Boire & manger / Société

Gramme, Déviant, Citron: de quoi la mode du restaurant à mot unique est-elle le nom?

Si, en 2019, le lieu de vos repas préférés persiste à se doter d'un «Le» ou un «Chez» avant de s'annoncer, c'est que vous êtes passé à côté de la grosse tendance du moment.

L'économie verbale que représente le choix du mot unique est une tentative d'ajustement à l'accélération des cycles de la mode et, surtout, au rythme désormais épileptique des ouvertures dans les grandes villes. | Comfreak <a href="https://pixabay.com/fr/photos/faire-cuire-alimentaire-plaque-366875/">via Pixabay</a>
L'économie verbale que représente le choix du mot unique est une tentative d'ajustement à l'accélération des cycles de la mode et, surtout, au rythme désormais épileptique des ouvertures dans les grandes villes. | Comfreak via Pixabay

Temps de lecture: 8 minutes

Il n'y a pas que la viande et le gluten qui disparaissent progressivement des assiettes de nos restaurants. De la cantine Instagram au restaurant étoilé en passant par la table d'auteur, les professionnel·les de l'hôtellerie et de la restauration semblent s'être concerté·es pour mettre fin à une tradition tenace, celle qui consistait à faire précéder le nom de l'établissement d'un article défini, comme dans les exemples La bonne Table, Les Délices d'Asie, Le Potager de Charlotte ou Le comptoir de Mauricette. Parfois, ce petit mot qui précédait le nom se rapportait directement au fondateur: on se rendait Chez André ou Chez Michel.

Ces fioritures grammaticales appartiennent au passé. Quiconque se penche sur les ouvertures marquantes de ces dernières années, celles qui sont relayées dans la presse spécialisée, sera frappé par cette politique du mot unique, en vertu de laquelle un restaurant, un bar ou un commerce de bouche doit choisir pour enseigne un substantif esseulé, un adjectif voire un adverbe ou un verbe à l'infinitif.

Des exemples? En voici, par centaines. Dans un article de Télérama qui passe en revue les ouvertures notables de la rentrée 2019, on en compte une douzaine. À la rentrée, on nous annonce l'ouverture de Splash, de Pouliche, de Polichinelle, de Candide.

 

 

Suivent un Contraste –par l'équipe de Substance– ainsi qu'un Origines (on croirait presque lire le titre d'un nouvel épisode de la franchise Avengers ou Star Wars.)

Le phénomène semble généralisé dans la capitale où, me promenant dans une rue à la recherche d'indices confirmant l'épidémie, je suis tombé à quelques dizaines de mètres d'intervalle sur Source puis sur Impatience.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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La politique du mot unique se décline également en épicerie (Fine), en version bistronomique (Buffet), en coffee shop (Fragments), en boulangerie (Utopie), en boulangerie et en adjectif: Sain.

On la retrouve en version cuisine levantine –comprendre oriental chic– et bar à houmous avec Chiche, Levantine, en kebab gourmet –Grillé–, en salon de thé-coffee shop marocain (Oultma).

 

 

Ces nouvelles enseignes qui ne s'embarrassent pas d'article peuvent prendre le nom d'un fruit (Citron), d'un champignon (Petit gris), d'un animal (Girafe) ou véhiculer une idée d'engagement (Partisan, Combat).

 

 

Renseignements pris auprès de foodistas et foodistos, on signale également Fulgurances, Cuisine, Racines, Goguette, Papille, Gramme ou encore Sauvage.

 

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Tic Tac.... #gettingready #openingsoon #seeyouonmonday

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«Millennial Manger Nouveau Resto»

Comme me l'explique Romain Tellier, restaurateur après une reconversion professionnelle dans le conseil qui a cofondé Gramme, «cantine parisienne» et coffee shop dans le Marais, avec une associée venant de chez Universal Music, «on a cherché un mot qui évoque la cuisine et qui soit facile à retenir, pour une clientèle française mais également internationale, très présente dans notre quartier». Après des années d'hybridation entre le renouveau bistrotier et les influences internationales, la culture food a fini par adopter la syntaxe anglo-saxonne, supprimant l'article défini trop franchouillard pour mieux se présenter à une clientèle globale[1].

L'économie verbale que représente le choix du mot unique est une tentative d'ajustement à l'accélération des cycles de la mode et, surtout, au rythme désormais épileptique des ouvertures dans les grandes villes. La réduction extrême de la communication à un seul mot présage d'une guerre impitoyable pour s'imposer dans la forêt des concepts de rentrée et pour se faire une petite place dans le cerveau encombré du Millennial. «Avec ce nom, je voulais dire que le pain peut être très bon pour la santé», explique dans Le Parisien l'ancien chef Anthony Courteille, fondateur de la boulangerie Sain. On ne saurait faire communication plus frugale.

Après avoir épluché le dictionnaire culinaire et avoir finalement écarté «Bouillant», jugé trop péjoratif, l'équipe de Gramme a fait un choix qui évoque le grammage du café servi par ce coffee shop. «Avoir un seul mot est aussi plus facile à travailler pour un logo et plus généralement pour la communication visuelle que de s'appeler, par exemple, Le Café de la gare», explique le restaurateur.

Dans ce monde pressé, nous ne dirons plus: «Et si nous nous rendions dans ce nouveau restaurant dont le concept célèbre l'ambiance méditerranéenne, avec une déco ensoleillée et une carte qui fait la part belle aux saveurs du sud», mais plus directement: «Allons Citron», du nom du récent restaurant ouvert par le créateur Simon Porte Jacquemus, ou encore: «Direction Girafe», «Manger - Substance», «Faim. Cuisine?».

Dans un restaurant d'Arles, une carte des boissons qui annonce avec autorité: «Boire».

Mot unique, concept à rallonge

Autre exemple de stratégie de baptême avec l'équipe de Savoir Vivre, derrière plusieurs adresses à la mode dont Vivant, un «gastro de poche» repris en 2015 (et rouvert en 2019 sous le nom de Vivant 2) et Déviant, son «sister restaurant» –comprendre le bar d'à côté:

«Pensé comme un bar à vins (toujours les plus naturels possibles) mais aussi à cocktails, Déviant est un bar qui dévie sur le restaurant, la partie “petites assiettes préparées minutes” étant tout aussi importante que la partie liquide», décrypte Guillaume Le Donche, directeur de la communication du groupe Savoir Vivre. Certaines propositions de menu “solide” mais aussi certains vins proposés au verre ou à la carte tendent également à êtres déviants et quand ce n'est pas le cas, ils tendent à faire dévier nos clients.»

Mot unique, donc. Mais lancez les responsables qui ont ouvert ces enseignes sur leur choix, et c'est parti pour deux paragraphes de notes. Faire simple permet d'encapsuler une complexification extrême des propositions, un peu comme lorsque la première génération de start-ups a déboulé avec des noms courts, limpides, presque enfantins dans leurs sonorités et leur design pour rassurer les investisseurs et le grand public.

Acteur du renouveau des buffets, énième format populaire en phase de réinvention et d'embourgeoisement, Boulom est l'acronyme de «boulangerie-où-l'on-mange»: le nom devient le véhicule d'un storytelling évocateur.

Radicalisation du minimalisme

Autre hypothèse, complémentaire de la précédente: dix ans de prolifération des chef·fes a quelque peu banalisé le statut, un peu comme la massification de l'enseignement supérieur au siècle précédent, et l'est Parisien est désormais aussi chargé en tables d'auteurs et en bistrots de chef·fes que la fac de Nanterre de personnes inscrites en licence de psycho.

Face à cette inflation du titre de chef star, le choix du nom commun rompt avec des années de peopolisation parfois un peu vaine de la noble profession de cuisinièr·e. Chez Fulgurances, au pluriel, le principe est même d'en changer tous les six mois. Ce n'est plus l'adresse éphémère, qui tente de créer l'événement en investissant quelques mois un lieu différent à chaque fois, mais le restaurant fixe à chef·fes éphémères et tournant·es.

Quelques signes avant-coureurs auraient dû nous alerter. Hôtel Amour. Maison Plisson. Bouillon Pigalle. Depuis quelques années, ôter l'article défini était devenu un tic langagier aussi répandu que lorsque les entreprises publiques, soucieuses de gagner une crédibilité auprès du marché et des entrepreneurs du privé, avaient choisi de supprimer leurs propres articles définis: on ne devait plus dire «La SNCF», qui sonnait trop capitalisme d'État mais, plus élégamment, «SNCF», comme s'il s'agissait d'une griffe de créateur –à quand un «Bouillon InOui» pour remplacer le trop daté bar TGV et ses créations de chef·fe people à 15,90 euros hors menu?

La recherche de l'épure revient à dépouiller au maximum les associations sémantiques.

La vogue des «Maison Trucmuche», qui fait ressembler les noms de restaurants à d'ancestrales lignées de Game Of Thrones, a marqué la première phase d'une course au standing et annonçait déjà l'abandon de l'article défini. En passant récemment devant une Maison du Kebab près de la Gare du Nord, je me suis fait la réflexion qu'il suffirait d'ôter à ce snack turc son déterminant pour en faire un énigmatique «Maison Kebab», autrement plus coquet.

La recherche de l'épure a lancé les chef·fes et leurs associé·es dans une surenchère pour se dépouiller au maximum des associations sémantiques. On est ainsi passé de la «Maison Quelque Chose» au stade ultime du minimalisme, celui de Maison, tout court. C'est le nom choisi par le jeune chef parisien Sota Atsumi, installé dans un ancien atelier restauré du XIe arrondissement.

Vous l'avez compris, en 2019, le summun de la distinction, c'est de revendiquer l'indistinction, de se fondre dans la masse. D'être simple, générique, presque interchangeable. De gommer toute spécificité par un nom commun. Pour mieux sortir du lot?

La recette pour générer son concept de restaurant, saison 2019-2020

1. Choisissez un mot au hasard dans le dictionnaire. Rééditez l'opération jusqu'à trouver un mot rigolo. Nommez votre restaurant ainsi. Pour plus de coquetterie, vous pouvez ajouter [Maison / Bouillon / Hôtel / Café] avant le mot unique.

2. Remplissez le texte à trous ci-dessous pour créer votre communiqué de presse:

[NOM de l'ASSOCIÉ], en reconversion après une carrière dans [le contrôle de gestion / la finance / le conseil en transition numérique / la direction marketing d'un acteur de premier plan de l'e-commerce / la gestion de projet en développement durable / le cinéma / une start-up de big data].

S'associe à:

[NOM d'un·e chef·fe], qui a fait ses armes au [ajoutez ici un autre nom de restaurant que vous aurez généré au préalable];

et ouvre sa nouvelle adresse [MOT UNIQUE généré ci-dessus].

Une cave à manger qui revisite le traditionnel saucisse-purée / une cantine locavore qui fait monter en gamme le jambon-beurre / un buffet latino-hongrois / une trattoria vegan / un bar d'auteur qui sublime le cèleri rémoulade / un bar à burrata sans lactose / une table de poche qui détourne le hachis parmentier façon mémé / une cuisine du marché avec des produits de saison en circuit court.

 

1 — Le procédé peut également être utilisé à des fins humoristiques. Les fans de Benoît Poelvoorde sesouviennent peut-être d’une séquence lors de laquelle l'acteur belge, qui interprétait le programme court Les carnets de Monsieur Manatane sur Canal Plus, châtiait son assistant souffre-douleur en hurlant de terrifiants: «Je suis colère, les enfants, je suis colère, je suis violence parce que je suis trahison!». «Colère, Violence, Trahison», future adresse du Grand Paris? Retourner à l'article

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