Culture

«Roubaix, une lumière», territoire de la douceur

Le nouveau film d'Arnaud Desplechin accompagne le travail d'un flic dans une ville violente et construit la possibilité d'un autre regard sur une réalité jamais édulcorée ni simplifiée.

Le commissaire Daoud (Roschdy Zem) et l'inspecteur Louis Coterelle (Antoine Reinartz). | Le Pacte
Le commissaire Daoud (Roschdy Zem) et l'inspecteur Louis Coterelle (Antoine Reinartz). | Le Pacte

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On a vu le titre, Roubaix, une lumière. On voit Roubaix, cité du Nord de la France, «la plus pauvre des villes de plus de 100.000 habitants» comme il sera rappelé plus tard. On voit la lumière dans la nuit.

C'est la nuit de Noël. La lumière est celle, laborieusement joyeuse, des illuminations urbaines. Pour les fêtes, comme on dit. La lumière est celle d'une voiture qui crame. La lumière est dans le regard du flic qui patrouille, le commissaire Daoud.

On a vu le carton, juste après le titre: «Ici, tous les crimes, dérisoires ou tragiques, sont vrais. Victimes et coupables ont existé. L'action se déroule de nos jours.» À l'autre bout, pendant le générique de fin, on verra que le treizième film d'Arnaud Desplechin est adapté d'un autre film, Roubaix commissariat central de Mosco Boucault, tourné en 2002.

Cet impressionnant documentaire diffusé sur France 3 en 2008 corrobore, au-delà de toute attente, l'affirmation de véracité des faits qui sont évoqués dans Roubaix, une lumière.

Là commence le travail du cinéaste Arnaud Desplechin.

Aux côtés du commissaire Daoud, le film s'enfonce tout de suite dans la routine du commissariat d'une ville difficile. Il s'agit de montrer le travail. Un travail avec des menaces, des défis et des cris, avec des tampons encreurs, des formulaires et des gyrophares, avec du sang, du foutre et des larmes.

Mais pour Daoud, il n'y a pas de routine. Il y a un territoire. Ce territoire est constitué par la ville où il a grandi, par ceux qui l'habitent, et par le temps qui s'y écoule –répétition des jours et des nuits, mémoire d'une gloire industrielle passée, héritages de traditions venues des immigrations successives. Tout ça d'un seul tenant.

Desplechin filme ça. Il peut parce que Zem.

Un super-héros irradié au réel

On a beau chercher dans toute l'histoire du cinéma, on ne trouve aucun personnage comparable au commissaire Daoud interprété par Roschdy Zem et filmé par Arnaud Desplechin.

L'invention de cette figure de douceur absolue au milieu du trivial et quotidien pandémonium d'un commissariat est un geste sans équivalent. Quelque chose comme la force du shériff John Wayne dans Rio Bravo fondue avec l'inscription dans son monde de Gabin dans Pépé le Moko ou French Cancan et la sagesse attentive et souriante de Chishū Ryū dans les films d'Ozu.

Un homme, un flic, un héros, un territoire. | Le Pacte

Daoud sait. Il sait la vérité des êtres humains simplement parce qu'il en est lui-même un, mais à un degré qui confine au mythologique. Là est l'ambition et l'originalité extrêmes de Roubaix, une lumière, qui n'est pas un film réaliste ni un polar. Disons une fable philosophique, comme Les Aventures de Zadig ou Les Voyages de Gulliver, mais faite avec les matériaux de chaque jour.

Daoud, l'immigré renié par sa famille, est lui-même le territoire. Il est habité par lui dans toutes ses dimensions, y compris les plus sombres, les plus minables, les plus violentes. Il est une sorte de super-héros, irradié par ce combustible instable et dangereux qu'on appelle la réalité.

Au commissariat arrivent des affaires d'agression, d'escroquerie à l'assurance, de viol dans le métro, de fugue d'adolescente, d'incendie volontaire.

Louis, le nouvel inspecteur, a beaucoup à apprendre. | Capture de la bande annonce

C'est un tissu dense de manifestations de la misère, de la bêtise, de la tristesse, que travaillent à contenir le commissaire, Louis le nouvel inspecteur et les autres policiers. Comme le rappelle une de ses collègues au jeune flic idéaliste, ils ne sont pas supposés résoudre des énigmes ni faire justice, mais maintenir l'ordre.

«Maintenir l'ordre» est une expression ambigüe, qui sert trop souvent à justifier les violences policières, et le rôle des flics pour perpétuer une société malhonnête et injuste. Ici, elle signifie: faire qu'advienne la suite du monde.

Du monde, un monde plus vaste que le registre des mains-courantes, Daoud ne semble connaître qu'une manière de s'approcher. C'est, comme dans d'autres mythologies –de cinéma mais pas seulement– au contact d'un cheval. Là où l'humain et le non-humain peuvent cheminer ensemble.

Quatuor pour un crime

Dans ce tissu sans fin de délits et de trafics apparaît un crime, le meurtre d'une vieille femme qui vivait seule dans une des maisons d'une cour sinistre. Comme Daoud et Louis, le film se concentre dès lors sur cette affaire, qui très vite concerne Claude et Marie, deux jeunes femmes voisines de la victime.

Claude (Léa Seydoux) et Marie (Sara Forestier). | Le Pacte

Et c'est tout un autre versant du même film, de la même approche qui s'ouvre alors, dans le suivi minutieux des méthodes et des procédures policières à propos de celles qui passent du statut de témoins à celui de suspectes.

Daoud, Louis, Claude, Marie: le quatuor est composé de personnalités très différentes, surtout parce que chacune possède sa propre relation aux mots. Dans ce film à sa façon terriblement violent où pas un seul coup n'est asséné, la formidable complexité des puissances du langage, verbal et gestuel, se déploie implacablement.

Au-dessus de tout éloge

Dans la dramaturgie réglée et subtile des interrogatoires, ou durant l'étrange variante du théâtre qu'est une reconstitution policière, se met en place un immense répertoire de ressources visant à la prise de pouvoir, à la fuite, au soulagement.

Ce processus ne survient que grâce à ce qu'offrent, geste après geste, regard après regard, intonation après intonation, des interprètes au-dessus de tout éloge.

Face à Roschdy Zem d'une impériale modestie, Léa Seydoux et Sara Forestier sont d'une finesse et d'une singularité hors normes. Antoine Reinartz (Louis) est étonnant dans un rôle délicat, à la fois personnage maladroit, observateur lucide et narrateur inquiet –figure exemplaire de l'intelligence dans la mise en place d'un récit caractéristique du cinéma d'Arnaud Desplechin.

À lui seul il témoigne pour l'impressionnante fluidité dans l'organisation des innombrables événements qui composent le film, de la capacité de son auteur à agencer les tonalités très variées. Au générique de fin, il est écrit «un film dirigé par Arnaud Desplechin», comme un chef d'orchestre.

Roschdy Zem et Léa Seydoux. | Le Pacte

À l'intérieur du film, c'est Daoud le metteur en scène. Il mobilise les ressources du silence, de la persuasion, de la cohérence, des ruptures de rythme qui vont permettre à chacune et à chacun, au nom de ses propres logiques, de parcourir un chemin.

Inutile de souligner que cette expérimentation méticuleuse est aussi, du même mouvement, une méditation sur le cinéma en action. Elle est d'abord, mais pour exactement les mêmes raisons, une dramatisation sensible, à la fois ludique et tendue à l'extrême, de ce qui fait que chacun est, quelle que soit sa place, quels qu'aient été ses actes, un être humain.

Une calme déclaration de guerre

Loin d'être lénifiante ou banale, une telle affirmation formulée avec toute la calme conviction d'une profession de foi irrévocable, est une véritable déclaration de guerre.

Roubaix, une lumière, que Desplechin préfère appeler de son titre anglais, Oh Mercy!, est un pamphlet aussi vigoureux que dépourvu d'effet de manche contre la manière dont le monde, et en particulier ce monde-là, celui de la ville natale du réalisateur, est d'ordinaire regardé et si mal considéré. Un combat à mains nues contre la déshumanisation, des personnes et communautés.

Présenté en compétition au Festival de Cannes, Roubaix, une lumière n'y a obtenu aucune récompense. C'est à la fois parfaitement injuste et assez logique.

Une manifestation comme Cannes favorise le coup d'éclat, le geste qui d'emblée impressionne –et à cet égard, le par ailleurs très bon Parasite de Bong Joon-ho lauréat de la Palme d'or est l'exact contraire du film de Desplechin.

La douceur et la délicatesse ne se vendent pas très bien sur les tréteaux. Ce sont pourtant, lorsque le cinéaste roubaisien les emploie comme ici, des armes politiques et éthiques extrêmement affûtées.

 

La Cinémathèque française ouvre sa saison avec une intégrale Desplechin, du 28 août au 19 septembre, accompagnée de plusieurs débats et présentations par le cinéaste et ses invités.

Roubaix, une lumière

d'Arnaud Desplechin, avec Roschdy Zem, Sara Forestier, Léa Seydoux, Antoine Reinartz.

Séances

Durée: 1h59.

Sortie: 21 août 2019

 

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