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Et si l'avenir de l'Amazonie reposait sur les entreprises?

Il faut faire collaborer toutes les parties qui jouent un rôle dans sa destruction et dans sa protection.

Vue aérienne de la déforestation en Amazonie (Brésil) le 22 septembre 2017. La région ouest de la forêt souffre de la plus importante perte de végétation. | Carl de Souza / AFP
Vue aérienne de la déforestation en Amazonie (Brésil) le 22 septembre 2017. La région ouest de la forêt souffre de la plus importante perte de végétation. | Carl de Souza / AFP

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Le destin de l'Amazonie et celui du reste du monde sont liés. Si 20 à 25% de sa forêt est abattue, estiment les scientifiques, la capacité du bassin à absorber le dioxyde de carbone sera gravement compromise, ce qui provoquera la panne de l'un des plus grands puits de carbone du monde. Compte tenu de l'accélération du rythme de la déforestation pour laisser la place au bétail, à la culture du soja et à l'extraction de l'or, ce point de non-retour pourrait être atteint d'ici dix ans.

 

 

Le bassin amazonien joue un rôle critique dans la stabilisation du climat mondial. Gigantesque, il s'étend sur pratiquement 7,5 millions de kilomètres carrés et comprend 40% des forêts tropicales du monde, 20% de ses ressources d'eau douce et produit 20% de l'air que nous respirons. Par le biais d'un processus appelé évapotranspiration, il influence aussi la couverture nuageuse de la planète et la circulation des courants océaniques.

Déni du gouvernement brésilien

Ce bassin, tout particulièrement les presque 5 millions de kilomètres carrés situés au Brésil, sont en danger. Entre août 2018 et juillet 2019, la vitesse de la déforestation y a été supérieure de quasiment 50% à celle de la même période l'année précédente. Jair Bolsonaro, le président d'extrême-droite du pays, a fait de l'ouverture de l'Amazonie aux extractions massives de ressources naturelles un pilier central du programme économique de son gouvernement.

Fort de l'appui de responsables politiques à l'influence puissante et des lobbies de l'agriculture et de l'extraction minière, Bolsonaro cherche à démanteler les agences et autres protections environnementales du Brésil et à accroître l'accès aux concessions minières, tout particulièrement sur des terres indigènes protégées. Pour accélérer le processus, le président gèle la démarcation de nouveaux territoires aborigènes et dépouille de ses pouvoirs la fondation indigène nationale, la Funai. Ces initiatives sont dangereuses; la protection de ces terres est largement considérée comme l'une des meilleures stratégies pour conserver les forêts et éviter la perte de la biodiversité.

Déjà, la déforestation augmente et l'exploitation minière illégale gagne du terrain. Les principales coupables du déboisement sont les personnes qui élèvent du bétail, responsables de plus des trois-quarts du défrichage. On peut imputer à la vaste exploitation du fer, de l'or et d'autres minéraux un dixième de la disparition de la forêt. Les géants agro-industriels défrichent eux aussi de vastes étendues de terre pour planter du soja et du maïs, bien que leur impact direct sur la déforestation soit plus limité car ils sévissent à moins grande échelle.

En dépit des preuves, le gouvernement brésilien nie l'existence du problème. Lorsqu'on lui a opposé des données obtenues par télédétection par l'Institut national pour la recherche spatiale (Inpe), l'agence brésilienne de recherches scientifiques, montrant l'intensification de la déforestation, le président a limogé le directeur de l'agence et qualifié ses découvertes de «mensonge».

Cette même semaine, il a publiquement réprimandé la chancelière allemande et le président français lorsqu'ils ont exprimé leur inquiétude face au rythme exponentiel de la déforestation et aux violations courantes des droits humains dans les communautés indigènes et afro-brésiliennes.

Le président français Emmanuel Macron, le président du Brésil Jair Bolsonaro et la chancelière allemande Angela Merkel au sommet du G20 à Osaka le 29 juin 2019. Le 22 août, Jair Bolsonaro a fustigé la «mentalité colonialiste» de son homologue français qui a rassemblé les pays du G7 afin qu'ils expriment leur mécontentement contre le feu qui fait rage dans la forêt amazonienne. | Dominique Jacovides / Pool / AFP

Lorsqu'il a appris que le ministre des Affaires étrangères français avait rencontré des groupes locaux de défense de l'environnement, Bolsonaro a annulé une rencontre, mettant potentiellement en péril la ratification d'un gigantesque nouveau pacte commercial avec l'Union européenne.

«Complot marxiste»

La majorité de la population brésilienne désapprouve les décisions de son gouvernement, et plus de 86% sont opposés à l'ouverture de zones indigènes protégées à l'exploitation minière. Un certain nombre d'organismes indigènes et de défense de l'environnement ont commencé à résister aux initiatives de dérégulation au Brésil et organisent des manifestations dans la capitale. Entre mi-juillet et mi-août, huit ancien·nes ministres de l'Environnement, une ex-ministre de l'Agriculture et sept gouverneurs d'États ont publiquement rejeté les mesures du gouvernement fédéral. Après des mois de joute verbale, l'Allemagne puis la Norvège ont suspendu leur contribution à l'Amazon Fund, ce fonds de plus de 1 milliard de dollars (près de 900 millions d'euros) créé en 2008 pour aider le Brésil à protéger ses forêts et les 300 groupes tribaux qui vivent en Amazonie.

Sans surprise, les groupes de conservation et de protection sont de plus en plus contraints de se battre. Une grande partie du problème tient au fait que le gouvernement fédéral écarte tout simplement la moindre opposition. Plusieurs hauts fonctionnaires ne croient pas que le changement climatique existe vraiment et semblent convaincus que les gouvernements étrangers et les groupes de la société civile ont la ferme intention de saboter l'administration Bolsonaro.

La communauté internationale peut appliquer des sanctions aux entreprises non-éthiques.

Le ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, a qualifié le dérèglement climatique de «complot marxiste». Il est soutenu par une partie de l'armée, qui se méfie depuis longtemps des groupes indigènes et de la protection de l'environnement. Nombre de responsables politiques de sensibilité conservatrice qui sont à la tête des États du pays soutiennent le programme du gouvernement fédéral, surtout dans le domaine du développement économique des zones boisées.

Il existe des moyens de faire pression sur Bolsonaro. Sur le plan national, l'augmentation des investissements par des groupes publics et privés travaillant à la détection scientifique de la déforestation illégale et des crimes contre l'environnement, les mesures servant à réduire l'accaparement des terres et l'utilisation improductive des terrains pour en faire des pâturages, les incitations à produire des cultures alternatives et la mise en application constante des lois existantes sont toutes des mesures essentielles. Certes, étant donné l'hostilité actuelle du gouvernement fédéral, la plupart ne sont plus à l'ordre du jour. La communauté internationale a d'autres atouts dans sa manche, notamment des sanctions applicables aux entreprises aux chaînes logistiques non-éthiques, des stratégies de désinvestissement visant les principaux contrevenants, les boycotts de produits et les campagnes publiques.

Stratégie de la carotte et du bâton

En attendant, l'une des manières les plus efficaces de protéger la région consiste à travailler avec les entreprises plutôt que contre elles. Prenez le cas du secteur de l'élevage. À première vue, ce n'est pas le candidat idéal à une politique progressiste. Pourtant, de sociétés importatatrices et exportatrices internationales sont de plus en plus enclines à rendre leurs chaînes logistiques plus écologiques, compte tenu des réactions face au sort de l'Amazonie de la clientèle qui consomme leurs produits dans le monde entier. Les producteurs de viande brésiliens en sont particulièrement conscients dans la mesure où les grandes chaînes qui commercialisent leurs produits au Brésil –Carrefour, Casino, Walmart et d'autres– sont étrangères (et, en principe, engagées à respecter les standards zéro émission de carbone).

Plusieurs groupements d'entreprises brésiliennes sont déjà en train de manifester leur désaccord. Le Brazilian Business Council for Sustainable Development (BCSD) et la Brazilian Agribusiness Association (Abag) ont critiqué les propositions du gouvernement d'ouvrir les forêts protégées. Les responsables de la législation brésilienne pourraient être soumis·es à de nouvelles pressions bientôt.

 

«Le président de la Brazilian Agribusiness Association dit que ce n'est qu'une question de temps avant que ne se mette en place un boycott international des produits du Brésil à cause de la déforestation en Amazonie.» 

Comme le ministre des Finances brésilien a promis de supprimer progressivement une vaste palette de subventions destinées aux producteurs locaux, les entreprises vont bientôt devoir se tourner vers des investisseurs internationaux bien plus exigeants. S'ils ne modifient pas leurs pratiques, leurs affaires en pâtiront. Déjà, en tant que membres de la coalition pour le climat, les forêts et l'agriculture brésiliennes, certaines des plus grandes entreprises d'emballage de viande, des producteurs agricoles et des propriétaires terriens du pays entreprennent des démarches pour assainir leurs chaînes logistiques.

Les démarches pour les y encourager sont tout à fait envisageables. La Bourse de Londres a récemment dévoilé sa Responsible Commodities Facility [Établissement des produits responsables], un premier programme d'obligations vertes visant à fournir des crédits à bas prix afin d'encourager une production alimentaire durable. Les agriculteurs qui s'engagent à ne pas déboiser auront accès à 1 milliard de dollars au cours des quatre prochaines années pour produire près de 190 millions de tonnes de soja et de maïs. Cet instrument cherche aussi à protéger et à restaurer des dizaines de milliers de kilomètres carrés d'habitat naturel dans la savane brésilienne afin de retirer des centaines de millions de tonnes de dioxyde de carbone de l'atmosphère.

Marfrig Global Foods, l'un des plus grands producteurs de bœuf du monde, vient de lancer à son tour des obligations durables en juillet dernier. Cette offre de 500 millions de dollars (pas loin de 450 millions d'euros) sur dix ans réunit plusieurs grandes banques –Bradesco, Santander, BTG, Nomura, HSBC, XP et Rabobank, entre autres– pour soutenir des pratiques visant à éviter la déforestation et à réduire les émissions de carbone. Marfrig a déjà lancé plusieurs initiatives pour inciter ses fournisseurs à adopter des pratiques zéro carbone.

Pendant ce temps, Cofco International, société d'import-export chinoise, a uni ses forces à celles de vingt banques pour produire un mécanisme de financement de 2,1 milliards de dollars (1,88 milliards d'euros) visant à soutenir la durabilité du secteur agricole brésilien. Cofco a décidé d'évaluer les modalités de remboursement de prêts en fonction des progrès que les entreprises feront pour atteindre certains objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance. Le but est de promouvoir la production durable du soja et de réinvestir les économies dans la reforestation et la protection des terres en Amazonie.

À court terme, la résistance est cruciale pour empêcher qu'une situation déplorable ne s'aggrave.

Des groupes de négoce rivaux comme Olam et Louis Dreyfus ont convenu de renouveler ce même type d'arrangements, estimés à plus de 750 millions de dollars (près de 674,5 millions d'euros). Les deux entreprises figurent déjà parmi les plus gros exportateurs de germes de soja du pays et font le lien entre performances et objectifs de durabilité. Beaucoup d'autres leur emboîtent le pas. Si certains critiques qualifient ce genre d'arrangements financiers de «greenwashing» –c'est-à-dire de tentatives de faire passer une entreprise ou des pratiques pour plus vertes qu'elle ne le sont vraiment– la réalité, c'est qu'un nombre croissant de banques sont soumises à la surveillance de leurs propres services de conformité et de l'opinion publique et qu'elles sont parfaitement conscientes des risques que l'inaction ferait courir à leur réputation.

Il ne fait aucun doute qu'un mélange d'incitations et de sanctions est nécessaire pour aider à la promotion d'une meilleure gestion du bassin amazonien. Une Amazonie en meilleur état n'est pas seulement dans l'intérêt de la communauté internationale mais aussi dans celle de la population brésilienne qui pourrait beaucoup souffrir si la déforestation devait atteindre un point de non-retour. À court terme, la résistance est cruciale pour empêcher qu'une situation déplorable ne s'aggrave. À plus long terme, la meilleure solution reste de réunir des gouvernements responsables, des représentant·es de la société civile et des entreprises pour, ensemble, trouver des solutions.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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