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Le long chemin de l'écocide pour s'imposer dans le droit international

Depuis quelques années, des initiatives naissent dans le monde pour que les tribunaux l'inscrive comme crime environnemental.

En 2015, la Cour européenne a qualifié de<em> «violation des droits humains» </em>un changement de température de plus de 2 degrés à la suite d'une plainte déposée par l'ONG Urgenda<em>. </em>| Marion <a href="https://pixabay.com/fr/photos/d%C3%A9sert-la-s%C3%A9cheresse-composer-279862/">via Pixabay</a>
En 2015, la Cour européenne a qualifié de «violation des droits humains» un changement de température de plus de 2 degrés à la suite d'une plainte déposée par l'ONG Urgenda. | Marion via Pixabay

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Erika, Fukushima, les sables bitumeux, etc. Autant de catastrophes environnementales qui ont marqué les esprits mais qui n'ont pas empêché d'autres événements similaires de se produire. Le droit international est dans le viseur de nombre de personnes qui militent pour l'écologie à cause de son laxisme en la matière.

C'est le cas de la juriste française Valérie Cabanes qui se bat depuis de nombreuses années pour instaurer le terme d'écocide dans le droit français et international comme un crime contre la paix et les générations futures. En 2012, elle entend parler d'un projet d'initiative citoyenne favorable à l'instauration de cette dénomination comme terme juridique portée par Polly Higgins, une avocate écossaise.

 

 

Valérie Cabanes tombe aussitôt sous le charme: «C'est à ce moment-là que j'ai compris qu'il fallait créer les moyens de condamner quelqu'un sans avoir à prouver qu'il y avait une intention de nuire, comme c'est le cas par exemple pour les crimes de guerre. Les gros pollueurs ne prédisent pas d'avance les catastrophes. J'ai trouvé cette idée brillante et j'ai lancé la campagne européenne en janvier 2013.»

Dans la législation de dix États

Même si les poursuites restent rares, dix États ont déjà inscrit l'écocide dans leur législation nationale, comme la Russie, le Kazakhstan, l'Ukraine ou encore la Géorgie. Le pays pionnier reste le Vietnam. L'écocide y a été inscrit au Code pénal en 1990 à titre de «crime comme l'humanité commis par destruction de l'environnement naturel, en temps de paix comme en temps de guerre».

C'est l'utilisation de l'agent orange par l'armée américaine de 1961 à 1971 lors de la guerre du Vietnam qui fait office d'exemple pour définir ce nouveau délit dans le pays. Cet agent a détruit des hectares de forêts et conduit à la mort de nombreux êtres environnants, provoquant un désastre écologique et humain à l'origine de milliers de cancers.

Dans les années 1970, des juristes ont souhaité inclure l'écocide dans la Convention sur le Génocide.

Quelques années après que le Vietnam se soit lancé, des juristes du monde entier ont souhaité instaurer une convention internationale afin que l'écocide puisse être qualifié de crime de guerre. Un projet rapidement avorté. Il ne sera jamais intégré dans le traité fondateur de la cour pénale internationale: le statut de Rome en 1998.

Pour que les condamnations soient efficaces, Valérie Cabanes souhaiterait un accord international. Le chemin à parcourir est long avant d'y parvenir. Il faut déjà convaincre la France.

Un parcours semé d'embûches

Instaurer un cinquième crime contre l'humanité n'est pas chose aisée. En mai 2019, le Sénat a rejeté l'inscription du crime d'écocide dans le droit pénal, au grand dam de Valérie Cabanes: «Les sénateurs socialistes m'ont proposé de venir en audition dans leur groupe pour présenter la proposition de loi sans que je puisse travailler en amont avec eux. Je suis bien sûr ravie qu'on mette en débat de façon concrète le crime d'écocide mais je suis déçue de ne pas avoir pu participer à l'écriture du projet de loi», déplore-t-elle.

Selon la juriste, le texte comportait beaucoup trop d'incohérences pour avoir une chance d'être validé par le Sénat. «On a critiqué la forme et non le fond. Le problème tient aux exemples d'écocide que citaient le texte, lesquels ont été commis soit à l'étranger soit par des entreprises qui n'étaient pas françaises. On nous a logiquement reproché de vouloir nous ériger en gendarmes du monde. S'il s'était agi d'entreprises françaises, les sénateurs auraient été obligés de se positionner.»

«Le terme écocide choque beaucoup, notamment en Allemagne où il n'a pas réussi à s'imposer.»
Valérie Cabanes, avocate spécialisée en droit international

Valérie Cabanes n'en est pas à sa première déception. Depuis des années, elle essuie des critiques qui s'en prennent davantage à l'aspect formel. Lors de ses premiers plaidoyers, des responsables politiques de gauche comme de droite lui ont reproché le choix du mot écocide. Ce néologisme construit à partir des mots «écosystème» et «génocide» dérange. «Le terme choque beaucoup, notamment en Allemagne où il n'a pas réussi à s'imposer. Les Allemands ne veulent pas entendre parler de génocide», reconnaît la juriste.

Les principaux acteurs concernés sont les lobbies industriels, qui n'ont aucun intérêt à ce que les atteintes à l'environnement soient qualifiées de crime international. Leurs constructions ou projets pourraient être avortés avant même d'avoir commencé. Pas question pour eux de renoncer à leurs activités sous prétexte qu'elles polluent les terres ou les océans.

Plainte citoyenne

Serait-ce peine perdue? Certaines personnes n'ont pas attendu que le droit évolue pour traîner les responsables de la pollution en justice. C'est le cas du producteur de lavande Maurice Feschet, basé dans la Drôme. Il y a un an, du haut de ses 72 ans, il a décidé de porter plainte contre l'Union européenne (UE), à laquelle il reproche son inaction face au changement climatique. Dix autres familles du monde entier se sont jointes à son action. Parmi elles, un garde forestier et un apiculteur du Portugal, des éleveurs de chèvre du Kenya, un agriculteur des îles Fidji ou encore un couple qui tient un restaurant en Allemagne.

 

 

La cour de justice de l'UE a jugé la plainte recevable, une première sur le continent. C'est l'état de son champ de lavande qui a motivé le lavandiculteur: «Depuis une dizaine d'années, on a vécu de gros changements climatiques. En à peine trois ans, nous sommes passés de 27 hectares de lavande à seulement 5», raconte-t-il désemparé.

Les rares plantations qui résistent ne durent pas bien longtemps. Si bien que son fils Renaud, qui a repris l'exploitation, a été obligé de se diversifier. Il élève désormais plus de 7.000 poules pondeuses. «J'ai commencé la production de lavande en 1969, je n'ai jamais vu ça. Quand on a un champ, on est confronté tous les jours au changement climatique. On n'y est confronté partout, pas seulement dans les cultures. Il n'y a quasiment plus aucun oiseau par chez nous», raconte-t-il. Avec les autres plaignant·es, Maurice Feschet estime que l'objectif fixé par l'Union européenne de baisser de 40% les émissions de gaz à effet de serre (GES) d'ici à 2030 est trop faible. Les militant·es souhaitent qu'elle soit fixée à 55% mais aussi que trois directives réglementant les émissions soient annulées pour les durcir.

«J'agis en grand-père inquiet»

De leur action à l'écocide, il n'y a qu'un pas. Maurice Feschet y est d'ailleurs très favorable: «Il vaudrait mieux que tout le monde s'engage volontairement, mais puisque ce n'est pas le cas il faut que la loi soit contraignante. L'écocide me semble être une solution», confirme-t-il. Le producteur de lavande n'espère pas d'argent à l'issue de ce procès. Il table sur un changement radical pour lutter efficacement contre le changement climatique. «Je le fais pour mes petits-enfants. J'agis en grand-père inquiet. Je crois beaucoup en la politique du colibri, la conscience individuelle qui devient collective. Il faut bien que les États deviennent aussi des petits oiseaux pour faire bouger les choses non?», déclare-t-il en riant.

Depuis quelques mois, Maurice Feschet a régulièrement rendez-vous à Bruxelles pour suivre l'évolution de sa plainte. Il a aussi adhéré à l'action Notre Affaire à Tous, qui poursuit l'État français pour inaction climatique. L'étude complète de leur requête et leur possible passage en tribunal pourraient prendre plusieurs années. De plus en plus de personnes, en s'appuyant sur l'aide d'ONG, osent se dresser face aux États et réclamer une justice pour le climat.

La Cour européénne a ordonné aux Pays-Bas 25% de réduction des gaz à effet de serre d'ici à 2020.

En 2015, la Cour européenne a donné raison à la plainte d'une ONG de défense de l'environnement, Urgenda, contre le gouvernement néerlandais demandant à la justice de qualifier un changement de température de plus de 2 degrés de «violation des droits humains».

Même si la décision est actuellement en appel, le jugement a ordonné aux Pays-Bas de réduire d'au moins 25% les émissions de gaz à effet de serre dans le pays d'ici à 2020. Si l'écocide voyait le jour dans le droit international, les citoyen·nes auraient la possibilité de porter plainte contre les États et les grands groupes en cas de catastrophe naturelle mais aussi avant qu'un drame se produise.

Que ce soit un grand-père inquiet ou des ONG, beaucoup s'inquiètent pour l'avenir de la planète et espèrent que le droit évoluera rapidement vers une prise en considération de la conscience écologique. Fin juillet, l'Assemblée nationale a approuvé le controversé traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada (Ceta) qui devrait fortement augmenter la pollution suite à la hausse des importations et des exportations.

Le Ceta a été qualifié maintes fois par des députés comme «un traité écocide», il devrait être aussi approuvé par le Sénat avant d'être validé. Petit à petit, le terme se fait une place chez les responsables politiques sans pour l'instant avoir de réel pouvoir.

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