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C'était la Tunisie de Ben Ali

Le dictateur est mort le jeudi 19 septembre à l'âge de 83 ans en Arabie saoudite, où il vivait en exil.

L'ancien président le 1er avril 1988 à Tunis. | Handout / AFP
L'ancien président le 1er avril 1988 à Tunis. | Handout / AFP

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En 2005, Zine Ben Ali a déjà prêté serment une troisième fois, après un simulacre d'élection où il avait obtenu plus de 94 % des suffrages, face à trois figurants qui n'avaient pas eu le droit de faire campagne. Il vient de se faire tailler une loi d'immunité sur mesure et parade dans les chancelleries occidentales en invité de marque. C'est qu'il est un allié dans la lutte du Bien contre le Mal: le terrorisme djihadiste.

C'est aussi une année chargée pour Zakia Hamda, directrice de la galerie d'art contemporain Le 14, située à Charguia 2, zone industrielle aux airs de Berlin post-communiste. Elle a beau être la fille d'un illustre commis de l'État, Zak n'a pas suivi les projets paternels de conformisme et de sagesse. Elle a préféré s'inventer en agitatrice culturelle. Vraiment, dans la société bénaliste, quelle drôle d'idée. L'art, tout au plus, sert aux réseaux de blanchiment du clan Trabelsi, l'épouse marâtre du président, confondant régulièrement son compte en banque avec les caisses du pays. Un après-midi, Zakia sort de sa voiture dans un quartier récent du Grand Tunis: pas exactement un bidonville. Plutôt moderne et chic. Manteau de cuir noir, démarche altière, elle est plus bourgeoise que loubarde. Comme elle se met à ramasser les cartes téléphoniques qui jonchent le trottoir, elle attire l'attention d'un planton gardant l'entrée du commissariat d'en face. En Tunisie, on ne fait pas ça. D'ailleurs on ne fait rien qui sorte de la routine: travailler, élever les enfants, payer les crédits, aller au café et, surtout, dès que l'envie vous vient de parler politique, vous la fermez. L'idée de Zakia, ce jour-là? Préparer sa prochaine expo en fournissant des supports tirés du quotidien à un petit groupe chargé d'en tirer des créations. Une démarche de «récup'art» destinée à montrer qu'il n'est pas nécessaire d'investir dans des matériaux coûteux pour s'exprimer. Pourquoi ne pas peindre sur des cartes téléphoniques usagées?

La voilà qui se fait embarquer. Au poste de police, le dialogue est absurde. Digne d'une scène de Beckett. «Qu'est-ce que tu fais?
–Je ramasse des cartes en plastique.
–Pourquoi?
–Pour préparer une exposition d'art.
–De quoi?»

«Il est probable que la vraie raison de leur surveillance tenait au fait que la veille, j'avais raccompagné le journaliste belge Baudoin Loos à son hôtel, commente aujourd'hui Zakia Hamda. Si fréquenter la presse étrangère nous rendait suspects, s'adonner à des activités aussi peu utilitaristes que la création faisait de nous des gens véritablement dangereux.»

Plusieurs fois, la porte de la galerie sera forcée. Au grand dam de sa propriétaire, aucune œuvre n'a jamais été volée. «Cela leur aurait au moins donné une valeur», se souvient-elle en riant. Mise à part des classeurs ou des listing, la police bénaliste n'a jamais eu envie d'emporter quoi que ce soit. En dictature, le beau est un luxe de dissident·es.

Généalogie d'une révolution

Le savoir aussi. Et Mounira Chapoutot-Remadi en fit les frais. Historienne spécialiste de l'époque médiévale, elle a été l'une des toutes premières femmes à décrocher l'agrégation en Tunisie. Très tôt, elle devint une autorité scientifique, professeure émérite et directrice de laboratoire. Féministe et laïque, elle fut aussi progressiste et humaniste.

La réforme du baccalauréat avait donné les premiers signes de l'abêtissement organisé du pays. Examen prestigieux depuis l'indépendance, le décrocher était une gageure, un marqueur méritocratique. À la fin des années 1990, alors que le régime s'essoufflait, des instructions furent données pour que le taux de réussite soit gonflé. Une simple opération populiste. En l'espace d'une rentrée des classes, le pourcentage d'obtention avait presque doublé; et la signification du précieux Sésame ramenée à une aumône. On avait commencé de dresser la population tunisienne par l'arbitraire de la loi et de la punition. La pensée critique n'avait plus droit de cité.

Une jeunesse à qui l'on avait vendu le rêve d'une licence et d'un emploi se retrouvera à vivre de la contrebande.

Parce qu'elle avait refusé les instructions concernant, cette fois, le Capes, Mounira Chapoutot fut accusée par la police bénaliste d'être proche des islamistes. Une parenté intellectuelle aussi crédible que si l'on accusait les 343 Salopes militant pour l'IVG d'agir en sous-main pour le Vatican. Déjà, à l'époque, l'étiquette du terrorisme permettait de stigmatiser toute personne qui s'opposait aux volontés du roi fainéant. Il était inculte. Mais le système qui soutenait son pouvoir savait bien à qui ils se mesuraient. La professeure Chapoutot tint tête. Ce ne fut pas sans danger. Elle résistait en refusant le nivellement et en valorisant les connaissances.

C'est comme si elle l'avait compris avant tout le monde: cela ne conduirait qu'à créer une vaste population de diplômé·es au chômage. Une jeunesse à qui l'on avait vendu le rêve d'une licence et d'un emploi. Et qui se retrouvera, par la suite, à vivre de la contrebande parmi les individus marginaux du pays, ou à vendre des légumes en itinérance. C'est la généalogie d'une révolution que l'opposante éclairée sut voir, tandis que le dictateur fut aveugle aux prémices de sa chute.

Une tradition de flicage

Lotfi Thabet et Lisbeth Benout se sont rencontrés pendant les années Bourguiba. Ce couple formé d'un intellectuel tunisien aux allures de soixante-huitard et d'une fille du prolétariat belge a de quoi étonner. Les ennuis rencontrés par Lotfi lorsqu'il appartenait au groupe d'extrême gauche Perspectives démontrent que le régime de Bourguiba n'avait rien d'une promenade de santé.

Nous sommes dans les années 1990: l'écrivain et la directrice de cirque se partagent désormais entre Bruxelles et El Omrane. Lotfi reçoit parfois des nouvelles de ses camarades de lutte philosophique. Prison et torture, la routine.

Quant à Lisbeth, lorsqu'elle rentre de Tunisie où le couple ramène régulièrement ses enfants, tout le monde l'envie. Ah, ce pays du soleil, la plage et la Méditerranée. «Je sentais un décalage. J'étais liée par l'amour de ma famille à cet endroit où se bousculaient, chaque été, 6 millions de touristes pour ce que j'appelle les vacances du pauvre. On se crève à l'usine toute l'année pour économiser et finir les doigts de pieds en éventail sur le transat d'un hôtel en pension complète. Au point de faire abstraction du fait que l'on prend du bon temps sur le sable d'une dictature. Le résultat, c'est que tout le monde est misérable et instrumentalisé par ce capitalisme sauvage et acculturé.»

«Quand l'arbitraire est la règle du jeu, on tente, on voit, on prépare le bakchich. Que faire de plus?»
Lisbeth Benout, directrice de cirque

Lotfi a tant d'anecdotes qu'il ne saurait par laquelle commencer. Il se souvient juste que lorsqu'il arrivait à l'aéroport de Tunis, il présentait son passeport belge. C'était son droit. Mais, immanquablement, on lui demandait son passeport tunisien à la douane pour pouvoir entrer. À quelle fin? Allez savoir. Une tradition de flicage.

Et une façon de signifier: «Ne crois pas que tu t'arraches à ta condition. Tu restes un sujet de ce régime et tu n'as pas plus le droit de parler qu'avant.» «Moi, je flippais toujours en me demandant ce qui nous attendrait, confirme Lisbeth. Quand l'arbitraire est la règle du jeu, on ne peut jamais rien prévoir. On tente, on voit, on prépare le bakchich. Que faire de plus?»

Le bus d'Ahmed Brahim

Le régime de Ben Ali n'avait pas grand-chose d'original. Comme dans toute autocratie, le débat public était interdit. Toute forme de discussion politique, même les plus informelles, était traquée. Bref, on avait rendu le peuple tunisien si paranoïaque que la censure était devenue inutile. Un beau jour de mars 2009, un événement s'est produit. Il reste gravé dans la mémoire de toutes les personnes qui défendent la démocratie.

Dans la salle de réception de l'hôtel El Hamra, Ahmed Brahim, grand syndicaliste et homme de convictions, est investi candidat à l'élection présidentielle au nom de l'opposition de gauche à Ben Ali. Il déclare: «Je vais rivaliser d'égal à égal avec le pouvoir.» À l'époque, considérant l'omerta qui pèse sur la société tunisienne, la provocation est incroyablement audacieuse.

Ahmed Brahim, Premier secrétaire du parti poitique Ettajdid lors d'un meeting le 22 mars 2009, jour de l'annonce de sa candidature à l'élection présidentielle tunisienne. | via Wikimedia

Les personnes qui s'engageront dans cette campagne prendront des risques considérables en s'exposant publiquement, tant le système auquel ils font face est brutal. C'est le cas de Me Anouar Ben Naoua. Il nous confie des souvenirs presque amusés de cette épopée heureuse –mais désespérée.

«Le lendemain, nous avons fait fabriquer une grande bâche aux couleurs de notre candidature avec cette citation folle de culot:“Je vais rivaliser, etc.”, et le visage d'Ahmed Brahim. Nous l'avons mise au balcon du premier étage de notre local, avenue de la Liberté.» Les personnes qui passaient s'arrêtaient devant ce qui passait pour une transgression impensable. «Les flics ne s'en sont pas rendus compte tout de suite. Ils n'étaient pas malins et trop paresseux pour lever la tête. Ils ont bien fini par le voir. Quelques heures plus tard, ils sont arrivés avec une grue. Je te jure, une grue. Ils ont décroché la bâche. On avait presque peur qu'ils se cassent la figure.»

Sous les dehors rieurs des souvenirs qui remontent, la réalité de cette campagne ne manquait pas de panache. Tout était fait pour que Ben Ali n'ait pas de rival. Manifeste retardé pour l'impression, et finalement autorisé alors que la campagne avait commencé depuis six jours. Le texte même a été négocié, à la virgule près, avec le ministère de l'Intérieur.

Les médias avaient reçu l'ordre de faire le black-out. La petite équipe aux faibles moyens avait tout misé sur le travail de terrain. Un bus à l'effigie d'Ahmed Brahim, «pour sillonner la Tunisie, autant que la police nous le permettait. D'ailleurs, il y eut une vraie bagarre de légende. À Sfax, la veille de notre arrivée, ils avaient littéralement vidé le centre-ville», se souvient Anouar. «C'était déjà assez ridicule en soi. Mais, en plus, ils avaient installé un barrage à l'entrée. Nous l'avons carrément forcé. Il en allait de notre liberté d'expression. On allait peut-être s'exprimer devant deux passants, mais personne ne nous empêcherait de partager notre message.»

 

 

C'est à peine si ce vétéran de la démocratie, aujourd'hui à la tête d'une liste citoyenne pour les législatives du 6 octobre, mentionne les insultes, les crachats et les menaces de mort.

«Béh, tu sais, c'était Zaba (le surnom de Ben Ali, en forme d'acronyme, ndlr). Finalement, on est toujours là. Est-ce que c'était pire? Est-ce qu'on avait vraiment davantage de travail, comment certains le disent? Je sais pas. Je fais pas de politique, moi. On ne parle pas de ça depuis que mon oncle a arrêté lorsqu'il était étudiant à Zarzis. Je suis chauffeur de taxi. Tu me dis où tu veux aller, et je te conduis. Voilà», résume Ridha en me conduisant chez moi.

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