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Longtemps confiné dans les îles, le rhum arrangé fait depuis deux ans une percée fulgurante et remarquée dans les verres. Cet emblème de La Réunion, qui en revendique l'héritage et où chaque famille ou presque en détient jalousement une recette, a fait son apparition depuis peu chez les cavistes et en supermarché, passant de 200.000 litres vendus en 2016 à un million de litres prévu cette année.
Si le produit s'est dernièrement débarrassé de son image d'assommoir sirupeux en adoptant une approche plus qualitative, cette mutation ne doit pas faire oublier l'essentiel: le rhum arrangé reste par essence une boisson à fabriquer soi-même.
Cédric Brément, fondateur des Rhums de Ced, à l'origine de la montée en gamme, Teddy Boyer, directeur de la distillerie Rivière du Mât à La Réunion et Viviane Cornieux, responsable marketing chez le distributeur des rhums réunionnais Charrette, nous expliquent la marche à suivre. Ça tombe bien, vous avez un peu de temps en ce moment.
1. Les règles de base
On choisit un rhum blanc assez puissant, à 50% environ, sachant que les fruits qui dégorgent et l'édulcoration vont ramener ce degré sous la barre des 40%. Le rhum agricole (à base de jus de canne) ajoutera ses notes expressives de canne fraîche, tandis qu'un rhum de sucrerie (à base de mélasse) s'effacera devant les fruits et épices.
Sélectionnez des fruits de qualité et mûrs à point, comme si vous deviez les consommer en dessert. Trop verts, ils n'ont aucune chance de diffuser des arômes dans l'alcool; trop mûrs, ils auront tendance à se déliter.
«Pas de rhum bas de gamme, pas de fruits pourris, et attention en maniant le couteau!», résume Cédric Brément.
2. Que peut-on mettre? (spoiler: ce que vous voulez)
Tous les fruits (fruits tropicaux, fruits du verger, fruits à coques, fruits secs, baies…) se vautreront avec délice dans l'alcool de canne. Il en va de même pour les épices (vanille, cannelle, badiane, anis, gingembre, poivre, cardamome, piment…), à condition de les incorporer entières, jamais en poudre. Les herbes aromatiques (basilic, thym, thym citron, menthe, romarin, verveine, citronnelle…) apporteront quant à elles de la fraîcheur.
Pensez également aux fleurs (orchidées, hibiscus, boutons de rose…), aux légumes (carottes, tomates, poivrons en tête) –au pire, vous mixerez le tout en soupe–, aux grains de café, aux fèves de cacao ou aux arachides.
«À La Réunion, on ne s'interdit rien, prévient Teddy Boyer. On trouve des rhums arrangés à base d'écrevisses, les anciens disent que cela soigne la toux, la fièvre, les douleurs articulaires.» Mais refermons là le chapitres des remèdes, vous avez passé l'âge des excuses.
3. Y en a un peu plus, je le mets quand même?
Prélevez la pulpe et les graines des fruits de la passion, dénoyautez les fruits à noyau, pelez ceux qui ont la peau dure et contentez-vous de couper les autres en lamelles ou en quartiers.
Les agrumes posent un cas de conscience: si la membrane blanche qui se loge entre le fruit et le zeste est épaisse, supprimez-la, car elle concentre plus d'amertume que la langue de votre belle-mère.
Ne radinez pas sur les quantités. On prévoit en général une ration de 50/50 entre le liquide et le solide. Mais, comme dirait Zézette, ça dépend. Soyez généreux avec les fruits et les herbes, mais gardez la main légère pour les épices et les grains de café.
4. Les associations miraculeuses (et les autres)
Teddy Boyer conseille de se lancer avec des produits consensuels: «Banane/vanille, ananas/cannelle sont des valeurs sûres.» Viviane Cornieux suggère de tester vos associations comme vous composeriez une coupe de glace ou une salade de fruits: si c'est bon dans l'assiette, grandes sont les chances que ce soit bon dans le verre.
«Lancez-vous avec très peu d'ingrédients, recommande Cédric Brément, adepte de la sobriété en matière de fruits et d'épices. Plus vous compliquer la recette, plus il est ensuite difficile d'identifier où ça plante. Il faut comprendre le comportement des fruits, pour associer un fruit dominant (le fruit de la passion, par exemple) à un autre moins puissant (la mangue, qui donne de la rondeur). Avec la banane, peu expressive mais qui apporte du velouté, tentez la fève de cacao.»
Évitez le melon et la pastèque, qui deviennent amers avec le temps, conseille le boss des Rhums de Ced, ainsi que la noix de coco, la roulette russe du rhum arrangé en France métropolitaine, où elles arrivent dures ou fermentées une fois sur deux.
Avec les agrumes ou les fruits de la passion, laissez tomber les épices et cherchez plutôt à renforcer leur fraîcheur avec des herbes, qui apporteront un côté «rosée du matin».
Respectez la saisonnalité des fruits: le rhum arrangé à la fraise en décembre, c'est non, sauf avec un sachet de Tagada –oui, on peut en élaborer à base de bonbons, même si cela devrait être lourdement puni au pénal, si je puis me permettre.
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5. Du sucre, mais point trop n'en faut
Navrée de vous décevoir en ces temps de sugar bashing, mais un rhum arrangé de bonne tenue se passera difficilement de sucre. Cet exhausteur de goût servira de liant entre les fruitsépicesherbes (comme ça se prononce) et l'alcool.
Il faut l'incorporer dès le début de la macération, et en juste quantité: ni trop, ni trop peu –c'est-à-dire beaucoup moins que ce que vous vous apprêtez à coller dans le goulot! «Le sucre doit représenter 10% du rhum arrangé, 15% maximum», précise Viviane Cornieux.
Gare aux rhums très puissants en alcool, qui vous font trembler la main (dans tous les sens de l'expression) et incitent à édulcorer davantage.
Utilisez de préférence du sucre de canne liquide, qui se dissout mieux que la poudre. Mais n'hésitez pas à varier la douceur: miel, sirop d'agave et mélasse (plus amère) apporteront d'autres saveurs. Un bon rhum arrangé doit mettre en valeur les fruits, pas tirer vers le sirop.
6. Un peu, beaucoup de patience
Vous avez composé votre recette et glissé tous les ingrédients dans le bocal? Veillez à laisser le moins d'air possible pour limiter l'oxydation; les fruits ne doivent surtout pas émerger du rhum, pour ne pas se gâter.
À présent, deux options s'offrent à vous. Option 1: vous oubliez le bousin pendant trois à six mois dans un placard et retournez téter des mojitos en attendant. Oui, trois à six mois. Le rhum arrangé est une école de la patience, un éloge de la lenteur, une incitation à la contemplation et à la mesure du temps qui passe.
Option 2: vous avez pigé que, comme l'engeance humaine, les fruitsépicesherbes (en fait, c'est mieux si le deuxième «s» reste muet) n'adoptent pas tous le même comportement en absorbant de l'alcool. Comme tonton Bébert dansant la lambada avec le sapin bien avant minuit au réveillon de Noël, certains trouvent vite leurs limites.
Les herbes fraîches se dégradent très vite, il faut les exfiltrer après une à deux semaines d'infusion. Certaines épices tabassent rapidement, tel le bâton de cannelle si joli dans la bouteille –contentez-vous d'en prélever un morceau, et ne l'abandonnez pas dans le rhum pendant des mois.
À l'inverse, l'ananas et la vanille ont besoin de macérer six mois, les pommes et les poires de huit à douze mois.
Idéalement, préparez les infusions rapides à part, dans de petits pots de confiture, que vous assemblerez selon votre goût au mélange final –level expert du DIY.
7. Goûtez, rectifiez (et répétez autant que nécessaire)
Conservez la préparation à l'abri de la lumière, qui altère la couleur des fruits, mais surtout pas au frais, pour ne pas freiner la diffusion des arômes. Pensez à goûter régulièrement votre rhum arrangé afin d'en retirer à temps, le cas échéant, les aromates qui prennent le pouvoir.
Un tip précieux: si le niveau du bocal diminue avec trop d'alacrité, réduisez la cadence des dégustations tests. Il doit subsister une juste quantité de liquide après trois mois de macération.
Votre rhum arrangé est enfin prêt? Vous pouvez en rectifier la sucrosité en fin de course, en ajoutant du rhum ou du sucre, mais dans ce cas, laissez de nouveau reposer quelque temps pour un meilleur fondu des saveurs.
Le rhum arrangé doit être un plaisir pour les yeux autant que pour le palais. Mieux vaut instagramer votre œuvre en tout début de macération, avant que le liquide ne se trouble et que les litchis ne ressemblent à des globes oculaires dans le bocal d'un serial killer. Si les fruits se sont délités au point que la bouteille fiche la frousse, vous pouvez filtrer le rhum.
Sachez enfin qu'une fois la quille de rhum arrangé entamée, les ingrédients vont continuer à infuser. Mieux vaut donc la partager en un laps de temps raisonnable –que je me garderai bien de définir pour ne point heurter les principes de consommation modérée, et raisonnable elle aussi. Servez à température ambiante, profitez et n'hésitez pas à clamer: c'est moi qui l'ai fait!