Politique

Le tirage au sort peut-il sauver la démocratie?

Dans un contexte de défiance croissante envers les politiques, la méthode suscite un regain d'intérêt.

Et si on laissait le hasard choisir les personnes qui nous gouvernent? | Joël Saget / AFP
Et si on laissait le hasard choisir les personnes qui nous gouvernent? | Joël Saget / AFP

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À l'instar de l'urgence écologique, une urgence démocratique caractérise notre époque. Les deux sont d'ailleurs peut-être liées: les échéances électorales ont tendance à engendrer des décisions de courte vue, chaque génération repoussant à la suivante les choix difficiles –et ce quelles que soient les majorités au pouvoir. Dès lors, le système de démocratie représentative peut être interrogé; de fait, un certain nombre d'indices forts atteste de ce questionnement.

Un sondage Ifop pour Le Journal du dimanche publié le 11 août 2019 pointe la remise en question des élu·es par la population française: seulement 33% des personnes interrogées ont une bonne opinion des parlementaires, 20% jugent les élu·es honnêtes et 30% les jugent compétent·es.

D'autres modalités d'organisation politique peuvent-elles être envisageables? Bien sûr, le suffrage universel a été acquis de haute lutte par les groupes exclus de la sphère politique face à des élites, mais d'autres modalités peuvent être pensées.

Le tirage au sort des élu·es resurgit dans un certain nombre d'expériences politiques, après avoir été éclipsé pendant des siècles dans les travaux de recherche et dans les débats.

Système représentatif en crise

Un certain nombre d'indicateurs témoignent de la désaffection pour la politique professionnelle dans ses modalités représentatives, sans pour autant être le signe d'un désintérêt pour le politique.

La montée de l'abstentionnisme est patente dans les démocraties représentatives, et en particulier en France. Quelque 10% des Français·es en âge de voter –soit 4,3 millions de personnes– ne sont pas inscrit·es sur les listes électorales.

Deux catégories d'abstentionnistes sont définies par les politologues. Il y a d'abord les abstentionnistes «hors du jeu politique», que l'on retrouve notamment chez les femmes, au sein des populations faiblement diplômées et en difficulté d'insertion sociale. Ce groupe est caractérisé par un retrait de la politique, une certaine apathie et un sentiment d'incompétence.

À cet abstentionnisme de désintérêt ou de désinsertion sociale s'ajoute une autre forme: les abstentionnistes «dans le jeu politique», souvent jeunes, titulaires d'un diplôme, d'un milieu plutôt favorisé et sans problème d'insertion sociale, qui peuvent témoigner d'un refus et d'une contestation de la société telle qu'elle est. Ce type d'abstentionnistes pratiqueraient une abstention intermittente et ne nourriraient aucun sentiment d'incompétence.

Deux éléments bousculent cette opposition. Les abstentionnistes ne sont pas nécessairement mu·es par une posture apolitique, mais peuvent revendiquer un choix politique de remise en cause du modèle de contestation des pouvoirs par une élite élue.

Il peut s'agir d'une part d'abstentionnistes très diplômé·es, bien inséré·es, qui se sentent très compétent·es et structurellement abstentionnistes –et non pas de façon intermittente. Ces personnes ne conçoivent pas l'abstention comme un avertissement, mais comme le questionnement d'un système politique.

D'autre part, le giletisme –fait social majeur de l'année– ouvre la voie à une autre remise en question : incontestablement, la mobilisation des «gilets jaunes» interpelle la démocratie, son exercice, mais aussi ses impasses. Certes préoccupés par leurs importants problèmes individuels, les «gilets jaunes» n'en n'ont pas moins pensé un autre système d'auto-organisation et de solidarité de proximité.

Pour le sociologue Aziz Jellab, «la quête d'un entre-soi enchanté exprime bien la volonté de créer du collectif, de l'échange désintéressé et une certaine humanisation des rapports sociaux. […]. La mobilisation manifeste également une quête de reconnaissance, une lutte pour la dignité.» Bref, le giletisme, s'il est possible de lui donner un sens en réduisant sa nature complexe, s'inscrit dans une logique de refus des systèmes politique et social, la revendication du référendum d'initiative citoyenne (RIC) en étant un symptôme.

À cette augmentation de l'abstention et à la transformation de sa nature se combinent la montée des comportements, pratiques et mobilisations protestataires, la perte de confiance des citoyen·nes envers les gouvernants; la défiance générale envers le personnel politique (qui peut parfois aller jusqu'à des saccages de permanences de député·es); la crise des vocations pour les élu·es locaux; la critique de l'affiliation partisane et du spectacle politique qu'activent et réactivent les affaires successives de corruption et autres pratiques délétères (légales ou non) des responsables politique à l'échelle nationale et internationale.

Il ne faut pas non plus négliger l'ampleur de la crise du capitalisme financier et des politiques publiques –de droite comme de gauche– menées depuis la crise économique de 2008, et leurs effets sur le partage des richesses.

Dans ce contexte de crise de la représentation politique, la distanciation, la dénonciation et la protestation repérables dans l'ensemble des pays européens sont moins les signes d'un déficit démocratique que d'une demande de démocratie.

Expérience politique renouvelée

«Dans son principe comme dans son origine historique, la représentation est le contraire de la démocratie», a écrit le philosophe Jacques Rancière. Cela rejoint, de manière certes contre-intuitive, ce que certains penseurs des Lumières avançaient: tout système représentatif est aristocratique.

Dans L'Esprit des lois, Montesquieu l'exprime ainsi: «Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie; le suffrage par le choix est de celle de l'aristocratie.» Le principe de l'élection de représentant·es implique un choix, et donc l'établissement de distinctions entre les citoyen·nes.

Ainsi, la représentation est une idée d'origine aristocratique s'opposant à celle, démocratique, d'égale compétence de chacun·e à prendre les décisions collectives. Dans la Grèce et la Rome antique, «est démocratique le gouvernement auquel tous participent» –même s'il ne faut pas oublier que tout individu n'est pas citoyen dans l'Antiquité.

Dans Principes du gouvernement représentatif, le philosophe Bernard Manin montre que les pères fondateurs des républiques modernes voulaient une aristocratie élective, ce pourquoi ils ont rejeté le tirage au sort, associé depuis Platon et Aristote à la démocratie directe.

À l'échelle nationale, les élu·es constituent une oligarchie de fait, caractérisée par une origine sociale ethnique et générationnelle distincte de celle de la majorité de la population, par un cumul des fonctions que les récentes lois n'ont que peu réduit et par une reproduction des élites politiques.

Comme le montre l'avocat pénaliste Paul Le Fèvre dans La démocratie, c'est vous! - Pour le tirage au sort en politique, l'idée de tirage au sort pourrait, à l'instar des jurys d'assises et des cahiers de doléances, être envisagée comme une réelle avancée démocratique.

Création des révolutionnaires en 1791, le jury populaire aux assises remplit honorablement son rôle, alors même que les juré·es n'ont a priori aucune compétence juridique, obligeant au dialogue et à la prise de décision commune pour asseoir la légitimité des décisions.

De même, les cahiers de doléances du tiers état à la même période montrent des revendications cohérentes, dont la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 s'est inspirée –ce en quoi l'argument d'incompétence souvent brandi ne résiste pas à l'expérience.

Disparu de la scène politique avec les révolutions modernes, bien qu'utilisé par la démocratie athénienne ou par les cités italiennes de la Renaissance, telles Venise et Florence, et ancré dans la tradition politique historique suisse, le tirage au sort redevient aujourd'hui une expérience politique et un objet de discussion chez les spécialistes.

La demande de démocratie directe s'exprime par l'utilisation du tirage au sort en politique, de manière nationale ou plus locale, mais aussi par des exemples de démocratie participative.

Dans la période récente, le tirage au sort a été utilisé au niveau national à plusieurs reprises:

  • En Suisse, pour lutter contre la corruption des élu·es;

  • En Colombie-Britannique (Canada), en 2004, une assemblée de citoyen·nes tiré·es au sort pour une courte période était chargée d'une tâche spécifique, la réforme du mode de scrutin de leur province;

  • En Islande, en 2010, 1.000 personnes tirées au sort ont formé une Assemblée dont l'objectif était de dégager les différents points de la Constitution à réviser après la crise financière;

  • En Irlande, en 2012, une commission constitutionnelle composée de trente-trois responsables politiques et de soixante-six citoyen·nes tiré·es au sort a débattu de plusieurs articles de la Constitution;

  • À la Réunion, lors des élections régionales de 2015, la liste électorale Demorun était uniquement composée d'électeurs et électrices tirées au sort par un lancer de dés;

  • Dans la ville de Porto Alegre, au Brésil, pour la gestion du budget de la municipalité;

  • Dans certaines zones ciblées de Berlin, pour administrer des quartiers et décider de sujets locaux.

    Mais ce sont surtout les exemples de démocratie participative et d'engagement citoyen comme nouveaux espaces d'élaboration politique qui plaident pour une rupture radicale: de Nuit debout aux Indignés, de Luttopia à Montpellier (pour un autre accès à la culture) à l'Appel des jours heureux, en passant par Alternatiba (un mouvement alternatif politique pour le climat), les expériences de fab labs et, évidemment, le débat ouvert par les «gilets jaunes».

Débat théorique, questions pratiques

Le tirage au sort en politique est aussi de retour au niveau théorique, avec Barbara Goodwin, Jon Elster, Peter Stone, Anja Röcke, Gil Delannoi, Oliver Dowlen, Alexander Guerrero, Manuel Cervera-Marzal, Yohan Dubigeon, Yves Sintomer, Loïc Blondiaux ou Paul Le Fèvre. Travaux de recherche, ouvrages récents, colloques traitent de cette question, notamment sous l'angle des effets potentiels dans une logique une pluralisation des voies de la légitimité politique.

Par-delà les multiples difficultés de mise en œuvre, par-delà les inconvénients que le sens commun est prompt à développer, par-delà les écueils réels, les effets potentiels méritent au moins d'être cités, à défaut de les analyser en détail: simplicité, économie, impartialité caractérisent le tirage au sort.

Celui-ci permet également une suppression de la compétition dans le domaine politique et la fin de sa monopolisation par les partis politiques. Dès lors, conflits d'intérêts et corruption ont moins de risques de se produire.

Le tirage au sort empêche aussi les décisions à courte vue motivées par les échéances électorales, tout en encourageant la prise en compte par l'ensemble du corps électoral de la difficulté et de la complexité de la décision politique.

Par un tel exercice de citoyenneté commune, chacun·e se voit reconnue la compétence à décider, agir et gouverner, ce qui favorise le développement d'une culture civique. La délibération politique commune facilite l'expression régulée des désaccords, et donc la cohésion sociale.

Ceci étant, toute une série de questions pratiques doivent être abordées et débattues, chacune ayant de lourdes conséquences politiques:
 

  • Comment définir la base de tirage au sort (c'est-à-dire l'ensemble des citoyen·nes pouvant y participer)? Le tirage au sort doit-il supposer une candidature, ou bien n'importe qui peut-il être tiré au sort (comme c'est le cas pour les jurys d'assise, à quelques exemptions près)?
  • Quelle est la fréquence du tirage au sort? Impose-t-on une rotation des personnes tirées au sort ou peut-on être tiré·e au sort plusieurs fois? Peut-on utiliser le tirage au sort seulement au niveau local (communes, départements, régions) ou bien également au niveau national, voire même européen?

  • Doit-on combiner une chambre d'élu·es classiques et une chambre de personnes tirées au sort? En 1989, le politologue américain Robert Dahl proposait de combiner au bicamérisme américain une troisième chambre consultative formée au tirage au sort. Si oui, cette chambre est-elle consultative ou décisionnaire? Ou bien une seule chambre peut-elle combiner des élu·es et des tiré·es au sort? Dans quelles proportions?

  • De manière plus radicale, peut-on remplacer tous les élu·es par des tiré·es au sort?

Autant d'interrogations qui engagent des débats et des effets sur le système politique potentiel.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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