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Au Kirghizistan, l'éveil féministe

Depuis quelques années, une nouvelle génération fait entendre sa voix, pour revendiquer des droits et changer les mentalités dans un pays où les violences sexistes sont légion.

Marche pour les droits des femmes sur la place Ala-Too à Bichkek, le 8 mars 2019. | Anna-Tia Buss
Marche pour les droits des femmes sur la place Ala-Too à Bichkek, le 8 mars 2019. | Anna-Tia Buss

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À peine arrivée au lieu du rendez-vous, Elzat Kazakbaieva s'excuse: «Mon histoire est compliquée, cela va prendre du temps.» À tout juste 25 ans, cette jeune kirghize a traversé de nombreuses épreuves, symbolisant à elle seule les violences que subissent beaucoup de femmes dans ce petit pays d'Asie centrale.

Comme dans la plupart des anciennes républiques soviétiques, l'égalité des sexes est inscrite dans la loi au Kirghizistan. Pourtant, cette notion reste théorique: les femmes sont encore souvent reléguées à la sphère domestique et plus d'une Kirghize sur quatre subit au cours de sa vie des violences physiques, psychologiques ou sexuelles selon un sondage gouvernemental de 2012. Les hommes ne sont que très rarement condamnés pour ce type d'affaires.

Elzat Kazakbaieva, le 16 mai 2019 à Bishkek. La jeune femme rêve désormais d’un futur plus sûr en Europe. | Guillaume Chamerat

Originaire d'un village de la région d'Issyk-Kul, au nord-est du pays, Elzat a été violée par son cousin lorsqu'elle avait 14 ans. Cinq années plus tard, alors qu'elle commençait à peine à reconstruire sa vie à Bishkek, la capitale du pays, la jeune femme s'est fait enlever par un ami de son oncle qui souhaitait l'épouser. Alors qu'elle rentrait du travail, une vingtaine d'hommes l'attendaient dans sa rue, devant des voitures. «Ils m'ont attrapée. Je hurlais. Ils n'arrivaient pas à me faire entrer dans la voiture alors l'un d'eux m'a frappée dans le ventre. Je me suis pliée et ils m'ont poussée à l'intérieur», raconte la jeune femme.

«Ala kachuu» ou le vol de fiancée

Les vols de fiancée, appelés Ala kachuu, sont une pratique ancienne au Kirghizistan et dans toute l'Asie centrale. Cette tradition a connu un nouvel essor après la chute du bloc soviétique en 1991 et l'effondrement de l'économie de la région. Selon un rapport de l'ONU Femme de 2016, près de 10.000 femmes subissent des Ala kachuu chaque année au Kirghizistan, le chiffre le plus élevé de toute l'Asie centrale.

Après de longues heures de voiture, Elzat est arrivée au village de son agresseur. Comme souvent dans ce type d'affaires, la famille de ce dernier a cherché à convaincre la jeune femme d'accepter l'union. «Une dame m'a dit: “Tu crois qu'on ne connaît pas ton histoire? On sait que tu as été violée, que tu n'es pas vierge. C'est une chance pour toi de te marier», se souvient Elzat, les yeux remplis de larmes.

«Beaucoup de parents chez nous disent à leur fille: “Reste, n'attire pas la honte sur nous.” Elles obéissent.»
Elzat Kazakbaieva, 25 ans

Plus tard, elle a appris que sa propre grand-mère avait donné son accord pour l'enlèvement. Malgré la pression et les menaces des proches de son ravisseur, Elzat a tenu bon. Elle a réussi à contacter ses parents. Ces derniers l'ont soutenue et ont menacé de porter plainte contre la famille de l'agresseur. Après une nuit d'horreur, la jeune fille a pu rentrer chez elle, échappant ainsi au mariage.

Elzat se considère chanceuse. Selon les chiffres de l'ONU, 30 à 50% des femmes kidnappées se marient à leur ravisseur. «Malheureusement, beaucoup de parents chez nous disent à leur fille: “Reste, n'attire pas la honte sur nous.” Les filles obéissent. Elles vivent 20 ou 40 ans avec leurs maris, avec énormément de haine, car la violence les accompagne dès les premiers jours», se désole Elzat.

Si cette dernière est parvenue à résister, c'est notamment grâce à l'instruction qu'elle a reçue sur les droits des femmes, alors qu'elle étudiait à Bishkek. Elle se souvient avoir eu un instant d'hésitation lors de son enlèvement: «À un moment, je me suis dit que c'était peut-être le destin, que je devais rester. Mais je savais aussi que les enlèvements sont un crime, je connaissais mes droits.»

Objectif instruction

Instruire les jeunes filles, mais aussi les jeunes garçons, c'est l'un des objectifs de l'association Bishkek Feminist Initiatives, fondée en 2012. Ses membres organisent des actions de sensibilisation dans la rue, des marches annuelles à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars, ou encore des écoles féministes, pendant lesquelles elles apprennent aux jeunes filles ce que sont le féminisme et les droits des femmes.

 

Guliaim Aiylchy (en rouge) mène la Marche pour les droits des femmes, le 8 mars 2019 à Bishkek. | Anna-Tia Buss

S'il existe des centres de crise et d'aide aux femmes, Bishkek Feminist Initiatives est la seule association du pays à se revendiquer ouvertement féministe. Ce mouvement est encore peu connu et mal vu par une grande partie de la population. «Beaucoup disent que le féminisme, c'est de la propagande de l'Occident et qu'on n'en a pas besoin ici, car les femmes peuvent faire ce qu'elle veulent, travailler, devenir présidente même. Ils ne se rendent pas compte de tous les problèmes», raconte Guliaim Aiylchy, la présidente de l'association.

La présidente de l’association Bishkek Feminist Initiatives, Guliaim Ayilchi, le 17 mai 2019. | Guillaume Chamerat

Bishkek Feminist Intiatives bénéficie du climat plus progressiste de la capitale kirghize. Il existe une autre association à Osh, la deuxième ville du pays, nommée Nouveau rythme, dont les membres mènent aussi des actions pour les droits des femmes. Dans cette région très conservatrice du sud du Kirghizistan, elles n'affichent pas ouvertement leur féminisme. «Ce serait dangereux pour elles», confirme Guliaim.

Même à Bishkek, les membres de l'association subissent des menaces et certaines ont déjà été agressées. «Certains Kirghizes, souvent des hommes, s'arrogent le droit de juger de ce qui est bien ou non et de veiller à ce que tout le monde corresponde à leurs standards», raconte la présidente. Il n'a jamais été question pour autant de changer de nom ou d'activités pour êtres plus tranquilles. «On ne souhaite pas uniquement la fin des violences et des enlèvements. L'agenda féministe est bien plus large, c'est important de revendiquer ce terme.»

«Moi aussi je suis pour la liberté»

À seulement 20 ans, Zere Asylbek aussi a été témoin de cette violence. L'année dernière, le clip de sa chanson «Kyz» («fille» en langue kirghize) a déchaîné les passions. Dans cette vidéo, Zere apparaît en jupe et en soutien-gorge, dans un décor de montagne typique du pays. Entourée d'autres jeunes femmes, elle demande à ses compatriotes masculins de la respecter. «Pourquoi devrais-je être comme tu le souhaites, ou comme la majorité le souhaite? Je suis une personne, j'ai ma liberté de parole. Où est ton respect pour moi? Je te respecte, tu me respectes», chante la jeune femme.

Zere Asylbek, le 18 mai 2019. Elle est la première chanteuse kirghize à se revendiquer ouvertement féministe. | Guillaume Chamerat

À peine publié sur YouTube, le clip devient viral. Il dépasse le nombre de vues jamais atteint pour une vidéo kirghize, les gens en parlent chez eux, à l'école, sur les plateaux de télévision. «J'avais espéré que le clip devienne viral, mais je ne savais pas si ça marcherait. Quand le nombre de vues a explosé en seulement deux heures, je me suis dit: “J'ai surpassé mon objectif"», raconte la jeune chanteuse, qui a reçu par le suite de nombreux messages d'insultes et des menaces d'agression sexuelle ou de mort. Un homme l'a même suivie en hurlant alors qu'elle faisait ses courses dans un magasin de Bishkek.

Les débats portent essentiellement sur la tenue de la jeune femme dans le clip. «Il y a un vrai tabou autour de l'éducation sexuelle au Kirghizistan, le gens n'en parlent pas. Même un simple soutien-gorge, c'est vraiment considéré comme honteux. Il y a d'énormes barrières culturelles et religieuses», explique Zere.

«Même des filles en hijab me soutiennent. Ça veut dire beaucoup.»
Zere Asylbek, chanteuse et féministe

Même si aujourd'hui encore, elle reçoit des commentaires négatifs et des menaces, la chanteuse ne regrette absolument pas d'avoir publié cette vidéo. Son objectif, réussi, était de pousser le pays à avoir une discussion profonde autour de la condition des femmes kirghizes et de l'égalité de sexes. «C'est un projet à long terme, on ne change pas les mentalités en un jour. Il faut engendrer une prise de conscience, car on ne peut pas trouver de solutions si on ignore qu'un problème existe», analyse la jeune chanteuse.

Après ce premier album, Zere a également reçu des messages de soutien. À l'issue de ses concerts, elle a rencontré de nombreuses femmes venues la féliciter et l'encourager, preuve que le discours féministe s'implante petit à petit, même dans les régions rurales. «Ces femmes me disaient: “Ce que tu défends est incroyable. Moi aussi je suis pour la liberté.” Il y avait même des filles en hijab. Ça veut dire beaucoup. Je pense qu'il ne peut pas y avoir de retour en arrière.»

Première Marche

L'année dernière, le Kirghizistan a également connu sa première manifestation d'ampleur pour la défense des droits des femmes. Elle a été organisée après le décès tragique de Burulaï Tourdalieva, enlevée à l'âge de 19 ans par une connaissance dans le but de l'épouser de force. Après leur arrestation par la police, la jeune fille et son ravisseur se sont retrouvé·es au commissariat où ils ont été laissé·es seul·es quelques instants. L'homme en a alors profité pour poignarder Burulaï, qui est décédée peu de temps après.

Cette affaire, très médiatisée par la suite, a eu l'effet d'un électrochoc pour de nombreux Kirghizes. «C'était le premier moment vraiment choquant pour l'ensemble du pays. On se disait: “Comment ça a pu arriver?”. Mais il y beaucoup de filles comme Burulaï», se rappelle Zere.

Marche pour les droits des femmes sur la place Ala-Too à Bishkek, le 8 mars 2019. | Anna-Tia Buss

Plusieurs marches ont été organisées en mémoire de la jeune fille assassinée, réunissant à chaque fois des centaines de personnes dont plusieurs personnalités publiques et médiatiques. Parmi elles, l'ancienne présidente du Kirghizistan, Roza Otounbaïeva.

Face à l'ampleur médiatique de l'affaire, les condamnations ont été très sévères. Le ravisseur de Burulaï a écopé de vingt ans de prison et trois policiers ont été condamnés à une amende maximale pour négligence ayant entraîné la mort. En janvier 2019, le Parlement kirghize a voté une modification du code pénal pour les affaires d'enlèvements, augmentant à dix ans la peine de prison pour les ravisseurs, contre sept auparavant.

«On continue de sensibiliser, d'éduquer.»
Guliaim Aiylchy, présidente de l'association Bishkek Feminist Inititiatives

La population kirghize semble aujourd'hui plus disposée à aborder les thématiques féministes. Près de 400 personnes étaient présentes lors de la Marche pour les droits des femmes du 8 mars 2019, le chiffre le plus élevé depuis l'organisation de cet évènement. Les chaînes de télévision du pays ont également couvert la journée pour la première fois.

Pour Elzat toutefois, cette prise de conscience nationale arrive trop tard. Au mois de septembre, elle partira en Allemagne pour être jeune fille au pair, dans l'espoir de s'installer ensuite dans le pays. «J'ai peur de vivre au Kirghizistan maintenant», lâche-t-elle dans un soupir.

Siapat Usenbekova manifeste lors de la Marche pour les droits des femmes à Bishkek, le 8 mars 2019. | Anna-Tia Buss

Les autres jeunes femmes entendent profiter du climat plus favorable de ces derniers mois pour poursuivre leur combat et multiplier les actions féministes. Zere travaille sur un nouvel album qui abordera les thématiques de l'égalité des genres, mais aussi de la corruption. Quant à Bishkek Feminist Intiatives, ses membres viennent d'accompagner la création d'un journal en ligne féministe, écrit par des adolescentes de 12 à 19 ans. «On continue de sensibiliser, d'éduquer, conclut Guliaim. Même si c'est une goutte d'eau dans la mer, c'est utile. Ça nous permet de garder espoir.»

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