Culture

On apprécie un film différemment selon le cinéma dans lequel on est

La salle de ciné, avec ses pleurs et ses rires, ses instants de communion et de malaise, est le lieu de tous les possibles.

Les séances dans un multiplexe impersonnel et dans un cinéma plus confidentiel n'ont rien à voir. | Diego David Garcia <a href="http://www.flickr.com/photos/despedidairene/6883264549/in/photolist-bufwJZ-iDL5z-9hG8qD-6NHSAH-7iPpqC-7fZ3pD-7fZ3eZ-4r5K9L-aewNPj-iydUNZ-mLmsM-a7EjwQ-btJh64-et4s5E-a4XvjS-39HMJ8-sWuhS-o3ciio-fbhRWm-9qaWCG-9cuhQG-isuMff-6NeCDw-RtPCz-e4tWBi-fXWso7-3bPPRY-UpywC8-cjZBGN-dDaXp9-7JCxrp-nqq7EM-aUkDa2-ax4mHs-f9aJHW-9q7X4t-3cZQDb-6NQij7-9z14Kb-nwjYT8-5bpzC4-cAkf3Y-5aCKSc-7ULfRM-tBNKWE-7W9Rre-79Fjfs-d9ZJa-JzSdG-8CLZdr">via Flickr</a>
Les séances dans un multiplexe impersonnel et dans un cinéma plus confidentiel n'ont rien à voir. | Diego David Garcia via Flickr

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«En 2008, j'ai accompagné mes enfants dans un multiplexe picard pour voir Bienvenue chez les Ch'tis. La salle était remplie. Les gens ont tout de suite ri de bon cœur. A priori je n'étais pas le public cible, et pourtant, j'ai passé un moment dont je me souviens encore aujourd'hui.» En temps normal, Alain préfère David Cronenberg et Éric Rohmer. Mais ce jour-là, Dany Boon l'a séduit. Dany Boon ou le public de Dany Boon? «Je ne sais pas vraiment. La communion était si forte dans la salle, c'était comme une vague de bonheur. Je me suis juste laissé emporter. J'aurais sans doute vécu les choses de façon très différente dans une petite salle à moitié vide.»

Alain n'a jamais osé revoir le méga succès du réalisateur des Hauts-de-France: «Seul dans mon salon, ou même en famille, ça n'aurait pas eu la même saveur. C'est un peu comme regarder à la télé la captation d'un concert auquel on a assisté: de la scène à l'écran, il y a tellement de magie et d'énergie qui se perd.»

«Une fois installés devant un film avec d'autres, nous faisons partie d'une constellation collective.»
Julian Hanich, professeur d'études cinématographiques à l'Université de Groningue

Pour un seul et même film, les expériences cinématographiques sont diverses. Cela tient d'abord aux conditions de projection, une même œuvre ne pouvant pas s'apprécier de la même façon si elle est présentée en Imax ou visionnée sur son smartphone dans le métro. Récemment, Netflix a annoncé être en train de tester une fonction «visionnage accéléré» permettant de regarder un film de 2 heures en 1 heure 20. Les modes de consommation évoluent et se multiplient. Mais le déploiement de nouvelles technologies n'est pas le seul facteur pouvant influer sur la façon d'apprécier un film.

C'est d'ailleurs la thèse d'un essai imposant, publié en 2017: dans The Audience Effect – On the Collective Cinema Experience, l'universitaire allemand Julian Hanich observe la façon dont la salle de cinéma joue sur notre expérience de spectateur ou de spectatrice. «Au cinéma, on voit généralement un film avec 2, 20, 200 ou 2.000 autres personnes. Une fois installés devant un film avec d'autres, nous faisons partie d'une constellation collective qui influe sur notre expérience de spectateur, qu'elle soit positive ou négative», écrit Hanich dans l'introduction de son ouvrage.

La salle de cinéma, c'est un public soudé riant de bon cœur devant une comédie qui fait mouche. C'est aussi la toux grasse d'un voisin de siège au moment d'une réplique-clé, une odeur de pop corn pendant Le Parfum, les rayonnements des smartphones des gens mal élevés. On entre au cinéma avec l'envie d'être une éponge, d'absorber tout ce qu'un film peut nous donner. Il est souvent bien difficile de ne pas s'imprégner également de ce qui se trame autour de nous.

Haneke et moi

Ma petite vie de cinéphile a démarré il y a près d'un quart de siècle. Je ne sais pas si c'est un hasard, mais les deux séances les plus étrangement marquantes de ma vie ont concerné des films de Michael Haneke. En septembre 2001, au cinéma Le Carillon de Saint-Quentin, je découvrais La Pianiste, glaçante adaptation d'un roman d'Elfriede Jelinek. Deux incidents se sont produits pendant la séance: une femme s'est évanouie, puis une autre a subi ce qui semblait être une crise de tétanie. Toutes deux ont dû être évacuées, lumière allumée, tandis que le film continuait sa vie sur l'écran.

Jamais le malaise n'aura été aussi élevé que ce soir-là, au sein d'un public dont les membres semblaient tomber comme des mouches, ployant sous l'implacable tension assénée par Haneke. Aujourd'hui encore, le souvenir de cette séance me donne des frissons.

En octobre 2005, à l'UGC Ciné Cité de Lille, c'est cette fois une séance de Caché qui a marqué mon esprit. Dans cette salle au fort dénivelé, un couple de jeunes gens installé dans les premiers rangs a fini par céder à l'ennui ou au désir, pour commencer à forniquer. Terrible sentiment de gêne. Il aurait sans doute fallu intervenir, ce que personne n'a fait.

Si l'image était aussi saisissante, c'est parce que la relation sexuelle qui se jouait en bas de la salle contrastait totalement avec ce qui se jouait à l'écran. Caché est si angoissant, dépourvu de respiration, que c'est sans doute la dernière œuvre que je choisirais si on m'obligeait à copuler devant un film. Impossible d'oublier la scène dans laquelle l'un des personnages, en plan fixe, entreprend de s'égorger. Non seulement le couple avait assez mal sélectionné son film, mais il avait aussi très mal choisi son moment, puisqu'il était en train de s'affairer au moment de cette scène qui fit pousser à la salle un cri d'effroi général.

À quoi ça tient, l'art et sa perception? La Pianiste a obtenu le Grand prix à Cannes en 2001, Caché le Prix de la mise en scène en 2005, tous deux ont été largement salués par la critique... pourtant, je n'y associe que des femmes qu'on évacue et des jeunes qui s'accouplent devant un type qui s'égorge.

Une question d'environnement

Dans son livre, Julian Hanich multiplie les exemples visant à montrer à quel point l'expérience de la salle de cinéma peut changer radicalement la façon de vivre un film. Qu'adviendrait-il si l'on s'avisait de regarder Borat au beau milieu d'une horde de nationalistes venant des États-Unis ou du Kazakhstan? Pas sûr qu'on s'esclafferait de la même manière.

Sur plusieurs pages, Hanich décrit une expérience qu'il a lui-même vécue. En 2013, dans le cadre du Festival de Berlin, il assiste à une projection de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, documentaire signé Claude Lanzmann qui décrit comment 365 personnes se sont révoltées et évadées d'un camp d'extermination polonais. À deux reprises, Hanich a la surprise d'entendre des personnes éclater de rire.

«L'hilarité du public m'a rappelé le poids que représente le fait d'appartenir à la nation responsable de l'Holocauste.»
Julian Hanich, professeur d'études cinématographiques à l'Université de Groningue

«Le premier éclat de rire survient lorsque Yehuda Lerner, ancien prisonnier du camp et partiellement responsable du succès de la révolte, mentionne la ponctualité des gardes et soldats allemands», écrit Julian Hanich. Quant au deuxième éclat de rire, il survient lorsque Lerner explique que son plan, qui incluait de tuer les soldats et les gardes, a fonctionné grâce à son millimétrage («encore une histoire de précision et de ponctualité»).

Par une série de spéculations, Hanich en a déduit que les rires étaient principalement venus de la partie non allemande du public, au sein de laquelle il devrait probablement se trouver des spectateurs et spectatrices de religion juive. «Même si j'abhorre les Allemands dont parle Lerner, et bien que je me sente extrêmement éloigné d'eux, ces rires à propos “des” Allemands et de leur ponctualité caractéristique m'a indéniablement impliqué en tant qu'allemand. L'hilarité du public m'a rappelé le poids que représente le fait d'appartenir à la nation responsable de l'Holocauste. C'est un sentiment de culpabilité collective qui est alors monté en moi.»

Hanich ajoute qu'il a été agréablement surpris par ces rires, évoquant le soulagement qu'il y avait à entendre «des spectateurs juifs rire triomphalement des criminels allemands». Et conclut par le fait que s'il avait vu ce film seul, «ces sensations et émotions auraient été fortement atténuées, voire inexistantes».

Communion et exaspération

La salle de cinéma, c'est l'endroit où tous les sentiments sont exacerbés, dont le lieu de tous les excès. Dans The Audience Effect, Hanich déploie une typologie des différents types de larmes versées au cinéma. Il y a l'émotion frêle qui, démultipliée par les sanglots d'un·e voisin·e de siège, transforme des yeux humides en véritables fontaines. Il y a ces larmes qu'on se forcerait presque à verser, comme pour valider le fait qu'effectivement, le grand mélodrame qu'on était venu·e voir tient toutes ses promesses. Il y a aussi ces pleurs qu'on refrène, parce qu'on n'a aucune envie d'exposer sa fragilité aux yeux des autres.

C'est également vrai pour le rire. Il y a celui qui se propage, comme pour Alain devant Bienvenue chez les Ch'tis, mais il y a aussi celui qui consterne. «L'un de mes pires souvenirs de séance ciné, raconte Annabelle, c'est Tais-toi! de Francis Veber. J'ai trouvé le film nul de part en part alors que j'adore plein de films de Veber, mais ce n'est pas le pire: autour de moi, la salle se gondolait à chaque fois que Depardieu ouvrait la bouche. J'ai cru qu'un type allait mourir tant ses rires ressemblaient à des cris. Je ne sais même pas pourquoi je suis restée jusqu'au bout. Probablement par fascination pour cette expérience extrême, une sorte de plongée sans retour dans le malaise.»

La contrariété de l'émotion qu'on aimerait partager avec le reste du public mais qui ne nous atteint pas est un sentiment terrible, une façon de comprendre à quel enfer peuvent vraiment ressembler la solitude et l'isolement. Je garde un souvenir assez douloureux de ma séance de L'Étrange histoire de Benjamin Button, du grand David Fincher, dont j'aime à peu près tous les films... alors que je déteste celui-là. Non seulement la destinée du personnage joué par Brad Pitt m'a totalement indifféré, mais les effets numériques m'ont plongé dans un état de mal-être avancé (je suis particulièrement sujet au syndrome de la «vallée de l'étrange»).

C'était le soir de la sortie du film, au MK2 Gambetta. La salle n'était pas loin d'être pleine. Pendant plus de deux heures, je me suis senti étouffé par une salle émue, vibrante, reniflante d'émotion. Sans doute parce que j'ai eu une existence relativement facile et sans grands traumatismes, j'ai l'impression que ce moment fait partie des dix pires souvenirs de ma vie.

Dans la salle de cinéma, chaque sentiment prend une dimension nouvelle, y compris lorsque l'agacement se mue en exaspération, laquelle peut parfois donner lieu à un déluge de violence. Quasiment seul dans la grande salle d'un multiplexe pour la calamiteuse adaptation du Dreamcatcher de Stephen King par Lawrence Kasdan, je n'ai rien dit lorsqu'une bande d'affreux jojos (j'essaie de rester poli) a commencé à jouer aux ombres chinoises en plaçant ses mains devant le projecteur. Pourquoi? Parce que j'avais peur. Mais mon moi intérieur rêvait secrètement de leur casser la figure.

D'autres ne se sont pas contentés d'avoir des envies de violence. Julian Hanich raconte comment, lors d'une séance de L'Étrange histoire de Benjamin Button (oui, encore) à Philadelphie, un homme a tiré une balle dans le bras d'un homme dont la famille mangeait du pop corn de façon trop bruyante. En 2010, alors qu'une femme téléphonait sans complexe devant Shutter Island dans un cinéma californien, son petit ami a sorti de son sac un thermomètre à viande pour poignarder à la gorge l'homme qui avait osé se plaindre. Deux personnes qui avaient tenté d'intervenir ont également été blessées.

Les exemples sont nombreux, et pas uniquement américains. Si les relations entre les membres du public sont elles aussi amplifiées, c'est notamment parce que tout le monde n'a pas la même conception de la salle de cinéma. Pour certaines personnes, c'est un temple; pour d'autres, c'est un lieu de consommation et de détente comme un autre, où l'on peut se comporter comme dans son salon.

Le prix des places (et des confiseries) peut également influer sur les réactions du public: aller au cinéma, c'est un budget, et voir son moment de plaisir gâché par d'autres peut créer un fort sentiment de colère. C'est vrai pour les spectateurs et spectatrices que le pop corn ou les conversations téléphoniques exaspèrent à juste titre, mais c'est vrai également (même si beaucoup moins justifiable) pour les individus bruyants et malpolis, qui voient le cinéma comme un moment de lâcher-prise.

Cannes, des émotions décuplées

Cela n'est d'aileurs pas vrai uniquement dans les gros complexes cinématographiques. Au Festival de Cannes, les journalistes se comportent parfois de façon extrêmement grossières. On mange bruyamment, on envoie des SMS sans même baisser la luminosité de son smartphone, on quitte la salle en faisant claquer son siège pour marquer sa désapprobation ou pour filer à la séance suivante, au mépris de l'œuvre et de sa conclusion. Les salles cannoises sont de formidables laboratoires d'observation, et il y a de quoi s'exaspérer.

La fatigue, le visionnage à la chaîne de dizaines de films sur une dizaine de jours et l'excitation face à des films parfois attendus depuis des années, tout cela crée un public à fleur de peau, qui oublie régulièrement les règles de bienséance (on y a vu des critiques cinéma soi-disant respectables faire sécher leurs chaussettes sur le siège de devant, ou même raser leur barbe de trois jours).

Il y a d'ailleurs d'autres types d'excès à Cannes, comme celui de la réception des films. Un journaliste cinéma réputé, qui tient à rester anonyme, me confiait récemment qu'il «retourne voir la plupart des films à Paris», parce qu'il a conscience que ses avis cannois sont souvent bien trop extrêmes, dans un sens comme dans l'autre. «Je ne fais qu'à moitié confiance au moi de Cannes», ajoutant que s'il continue à se rendre au festival, c'est parce que le fait de découvrir les films avant le reste de la planète (mais avec la fine fleur du journalisme cinéma mondial) constitue pour lui une véritable addiction. Sans compter le fait que sa rédaction verrait d'un mauvais œil son refus de s'y rendre.

Une «gélatine d'âme commune»

Dans son essai Le Cinéma ou l'homme imaginaire, qu'on retraduirait volontiers dans un français plus inclusif, le sociologue et philosophe Edgar Morin donne ce qui est peut-être la meilleure définition connue de la salle de cinéma, vue à travers le point de vue spectateur:

«Le voilà donc isolé, mais au cœur d'un environnement humain, d'une grande gélatine d'âme commune, d'une participation collective, qui amplifie d'autant sa participation individuelle. Être à la fois isolé et en groupe: deux conditions contradictoires et complémentaires favorables à la suggestion. La télévision à domicile ne bénéficie pas de cette énorme caisse de résonance; elle s'offre dans la lumière, parmi les objets pratiques, à des individus dont le hombre arrive difficilement à former groupe (c'est pourquoi aux États-Unis l'on s'invite pour les tévé-parties).»

Un gigantesque agglomérat de gens venus à la fois chercher une expérience collective et un face-à-face avec eux-mêmes: voilà ce qu'on aime au cinéma, avec toutes les contradictions que cela implique. Voilà pourquoi, malgré les propos répétés des anti-Netflix, la salle de cinéma n'est pas près de disparaître, même si certaines petites salles ont effectivement bien du mal à résister face à l'armada des multiplexes plus impersonnels.

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