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La stabilité géopolitique de l'Asie va-t-elle durer?

La crise de Hong Kong n'était que le début: une nouvelle donne s'amorce sur l'ensemble du continent.

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président américain Donald Trump au G7 de Biarritz, le 25 août 2019. | Nicholas Kamm / AFP
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président américain Donald Trump au G7 de Biarritz, le 25 août 2019. | Nicholas Kamm / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

1942: les marines américains affrontent les troupes japonaises sur les îles du Pacifique. Les combats sont violents, et le conflit s'éternise.

Nicholas J. Spykman, stratège américain d'origine néerlandaise, qui enseigne à l'université de Yale, estime néanmoins que les États-Unis et le Japon pourraient faire alliance contre la Chine après la guerre –la Chine est alors un allié capital de l'Amérique.

Il affirme que le Japon se montrera loyal et utile, qu'il aura besoin des États-Unis pour protéger les voies maritimes d'importation de nourriture et de pétrole et que sa large population de consommateurs et consommatrices formeront la base d'une solide relation commerciale.

L'universitaire estime en revanche que la Chine deviendra une puissance continentale aussi puissante que dangereuse au lendemain de la guerre, et que les États-Unis se verront forcés d'y faire contrepoids.

Il pronostique également que le Japon deviendra l'équivalent de la Grande-Bretagne: un grand allié des États-Unis au large du continent –asiatique, en l'occurrence.

Vision obsolète

Spykman, qui est mort d'un cancer l'année suivante, n'a pas pu voir ses intuitions se réaliser. Sa vision allait à la fois définir et stabiliser l'Asie, tout en lui offrant la paix et la prospérité économique pendant près de soixante-quinze ans.

La visite de Richard Nixon en Chine en 1972 a quelque peu mis à mal ses prédictions en rapprochant la Chine et les États-Unis, qui voulaient alors faire contrepoids à l'URSS. L'alliance entre les États-Unis et le Japon a toutefois constitué le socle de la stabilité asiatique. Sans le partenariat américano-japonais, la manœuvre diplomatique surprise de Nixon à Pékin n'aurait jamais pu voir le jour.

 

Le président américain Richard Nixon et le leader communiste chinois Zhou Enlai en février 1972 à Pekin. | AFP

Bien peu de personnes se souviennent du nom de Spykman. Pourtant, ses présages, déjà si clairvoyants à l'époque de leur formulation, sont sans doute plus pertinents que jamais aujourd'hui, en plein conflit commercial sino-américain.

Malgré tout, sa vision de l'ordre asiatique est sur le point de devenir obsolète. L'Asie a connu une remarquable transformation au fil des dix dernières années. Les modifications se sont faites de manière progressive, dans plusieurs pays différents, si bien que cette nouvelle ère est arrivée sans crier gare.

La Chine se montrera plus déterminée, mais connaîtra plus d'agitation interne; les États-Unis verront leur système d'alliances se fracturer; l'US Navy domine moins la région que lors des dernières décennies.

La crise de Hong Kong et la détérioration de la relation entre la Corée du Sud et le Japon ne sont qu'un avant-goût des décennies à venir. La sécurité des pays d'Asie n'est plus garantie.

Nationalisme chinois

La Chine n'est plus la Chine. Elle n'est du moins plus celle que nous connaissions: celle qui affichait une croissance à deux chiffres d'année en année; celle qui était dirigée par un groupe de technocrates anonyme, prudent et collégial, encadré par une stricte limite du nombre de mandats.

Elle est aujourd'hui dirigée par un seul et même autocrate endurci, pour un taux de croissance réduit à 6 %. L'économie chinoise ralentit et se transforme peu à peu en un système plus mûr, composé d'une main d'œuvre hautement qualifiée.

Les nouvelles classes moyennes sont à la fois nationalistes et difficiles à satisfaire; elles se montrent de plus en plus exigeantes envers le pouvoir. Xi Jinping compte bien préparer cette classe moyenne au statut de puissance mondiale, qui se caractérise par le contrôle de plusieurs ports et routes commerciales aux quatre coins de l'Eurasie. Sa méthode: nationalisme et réforme économique.

Le président chinois fait par ailleurs appel à des moyens technologiques sans précédent (notamment la reconnaissance faciale) pour surveiller le peuple. Xi sait qu'il doit être l'exact opposé du Secrétaire général soviétique Mikhaïl Gorbatchev, qu'il doit diriger le pays d'une main de fer et non de velours.

Il cherche donc à réformer l'économie chinoise, surendettée et axée sur l'exportation, tout en préservant la structure politique nationale.

Ordre maritime multipolaire

La Chine de Xi déploie une flotte en rapide expansion sur toutes les voies maritimes d'Asie. L'ordre maritime unipolaire des États-Unis, qui existe sur le continent depuis soixante-quinze ans, va devenir moins stable.

Clé de voûte implicite de l'alliance américano-japonaise qu'entrevoyait Spykman, il va bientôt être remplacé par un ordre multipolaire.

Nombre de spécialistes ont tendance à considérer l'agressivité navale de Pékin en mer de Chine méridionale et orientale comme un ensemble de phénomènes individuels, qui doivent être traités au cas par cas. En réalité, tous ont un impact sur le contrôle maritime américain dans le Pacifique Ouest.

 

Cérémonie d'inauguration du porte-avions Type 001A de la marine chinoise, le 26 avril 2017 à Dalian. | STR / AFP

Les derniers projets portuaires de Pékin (Darwin, au nord de l'Australie; environs de Sihanoukville, au Cambodge) démontrent que la Chine investit peu à peu l'espace maritime à l'intersection de la mer de Chine et de l'océan Indien, où elle dispose déjà d'un réseau de ports datant de la dernière décennie.

Il a pourtant fallu attendre ces dernières années pour que le nouvel empire maritime chinois attire l'attention de la communauté internationale. Le bassin indo-pacifique n'est plus la chasse gardée des États-Unis.

Poudrière taïwanaise

L'activité navale croissante de Pékin en mer de Chine méridionale et orientale sert un objectif plus ambitieux: elle permet à la Chine de faire un peu plus pression sur Taïwan, qui marque la limite entre les deux mers.

Avant la visite de Nixon en Chine, l'État insulaire était une poudrière. Si la Chine n'était pas partie en guerre dans la péninsule de Corée en 1950, le dirigeant Mao Zedong aurait peut-être attaqué Taïwan.

Lorsque Nixon et son secrétaire d'État Henry Kissinger ont passé un accord avec Mao et son premier ministre Zhou Enlai pour délégitimer l'indépendance de Taïwan sans la menacer directement, l'île a cessé d'être une pomme de discorde pour devenir un simple point de tension.

Voilà qu'elle redevient désormais une poudrière: Pékin tient des exercices militaires au large de ses côtes, parachève la mise au point de missiles capables de la frapper et lui livre une cyberguerre sans merci, tout en exigeant l'annulation du contrat d'armement de 2,2 milliards de dollars signé avec Donald Trump.

La situation découle naturellement des politiques nationalistes et agressives de Xi Jinping et de son homologue américain, qui continuent de mettre le feu aux poudres.

Tensions nippo-coréennes

Il va sans dire qu'aucune région d'Asie ne dépasse la péninsule de Corée en matière d'importance stratégique. L'ouverture –brouillonne– des négociations entre Donald Trump et la Corée du Nord de Kim Jong-un a eu une conséquence involontaire: l'ouverture de négociations parallèles entre ce dernier et la Corée du Sud.

Ce dialogue aura sa propre logique et sa propre trajectoire. En ligne de mire: un traité de paix entre Pyongyang et Séoul, et le départ de plus de 23.000 soldats américains stationnés en Corée du Sud.

 

Le président sud-coréen Moon Jae-in et le leader nord-coréen Kim Jong-un lors d'une rencontre dans le comté de Samjiyŏn en Corée du Nord, le 20 septembre 2018. | KCNA via KNS / AFP

Cela n'arrivera jamais, pensez-vous? Il ne faut jamais dire jamais. Les pays divisés au XXe siècle ont tendance à s'unir de nouveau: Vietnam du Nord et du Sud, Allemagne de l'Ouest et de l'Est, Yémen du Nord et du Sud… Si la Corée devait les imiter, sa réunification ferait un grand perdant: le Japon.

L'archipel compte sur la division de la péninsule coréenne pour assurer sa propre sécurité. Une Corée réunifiée serait instinctivement anti-japonaise: Tokyo a brutalement colonisé le pays de 1910 à 1945 et l'héritage de la Seconde Guerre mondiale est en lui-même terrible.

La tension commerciale qui oppose Séoul et Tokyo s'est intensifiée de manière alarmante il y a peu, aggravée par le souvenir des pratiques japonaises pendant la guerre (travail forcé, esclavage sexuel). Elle n'est qu'un avant-goût des tensions politiques qui pourraient un jour éclater entre le Japon et une Corée réunifiée.

Infiabilité américaine

En optant pour un bilatéralisme à somme nulle dans chaque pays d'Asie au lieu de mettre au point une stratégie régionale, Donald Trump a ouvert la boîte de Pandore. Les alliés de l'Amérique pourraient bien s'entre-déchirer par sa faute –et la Chine sortirait vainqueur du conflit.

Le Japon va au devant de plusieurs difficultés: une présence renforcée des forces chinoises (aériennes comme maritimes), la possibilité d'un retrait partiel des troupes américaines stationnées en Asie du Nord-Est et l'émergence d'une Chine capable de le battre si une guerre devait éclater en mer de Chine orientale. Pour l'instant, Pékin attend son heure et refuse encore de se mesurer à l'excellente marine japonaise.

Ces événements s'inscrivent dans le cadre de la dégradation de la politique étrangère et de sécurité des États-Unis, qui n'avait jamais paru aussi peu fiable depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est l'inconstance de la diplomatie américaine qui nuit le plus à sa réputation, en Asie comme ailleurs.

Donald Trump ne veut pas créer d'alliances; il l'a signifié haut et fort au début de son mandat en se retirant de l'accord de partenariat transatlantique. Ce faisant, il a affaibli la structure de gestion qui permettrait de réfréner toute escalade de la violence militaire en Asie, un continent traversé par des interactions complexes entre plusieurs systèmes d'armement de pointe.

La confiance mutuelle et la compréhension implicite qui liait l'Amérique à ses alliés asiatiques se sont grandement effritées. Chez les grandes puissances comme chez les individus, la crédibilité compte plus que tout.

Retour du non-alignement

Certains placent leurs espoirs dans la nouvelle alliance américano-indienne ainsi que dans l'émergence d'un réseau de pouvoir asiatique reliant l'Inde à l'Australie, au Japon et au Vietnam, mais ces derniers pourraient s'avérer moins utiles que prévu.

Si les relations entre Washington et New Delhi se sont grandement améliorées au fil des quinze dernières années, le contexte sino-américain y était pour beaucoup: les États-Unis et la Chine avaient beau être rivales, leur relation était stable et gérable. La récente affaire des tarifs l'a rendue beaucoup plus incertaine.

 

Le président américain Donald Trump et le président chinois Xi Jinping lors d'une rencontre bilatérale en marge du G20 d'Osaka, au Japon, le 29 juin 2019. | Brendan Smialowski / AFP

L'Inde, qui est géographiquement plus proche de la Chine qu'elle ne le voudrait, devra peut-être renouer avec la stratégie des non-alignés pour faire contrepoids aux deux grandes puissances. New Dehli pourrait le faire sans mal, et elle n'aurait même pas besoin de le déclarer en bonne et due forme.

Quant au fameux réseau asiatique émergent, il ressemble plus à un mirage tape-à-l'œil qu'à une réalité substantielle: sans leadership américain solide et ferme, le projet pourrait faire chou blanc.

Risque de finlandisation

L'élection de Donald Trump est le fruit d'une lente transformation culturelle et économique de la société américaine. Les États-Unis sont une grande puissance; leur politique intérieure a donc un impact sur le reste du monde. Mais il en va de même pour la politique intérieure chinoise. Autrement dit, seule la Chine peut vaincre la Chine.

Si la politique de répression technologique mise en place par Xi Jinping ne parvient pas à empêcher une révolte de la classe moyenne au fil de la prochaine décennie, une grande partie de la stratégie extérieure de Pékin sera remise en cause.

Ce scénario n'est toutefois guère crédible. La Chine continuera sans doute d'étendre son influence militaire et son marché intérieur dans la région indo-pacifique et en Eurasie.

Aux États-Unis, les affects qui lient la population à ses alliés d'après-guerre continueront de s'effriter. En Asie, cela se traduira par un phénomène de finlandisation: l'élan spontané des petits pays vers leur grande puissance locale. Depuis le Japon jusqu'à l'Australie, les alliés asiatiques de l'Amérique pourraient bien finir par graviter autour de la Chine, à la manière de la Finlande, qui s'était rapprochée de l'URSS pendant la guerre froide.

Les alliés des États-Unis n'ont pas le choix: ils doivent faire la paix avec la Chine. Elle est le principe organisateur économique, démographique et géographique du Pacifique Ouest.

Nous assisterons alors à la fin du monde qu'avait imaginé Spykman.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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