Bader Ginsburg et Sonia Sotomayor l'ont bien compris et ont donc décidé de jouer la carte de l'apaisement en déclarant l'apprécier, dans l'espoir de préserver l'intégrité de l'institution.

Les candidats démocrates Julian Castro, Elizabeth Warren et Kamala Harris ont appelé à l'impeachement de Kavanaugh, mais le whip du Parti démocrate, Dick Durbin, leur a demandé de «redescendre sur terre».

Nous devrions donc faire comme si cette confirmation illégitime, appuyée par une parodie d'enquête policière, était parfaitement légitime. Si le seul but de la politique est de marquer des points pour son camp, alors les soi-disant vainqueurs du match verront dans cette absurdité une raison supplémentaire de se réjouir.

Mais le peuple américain n'acceptera pas cette situation de sitôt. Ce n'est que le premier anniversaire de ce funeste épisode; il y en aura bien d'autres. Chaque année, la nation se remémorera la faillite morale du Parti républicain moderne, la brièveté des auditions, l'enquête avortée et la permanence corrosive des contrecoups de l'affaire.

 


Manifestation contre la confirmation de Brett Kavanaugh à la Cour suprême, le 28 septembre 2018 à Chicago. | Scott Olson / Getty Images / AFP

Le parti prêt à tout pour gagner a bel et bien remporté la partie, mais que se passera-t-il lorsque la Cour suprême, cette institution rejetée par la majorité des citoyen·nes des États-Unis, cherchera à faire évoluer le droit dans des directions pour le moins impopulaires, comme l'interdiction de l'avortement?

En dépit de leur passé révolutionnaire, les Américain·es ont toujours respecté les lois et les institutions. Mais cela peut changer. Évidemment, il faudrait déployer une mauvaise foi monumentale pour échafauder un gouvernement si peu représentatif et si peu fiable qu'il pousserait la population à pratiquer la désobéissance civile pour contourner les décisions de la Cour suprême...

Les Républicains ont choisi leur feuille de route au moment de confirmer Brett Kavanaugh: la victoire, à tout prix. La victoire est là, mais elle risque de coûter cher.

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