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Le «caporalato», le système qui exploite la communauté sikhe en Italie

La Fédération des travailleurs de l'industrie agroalimentaire (Flai) défend leurs droits.

Une rémunération de 4 euros de l'heure et un lit à 150 euros la nuit dans des villages de vacances désaffectés, c'est le quotidien de plus de 25.000 ouvriers agricoles originaires du Pendjab. | Maria Panariello et Maurizio Franco
Une rémunération de 4 euros de l'heure et un lit à 150 euros la nuit dans des villages de vacances désaffectés, c'est le quotidien de plus de 25.000 ouvriers agricoles originaires du Pendjab. | Maria Panariello et Maurizio Franco

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En marais Pontins (Italie)

«On n'est pas des esclaves qui doivent forcément accepter ces conditions de travail. On peut aussi laisser tomber. Mais bon, chacun mène sa vie comme il veut.» Gurpreet Singh a 25 ans et des idées très différentes de celles du reste de la communauté sikhe vivant dans la zone des marais Pontins (l'Agro Pontino en italien), l'un des territoires les plus fertiles de la péninsule, à environ une soixantaine de kilomètres au sud de Rome.

C'est ici, dans la province de Latina, qu'au tout début des années 1930 Mussolini réalisa la fameuse bonification agricole, en assainissant les zones marécageuses pour les transformer en terres cultivables. Plus de quatre-vingts ans après, se dressent encore les édifices de l'époque fasciste, de parfaites illustrations de l'architecture Rationaliste italienne, alors que, tout autour, s'étale un paysage offrant à perte de vue des cultures intensives sous serres, où des milliers de personnes étrangères et locales travaillent en étant exploitées.

 

Vaste étendue de serres dans les marais Pontins. | Maria Panariello et Maurizio Franco

Près de 11.600 Indien·nes ont été recensé·es dans ces campagnes, mais beaucoup d'autres n'ont pas été comptabilisé·es. Selon le syndicat Federazione lavoratori agroindustria [Fédération des travailleurs de l'industrie agroalimentaire] (Flai Cgil), on en dénombrerait 25.000 au total. Ces personnes sont pour la plupart originaires du Pendjab, le «pays des cinq rivières» au nord-ouest de l'Inde. Elles sont arrivées à partir des années 2000 pour trouver du travail dans l'une des 10.000 entreprises agricoles actives de la région.

Chaque jour, des quintaux de fruits et de légumes sont récoltés et stockés dans les hangars du Mof, le plus grand marché de fruits et légumes d'Europe, à Fondi, près de Latina. Ils partent à destination des rayons des supermarchés du Vieux Continent. À quel prix? C'est la question que se pose le jeune Gurpreet Singh.

Quatorze heures par jour de labeur

Lunettes de soleil, coiffure branchée et collier en acier autour du cou, Gurpreet critique, en dialecte romain, les membres les plus âgés de la communauté sikhe qui se soumettent au système d'exploitation dans les campagnes. Lui aussi est un ouvrier agricole mais, six après-midi par mois, il travaille également en tant que médiateur linguistique auprès du Secours Catholique.

Les marques de la fatigue sont imprimées sur son corps. Malgré son jeune âge, il souffre d'arthrose cervicale et de douleurs aiguës au dos. «Moi, je ne suis pas comme les autres. Quand un travail est trop épuisant, je m'en vais. Je n'accepte plus d'être maltraité. C'est fini.»

«J'ai travaillé jusqu'à quatorze heures par jour, penché à ramasser des légumes pour 4 euros de l'heure.»
Gurpreet Singh, 25 ans, ouvrier agricole

Gurpreet possède cette force, propre aux nouvelles générations, de parier sur leur avenir. Un jour, il partira probablement vivre ailleurs. Pour l'instant, il préfère rester ici, parce que, lorsqu'il a quitté le Pendjab à 18 ans, c'est en Italie qu'il rêvait d'habiter.

«Je ne suis pas comme les autres. Je n'accepte plus d'être maltraité. C'est fini», affirme Gurpreet Singh, qui travaille comme ouvrier agricole dans la région des marais Pontins. | Maria Panariello et Maurizio Franco

Pourtant, dans les champs de radis et de pastèques, il n'a trouvé que frustration et harcèlement. «Par le passé, avoue-t-il, j'ai travaillé jusqu'à quatorze heures par jour, penché à ramasser des légumes pour 4 euros de l'heure.» Un salaire bien inférieur à celui imposé par la loi italienne, qui prévoit une rémunération de 9 euros de l'heure.

La filière agroalimentaire est inéquitable et ce sont toujours les personnes qui travaillent qui paient le prix fort. Selon les données les plus récentes publiées par l'Osservatorio Placido Rizzotto [l'Observatoire Placido Rizzotto, du nom du syndicalistes italien enlevé et tué par Cosa Nostra], en Italie, environ 430.000 ouvriers agricoles seraient victimes du chantage au travail au noir et du caporalato (un système informel et illégal dans lequel des intermédiaires servent des trait d'union pour mettre en relation propriétaires terriens et main-d'œuvre agricole).

Double rôle du syndicat Flai-Cgil

Des équipes de caporali ratissent les campagnes des marais Pontins à la recherche de bras bon marché et vulnérables qu'elles répartissent ensuite entre les entreprises. Ces intermédiaires sont à la fois le pire cauchemar et la lueur d'espoir de milliers de personnes qui parcourent quotidiennement des kilomètres à vélo pour rejoindre les exploitations agricoles. Ces individus qui font la jonction sont souvent d'origine étrangère, surtout de nationalité indienne, de sorte que le recrutement et la communication dans les champs sont facilités.

«Le phénomène de l'esclavage dans l'agriculture est une plaie qui affecte l'Agro Pontino. Des milliers de travailleurs sont privés de leurs droit fondamentaux. Beaucoup d'entre eux sont même contraints de s'adresser à leur chef en les appelant “maître”», raconte Hardeep Kaur, médiatrice culturelle et membre actif de la Flai Cgil, le syndicat le plus engagé sur le territoire. «C'est un système pervers que nous combattons depuis des années, en cherchant à répondre le plus exhaustivement possible aux besoins des travailleurs.»

«Les travailleurs exploités ne portent pas plainte par peur des représailles de leur patron et du caporale
Hardeep Kaur, médiatrice culturelle au sein du syndicat Flai-Cgil

D'origine indienne, Hardeep est devenue un symbole de la lutte des ouvriers agricoles. Son double rôle est d'une importance capitale. Les difficultés linguistiques pour les Sikhs qui travaillent deviennent un obstacle insurmontable lorsqu'ils se heurtent aux rouages incompréhensibles du système bureaucratique italien. «Nous leur offrons un soutien juridique ainsi qu'une assistance syndicale, en les aidant à déchiffrer les documents officiels et les fiches de paie», explique-t-elle.

«C'est un système pervers que nous combattons depuis des années», témoigne Hardeep Kaur, médiatrice culturelle au sein du syndicat Flai-Cgil et symbole de la lutte que mène ces personnes exploitées. | Maria Panariello et Maurizio Franco

Grace à l'activité du syndicat, les membres de la communauté sikhe ont fait grève pour la première fois de leur histoire le 18 avril 2016. Deux mille personnes sont descendues dans les rues de Latina pour réclamer des rémunérations plus justes et des conditions de travail dignes.

Dans les champs des marais Pontins, le travail au noir ne sévit pas seul. Les contrats pullulent, qui ne mentionnant pas correctement les heures et les jours travaillés. C'est ce que l'on appelle le «travail gris». «Nous avons constaté qu'en moyenne les employeurs ne déclaraient que dix jours travaillés par mois», affirme la syndicaliste. Certaines entreprises réalisent cet escamotage pour demeurer officiellement dans la légalité. Les embauches sont réglementaires, mais dans l'ombre des fiches de paies se cache le spectre de l'esclavage. «Les travailleurs exploités ne portent pas plainte parce qu'ils ont peur des représailles de leur patron et du caporale», poursuit Hardeep.

Risques sanitaires

Ces personnes n'ignorent pas qu'en plus d'affronter la fatigue et les injustices, elles sont exposées à des risques pour leur santé. En effet, les travailleurs sont souvent obligés d'utiliser des produits phytosanitaires illégaux et toxiques pour doper les rendements.

C'est ce qui ressort d'une enquête, publiée récemment sur l'hebdomadaire Il Venerdi di Repubblica, menée par le journaliste Angelo Mastrandrea avec Marco Omizzolo, sociologue à l'Institut Eurispes et chercheur au sein de la coopérative sociale InMigrazione, engagé depuis des années dans la lutte contre l'exploitation des travailleurs des marais Pontins. «Le trafic illégal démarre en Chine et arrive jusqu'ici à travers l'intermédiation mafieuse de la Camorra, qui se charge de vendre ces produits aux entrepreneurs du Latina, révèle Omizzolo. Quand je me suis rendu compte des symptômes dont souffraient les travailleurs, j'ai tout de suite compris qu'il s'agissait de produits chimiques. Voilà pourquoi il est fondamental de continuer à exiger la complète transparence de la filière, ce qui est loin d'être le cas à l'heure actuelle.»

«Je travaille, sans pause, du matin au soir, sept jours sur sept. Mon salaire s'élève à peine à 1.000 euros par mois.»
Ari Singh, employé dans un élevage de buffles des marais Pontins

Pour faire face à ce fléau, l'Italie s'est dotée en 2016 de la loi n°199, plus connue sous le nom de loi anti-caporalato, qui frappe durement les entreprises agricoles prises en flagrant délit de recours aux services des intermédiaires illégaux pour le recrutement de la main-d'oeuvre. Le 9 août dernier, la région du Latium a approuvé une mesure prévoyant la création d'une application mobile qui devrait permettre de faire coïncider la demande avec l'offre de travail, en mettant directement en contact les ouvriers et les exploitants agricoles.

Ari Singh* est employé dans l'un des nombreux élevages disséminés dans la province de Latina. «Je travaille, sans pause, du matin au soir, sept jours sur sept. Mon salaire s'élève à peine à 1.000 euros par mois, et toute négociation avec mon chef relève de l'impossible», raconte-t-il, alors qu'une dizaine de buffles l'entourent dans l'enclos en bois. Ari travaillait déjà en tant que garçon d'écurie dans son pays.

Ari Singh* se réjouit que sa fille fasse son entrée à l'école, l'un des seuls vecteurs de socialisation pour cette communauté. | Maria Panariello et Maurizio Franco

C'est logiquement que, à son arrivé en Italie, il a cherché à retrouver un emploi similaire. Il habite maintenant avec sa famille dans l'un des petits villages des marais Pontins. Sa fille commence l'école à la rentrée. «Je suis tellement content», confie-t-il, visiblement ému.

Une intégration au long cours

La communauté sikhe de la province de Latina est la seconde plus importante après celle établie au nord du pays, en Émilie-Romagne. Quand le rêve de la création d'un état indépendant s'est évanoui, beaucoup ont quitté le Pendjab pour tenter leur chance à l'étranger. Ils sont arrivés en Italie dans les années 1980.

Dans la région du Latium, la communauté s'est installée dans d'anciens villages de vacances abandonnés après faillite. Comme dans la Résidence Bella Farnia, un dédale de petites villas et d'arrière-cours, où vivent entassés environ 3.000 personnes dont des centaines de familles sikhes. Dans chacun de ces logements désaffectés, où la location d'un lit simple peut coûter jusqu'à 150 euros par mois, cohabitent en moyenne cinq ou six personnes.

L'économie locale, qui s'essoufflait, bénéficie grandement de la présence de ces familles étrangères. Le parcours d'intégration des Sikhs reste long. Les personnes qui habitent des lieux tels que la Bella Farnia vivent toujours isolées. L'intégration passe par les nouvelles générations qui, par le biais de l'école, entrent petit à petit en contact avec le territoire et ses autochtones.

C'est au temple que la communauté sikhe échange autour de la politique et du droit du travail indiens.

Certains Indiens se sont lancés dans le commerce et ont ouvert des supérettes et des épiceries qui sont aussi des lieux de socialisation. Mais c'est dans le temple que l'on trouve le vrai cœur de cette communauté. On en trouve d'ailleurs beaucoup dans la région. Ce sont tous d'anciens cabanons industriels ou des hangars à l'abandon, surveillés nuit et jour par un prêtre payé par la communauté.

Balwinder Singh officie dans le temple de Pontinia, l'une des villes de la province de Latina. Il est arrivé en Italie en 2011 avec un visa de travail saisonnier. Il voudrait que son épouse le rejoigne, mais il est conscient qu'ici les femmes sikhes ne trouvent pas facilement un emploi qui leur convienne.

Au temple sikh où officie Balwinder Singh, les membres de la communauté les plus démunis échangent de la nourriture contre de petites offrandes. | Maria Panariello et Maurizio Franco

D'autant que pour ces dernières, généralement plus instruites que les hommes, le travail dans les champs est considéré comme un déshonneur. Balwinder exerçait déjà ses fonctions religieuses au Pendjab. Il explique que le temple est le lieu où la communauté échange au sujet de l'actualié indienne, de la politique au droit du travail. C'est aussi l'endroit où les personnes les plus démunies se nourrissent en échange de petites offrandes.

Entre les murs du sanctuaire improvisé, ces personnes prennent conscience plus spontanément de leur propre condition, en se remémorant leurs origines. Le temple est ouvert à tout le monde. Même aux plus jeunes comme Gurpreet, tiraillés entre le respect des traditions et l'envie de conquérir le monde.

* Le prénom a été changé

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