Santé / Société

Un médicament pour décaler ses règles existe, mais pas en France

Les laboratoires pharmaceutiques estiment qu'il n'est pas assez rentable.

La noréthistérone, ou noréthindrone, est distribuée dans dix-huit pays européens. | GabiSanda <a href="https://pixabay.com/fr/photos/pilules-1354782/">via Pixabay</a>
La noréthistérone, ou noréthindrone, est distribuée dans dix-huit pays européens. | GabiSanda via Pixabay

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On pouvait se le procurer sur ordonnance. L'Utovlan est désormais en vente libre. Les femmes majeures n'auront qu'à remplir un questionnaire de santé en pharmacie pour se le voir délivrer. En prenant un comprimé trois fois par jour trois jours avant le début estimé de leurs menstruations, elles pourront éviter leur apparition. Il leur suffira d'interrompre le traitement pour que leurs règles se manifestent dans les trois jours qui suivent. Il ne s'agit pas de l'usage détourné d'un médicament mais bien de l'une des indications thérapeutiques de la noréthistérone soigneusement listée dans la notice explicative, où l'on peut lire en anglais «postponement of menstruation» [report des menstruations] parmi les «therapeutic indications». C'est que ce scénario a lieu au Royaume-Uni.

En France, même sous d'autres noms, ce médicament reste introuvable. La noréthistérone, aussi appelée noréthindrone, est un progestatif de première génération dérivé de la testostérone. Avec son acétate, ils font partie de l'attirail chimique et médicamenteux –mais en combinaison systématique avec de l'estradiol dans l'optique de traiter certains symptômes de la ménopause et de prévenir l'apparition de l'ostéoporose. Rien à voir avec une aménorrhée induite ponctuellement.

Déserter le marché français tout en investissant ceux de pays européens parfois frontaliers n'est pas juste une décision isolée de Pfizer, qui commercialise l'Utovlan. Si l'on passe en revue les données de l'Agence européenne du médicament (AEM), on s'aperçoit que d'autres groupes pharmaceutiques, parfois d'envergure mondiale, ont opté pour cette stratégie: Bayer, Teva (qui le commercialise en outre aux États-Unis sous le nom d'Aygestin), Gedeon Richter Plc., Pinewood Laboratories Limited, Remedica Ltd, Wockhardt UK Ltd et Zentiva, A.S. vendent ainsi dans d'autres États européens des médicaments contenant uniquement cette substance active.

Évaluation sanitaire

En 2019, dans l'Union européenne, huit laboratoires, deux molécules quasiment similaires, quatorze dénominations et vingt pays sont concernés. La France, non. Pourtant, en janvier 1961, un médicament du nom de Norluten contenant 5 milligrammes de noréthistérone a bien obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM), expose l'ANSM. Le laboratoire GlaxoSmithKline France (GSK) l'a détenue jusqu'en 2003. Car, «dans un contexte de rationalisation de portefeuille», nous précise le géant pharmaceutique, cette spécialité a fait l'objet en 1998 d'un arrêt de commercialisation. Puis, au terme d'une procédure de cinq ans, son AMM a été abrogée. Deux médicaments du laboratoire Bayer contenant de l'acétate de noréthistérone ont également été autorisés sur le marché français: Primolut-Nor (qui a obtenu une AMM en 1968, archivée en 2011 après l'arrêt de sa commercialisation en 2008) et Milligynon (dont la première AMM date de 1977, la déclaration d'arrêt de commercialisation de 2009 et l'abrogation de 2012).

Structure de la noréthistérone et sa formule chimique, C20H26O2. | Fvasconcellos via Wikimedia

La noréthistérone ou son acétate (sous les noms de Norluten, Primolut-Nor et Milligynon) fut un temps délivrée par les pharmacies françaises sur prescription médicale. À ceci près que le report des règles ne faisait pas partie des indications thérapeutiques pour lesquelles les AMM avaient été délivrées[1], spécifie l'ANSM. Mais, «en tant qu'autorité sanitaire, nous n'avons pas d'opposition de principe à l'AMM d'un tel produit pour ce type d'indication. Si une demande était déposée parce qu'un laboratoire optait pour ce type de stratégie, elle serait évaluée», appuie Isabelle Yoldjian, en charge des demandes d'AMM notamment pour les produits d'endocrinologie et de gynécologie-obstétrique à l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM).

Plaquettes, besoins et gros sous

Que ce produit ne soit pas proposé sur le territoire français résulte d'un choix des laboratoires. Peut-être ont-ils estimé que ces besoins sanitaires étaient déjà couverts. Outre le décalage du cycle, la liste des indications thérapeutiques pour la noréthistérone est longue: les règles abondantes, douloureuses, irrégulières ou plus fréquentes que la normale, la tension prémenstruelle, l'endométriose et le cancer du sein, si l'on se réfère à la notice de l'Utovlan. Or, «pour l'endométriose, la France utilise beaucoup de traitements par progestatifs», détaille Isabelle Yoldjian. Même «s'agissant du décalage des règles, une pilule standard couvre ces caractéristiques». Enchaîner deux plaquettes de pilules suffit pour sauter un cycle quand il tombe au mauvais moment (un examen ou une compétition sportive, par exemple).

Au pays du tout-pilule, les laboratoires ont pu évaluer qu'il n'y aurait pas de gros sous à gagner à produire la noréthistérone. L'analyse pourrait être la suivante: pour décaler leurs règles, les femmes n'auraient pas l'utilité d'une telle hormone, a fortiori quand la posologie ne permet pas d'éviter une grossesse, alors qu'elles auraient à disposition des contraceptions hormonales, comme la pilule progestative, conçues pour être prises en continu et supprimer les règles. Est-ce cette raison culturelle qui est à l'origine de l'absence de mention «décalage de la menstruation» pour l'autorisation de mise sur le marché français de Primolut-Nor ou de Norluten?

Hormones ponctuelles

Ce serait ne pas tenir compte du contexte actuel. Après la «crise de la pilule», les Françaises ont été nombreuses à se détourner de la contraception hormonale et à se méfier des hormones en général. Si des femmes font le choix d'un autre mode contraceptif et ne souhaitent plus prendre d'hormones en continu, cela ne les empêche en rien de faire appel à elles ponctuellement en guise de solution pour décaler leurs règles, un peu à la manière dont on utilise la pilule du lendemain pour éviter une grossesse non désirée en cas de préservatif défaillant.

Même lorsque les menstruations n'apportent pas leur lot de douleurs, de fatigue, de faim ou de boutons, devoir gérer ses protections hygiéniques, de l'achat à la mise en place en passant par le changement en cours de journée ou bien le lavage, n'est pas toujours de tout repos. «Davantage de femmes vont demander à décaler leurs règles le temps des vacances ou d'un mariage plutôt que de ne plus du tout les avoir», souligne la docteure Sylvie Fernandez-Sala.

«Plus il y a d'offre thérapeutique, mieux c'est.»
Sylvie Fernandez-Sala, médecin généraliste

Pour cette généraliste, qui a travaillé dans le cadre de sa thèse sur les représentations du sang menstruel et en a notamment tiré un article intitulé «Impact des représentations du sang menstruel sur le choix contraceptif des femmes», «les femmes veulent surtout savoir si c'est grave et dangereux d'enchaîner deux plaquettes». Tout le monde ne sait pas que les règles entre chaque plaquette de vingt-et-une pilules sont de «fausses règles» qui ne correspondent pas au cycle biologique.

Même les femmes qui ne sont pas au clair sur ce sujet et qui souhaitent respecter leur cycle peuvent vouloir faire une exception et décaler leurs règles. «Plus il y a d'offre thérapeutique, mieux c'est», admet Isabelle Yoldjian. Pourquoi corréler systématiquement contraception et décalage des règles? Sylvie Fernandez-Sala mentionne une patiente qui, pour son mariage (religieux) et sa nuit de noces, n'avait pas envie d'avoir ses règles sans pour autant désirer de contraception.

Rentabilité de la production

Il se peut donc qu'il existe une demande qui ne soit couverte par aucun autre médicament. L'absence d'offre est alors sûrement due aux études de marché réalisées à la demande des différents laboratoires et qui ont conclu à une insuffisance de la demande (ceux commercialisant la noréthistérone au sein de l'UE ne nous ont rien précisé à ce sujet).

Quantitativement, peut-être. Financièrement, c'est une autre histoire. «Ce besoin reste une niche que les laboratoires n'estiment pas rentable. Énormément de molécules sont opérationnelles mais estimées non rentables», analyse Philippe Abecassis, maître de conférences en économie à l'université Paris 13.

Les grosses entreprises préfèrent investir dans les nouveaux médicaments qui représentent une manne financière plus juteuse. «Les laboratoires ne sont plus vraiment des Big Pharmas détenant toute la chaîne de production. Ils se concentrent sur la recherche et développement, qui est la phase la plus rentable. Vendre une licence et récupérer des royalties rapporte plus», ponctue le spécialiste de l'économie du médicament et de la stratégie des firmes pharmaceutiques.

«Le médicament que vous évoquez est générique, il ne correspond pas à nos priorités stratégiques.»
Laboratoire Bayer

Les laboratoires sous-traitent fréquemment la fabrication, poste qui nécessite des emplois et des investissements importants. C'est le cas d'Utovlan et de Noriday, détenus par Pfizer Limited et manufacturés par Piramal Healthcare UK Limited, ainsi que de la Noréthistérone commercialisée par Wockhardt UK Ltd et produite par CP Pharmaceuticals Ltd. Cette «recherche d'économie sur les capacités de production», même quand celle-ci s'opère en interne, privilégie certains médicaments au détriment d'autres, car cette configuration a également pour corollaire «une rareté des capacités de production».

Ce système est à l'origine des pénuries de médicament. Seront par exemple pris en compte le procédé de fabrication et la quantité à produire, soit la taille du marché, de manière à réduire les coûts par unité de production. «On diminue la production des médicaments moins rentables au profit des plus récents et plus rentables, afin d'augmenter les gains potentiels sur ces produits», détaille Philippe Abecassis. C'est ce que recouvrait la formule «rationalisation du portefeuille» de GSK.

La réponse que nous a adressée Bayer et son retrait de Primolut-Nor[2] et de Milligynon du marché français vont dans le même sens: «Bayer concentre ses efforts de recherche et commercialise des produits innovants qui répondent à des besoins médicaux non satisfaits. Le médicament que vous évoquez est générique, il ne correspond pas à nos priorités stratégiques.» La logique se tient. On peut supputer qu'il en a été de même pour Pfizer et Teva, laboratoires qui ont accusé réception de nos demandes d'information mais qui n'ont jamais été en capacité de nous fournir de réponse malgré nos relances multiples pendant un mois.

Convergence parallèle

Comment expliquer que Bayer continue de commercialiser ses variantes pas plus innovantes de Primolut de la Bulgarie à la Suède, en passant par la Grèce et l'Islande, mais que ce médicament ne se trouve plus en France? Si, en Europe, les laboratoires ont mis cette molécule sur le marché de vingt pays en comptant le Royaume-Uni, c'est pour des raisons d'argent.

«Même quand le prix du médicament est régulé, un certain nombre de pays s'alignent sur ceux de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni. Il y a une espèce de convergence des prix. La référence, ce sont souvent les gros pays européens», dépeint Philippe Abecassis.

Puisqu'on ne trouve ni l'Allemagne ni la France dans la liste des pays commercialisant de la noréthistérone, rien d'étonnant à ce que la stratégie des laboratoires ait été d'écouler le produit sur le sol britannique, afin que les autres pays s'alignent sur les prix en cours, d'autant plus qu'ils y sont libres.

L'autorité de santé publique britannique (NHS) indique un prix référentiel de 2,23 livres sterling (soit 2,49 euros) pour la boîte de trente comprimés. Sur internet, on en trouve à 9,50 livres sterling la boîte (soit 10,60 euros) et une publicité présente même celle à 9,49 livres sterling comme la moins chère de tout le Royaume-Uni («lowest price in UK guaranteed»). Jackpot. Les laboratoires y trouvent leur compte financièrement.

Régulation des prix

En France, en revanche, «le remboursement des médicaments exclut la liberté des prix et le marché peut ne pas être estimé porteur», spécifie Philippe Abecassis. Ainsi, «une des possibilités pour que ce médicament soit rentable serait de le mettre en vente libre», ce qui permettrait par ailleurs d'en faire la publicité.

Un scénario complètement inenvisageable pour la noréthistérone. Car, contrairement à ce qu'il se passe outre-Manche, dans l'Hexagone, ce médicament resterait sous ordonnance y compris s'il obtenait une nouvelle AMM.

«Tout ce qui est hormone est listé, en dehors de la pilule du lendemain, appuie Isabelle Yoldjian, de l'ANSM. Personne ne peut se procurer de traitement hormonal sans ordonnance. Il est étonnant de mon point de vue que la noréthistérone puisse être délistée dans un pays européen comme le Royaume-Uni. Il est sûr qu'en France, ce n'est pas quelque chose qui serait fait.» Les risques thromboemboliques sont trop élevés, à l'instar des pilules, pour que la molécule circule sans prescription médicale[3].

L'autre stratégie pour laquelle auraient pu opter les laboratoires, c'est de fixer les prix librement en restant sur prescription mais en s'abstenant de demander aux autorités que le médicament soit remboursable. Un choix qui n'a pas non plus été estimé rentable, peut-être en raison d'une dernière hypothèse formulée par Philippe Abecassis: la prise en compte du marché parallèle par les laboratoires concernés, vu que ce médicament est commercialisé dans de nombreux pays au niveau mondial.

Les grands groupes pharmaceutiques peuvent juger que la demande est suffisamment couverte par ce qui s'obtient sur internet sans ordonnance, mais surtout de manière illégale. «Les firmes jouent avec ça et maîtrisent très bien les quantités dans le marché parallèle. En Europe, on estime l'origine illégale des médicaments à 10%-15%. Quand il y a des marchés étroits et lorsque le produit est déjà sur le marché parallèle, cela peut justifier qu'il n'y ait pas de demande d'AMM.»

Or la première molécule recommandée pour retarder ses règles est bien la noréthistérone et le médicament est disponible à l'achat sur internet, à 31,94 euros la boîte d'Aygestin par exemple ou à 55,95 dollars (soit 50,54 euros) celle de Norlutate.

Voilà qui justifie l'absence d'Utovlan, Mini-Pe, Mini-Pill, Norcolut, Noriday, Conludag, Primolut et Cie dans les pharmacies françaises. Une situation qui risque de perdurer, tant que la demande «parallèle» restera trop faible pour susciter l'attention –et l'appât du gain– des laboratoires.

 

1 — L'Agence du médicament, ancien nom de l'ANSM, a procédé en 1996 à une réévaluation des spécialités pharmaceutiques ayant une AMM antérieure au 1er octobre 1996. Si l'on souhaite obtenir plus d'informations sur ces AMM et connaître les indications thérapeutiques listées, il faut se référer à des «documents papier archivés» et «la recherche de ces documents parmi les archives est possible mais elle demanderait plusieurs semaines» supplémentaires. Nous avons donc préféré nous contenter des indications ultérieures à cette réévaluation. Pour le Primolut Nor, concernant la période de 1997 à 2008, les indications thérapeutiques étaient: troubles liés à une insuffisance en progestérone et notamment ceux observés en période préménopausique (irrégularités menstruelles, syndrome prémenstruel, mastodynie...); hémorragies fonctionnelles et ménorragies accompagnant les fibromes; endométriose; mastopathies bénignes; dysménorrhée; contraception en deuxième intention chez les femmes présentant une contre-indication à la contraception estroprogestative; cycle artificiel en association avec estrogène.Pour le Norluten, sur la période de 1997 à 2003, les indications thérapeutiques étaient : troubles liés à une insuffisance en progestérone et notamment ceux observés en période préménopausique (irrégularités menstruelles, syndrome prémenstruel, mastodynie...); hémorragies fonctionnelles et ménorragies accompagnant les fibromes; endométriose; mastopathies bénignes; dysménorrhée; contraception en deuxième intention chez les femmes présentant une contre-indication à la contraception estroprogestative; cycle artificiel en association avec estrogène. Quant au Milligynon, avec ses 0,6 mg de noréthistérone, c'était une pilule contraceptive minidosée. Retourner à l'article

2 — Primolut Nor a également été commercialisé en Belgique à partir de 1967 ainsi qu'au Luxembourg jusqu'en 2018, comme l'indique cette liste réalisée par l'Agence européenne du médicament (EMA). Le décalage de la date des règles faisait partie des indications thérapeutiques. Bayer a depuis retiré ce médicament de ces deux pays Retourner à l'article

3 — Voici ce qu'on peut lire par exemple dans la notice de l'Utovlan: «Les femmes ont de faibles risques d'avoir un caillot sanguin dans la jambe, le poumon ou un autre organe. Les risques d'avoir un caillot sanguin sont un peu plus élevés lorsque vous prenez un médicament hormonal comme Utovlan. Vous avez plus de risques de développer un caillot, que vous preniez ou non Utovlan, si vous êtes en surpoids, êtes touché par le lupus érythémateux systémique […], avez déjà eu un caillot sanguin dans les veines ou les poumons auparavant, avez des membres de votre famille qui ont développé des caillots sanguins, êtes incapable de bouger pendant une longue durée (par exemple après une opération), avez subi une grave blessure ou eu une importante opération, avez un historique de fausses couches répétées.» Dans la notice belge de Primolut Nor, est écrit qu'il faut «arrête[r] immédiatement l'utilisation de Primolut-Nor si vous éprouvez un des symptômes suivants: […] douleurs inhabituelles aux jambes ou gonflement des jambes, douleur lancinante à la respiration, toux d'origine imprécise, sensation de douleur et d'oppression au niveau de la poitrine; ce sont les premiers signes qui pourraient indiquer une thrombose (formation d'un caillot de sang dans un vaisseau) ou une embolie pulmonaire (caillot de sang dans un vaisseau du poumon)». Retourner à l'article

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