Culture

Le soir où des fans de rock ont brûlé le disco

Un genre musical à la mode peut s'arrêter de façon assez violente. Les Chicago Sox ont commémoré le 12 juillet l'autodafé de vinyles qui a eu lieu à Chicago il y a quarante ans en éditant un T-shirt.

Une nuit qui annonce la revanche du rock contre le disco. | Greyson Joralemon <a href="https://unsplash.com/photos/ORSGQc-2Ef8">via Unsplash</a>
Une nuit qui annonce la revanche du rock contre le disco. | Greyson Joralemon via Unsplash

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Qu'est-ce qui peut pousser des milliers de gens à vouloir brûler ensemble un objet culturel? L'idée d'un autodafé, cette destruction par le feu en place publique, a connu bien des formes depuis l'Inquisition espagnole, mais c'est généralement l'expression d'un diktat politique et religieux.

En temps de paix, un peuple libre n'a pas recours à ce genre de sanction définitive (excepté quelques cas comme les Beatles, «plus populaires que Jésus», dont les disques ont été cramés en 1966 dans l'Alabama). Il suffit apparemment d'un gros ras-le-bol, d'alcool et d'explosifs pour imposer l'arrêt d'une mode.

Nous sommes le 12 juillet 1979. Rendez-vous est donné au Comiskey Park à Chicago pour une double confrontation de baseball entre les White Sox locaux et les Detroit Tigers.

Les chaussettes blanches réalisent une saison médiocre, sans réelle ambition. En plein mois de juillet il faut bien remplir les gradins d'une manière ou d'une autre. Celle trouvée par le propriétaire des Sox Bill Veeck est d'accueillir une animation surprenante: Disco Demolition Night, une soirée organisée par son propre fils, Mike, avec un certain Steve Dahl. (Le comble, c'est que le club de Chicago avait organisé une Disco Night deux ans plus tôt.)

 

Un événement qui suscitera l'ironie de The Parallax Corporation, dont le titre «Whore on the Floor (Disco Sucks)» se réfère à cette nuit enflammée. | via YouTube

Qui est Steve Dahl? Un animateur de radio locale lancé dans une guerre contre le disco, un genre qui a pris beaucoup de place sur les antennes, notamment la sienne: la station où Dahl bosse, WDAI, voulait changer la programmation de son émission; il refuse et claque la porte la veille de Noël 1978. Quelques semaines plus tard, sur une autre station, WLUP, il commence sa croisade contre le disco, en s'armant de parodies. L'une d'entre elles, «Do You Think I'm Disco», a rencontré un semi-succès national.

 

Le principe de la soirée est assez simple: rassembler les gens qui détestent le disco pour une destruction de vinyles entre deux matchs de baseball. À condition de venir avec un album du genre, l'entrée du stade ne leur coûte que 98 centimes, soit un quart du prix habituel. Les vinyles collectés sont ensuite placés dans une grande boîte en vue du grand show.

La capacité d'accueil est de 44.492 places. Le match de la veille n'avait attiré qu'à peine 15.000 fans. Pour cette événement, les membres de l'organisation espèrent rassembler 20.000 personnes et le propriétaire a même engagé assez d'agents de sécurité pour contenir 35.000 personnes au cas où. L'influence de Steve Dahl sur les jeunes de Chicago dépassera largement les prévisions: le stade déborde. Que reproche-t-on au disco?

La surexploitation d'un genre

On ne peut sous-estimer le phénomène de saturation de cette culture. À regarder l'évolution du classement des titres les plus populaires dans les seventies, on commence la décennie avec un mix de tubes pop-rock, de R'n'B-Soul, de variétés et de funk. Suit la scène disco, apparue à l'aube de la décennie. Le genre connaît ses premiers succès, tels «Rock the Boat» en 1974 ou «Disco Lady» en 1976.

La sortie de La Fièvre du samedi soir au cinéma en 1977 va décupler le phénomène, le rendant ultra-populaire bien au-delà des night clubs new-yorkais, dans les chaumières de l'Amérique blanche.

Selon Nico Rosario, autrice de l'essai Burn This Disco Out [Épuisez ce disco], «on l'a repackagé comme une nouvelle forme de danse de couple, semblable au swing, complété avec des instructions sur la manière de danser le hustle, plutôt que la danse libre et improvisée pratiquée dans les clubs».

Quand Andy Gibb (des Bee Gees) va faire son entrée au Billboard directement à la première place à l'été 1977, c'est le début d'une série improbable: les Bee Gees sont n°1 la veille de Noël avec «How Deep is Your Love». Rebelote pour le groupe un mois et demi plus tard avec «Stayin' Alive». Andy Gibb prend le relais début mars («Love is Thicker than Water»).

 

Il ne faudra pas attendre plus de deux semaines pour que les trois frères enchaînent avec «Night Fever». En juin 1978, Andy Gibb signe son troisième n°1 du classement américain. Jusqu'à la fin des années 1970, les artistes disco écrasent le marché et se sucèdent sur le trône (trois fois pour les Bee Gees, quatre fois pour Donna Summer, et deux fois pour Chic).

Le plus marquant dans cette soudaine prise de pouvoir, c'est de voir des artistes rock sortir des tubes pour discothèques: «Miss You» des Rolling Stones, «Da Ya Think I'm Sexy» par Rod Stewart, «Heart of Glass» pour Blondie. Pour survivre à la tornade, les stars s'adaptent, ce qui ne plaît pas forcément aux fans du genre.

 

 

Alors qu'au stade démarre la première rencontre, Bill Veeck apprend que des milliers de gens essayent d'y entrer. Il envoie la sécurité pour les stopper aux portes: les abords du terrain restent sans surveillance.

Des vinyles commencent à voler des gradins vers la pelouse et se plantent dans le sol. Les joueurs, inquiets, enfilent des casques. Puis ce sont des pétards, des bouteilles vides, des briquets, etc. «Beaucoup de fans étaient venus avec des disques en plus. Le premier match a été interrompu plusieurs fois par des vinyles lancés en guise de frisbee qui atterrissaient sur le terrain. Il ne s'agissait pas de supporters de baseball mais de fans de rock. L'assistance était composée de garçons, d'ados ou de jeunes adultes pour la plupart. Pas mal de drogue tournait dans le parc», se rappelle George Bova, fan de longue date des White Sox. Entre la chaleur, le surnombre, l'alcool et les stupéfiants, le public est en ébullition. Le spectacle n'a pas encore commencé.

Procès en inauthenticité

Le disco a beau être une expression artistique populaire comme les autres, on lui reproche d'être factice. Comme le précise Alice Echols dans Disco and the Remaking of American Culture [Le disco et la refonte de la culture américaine], «le disco donnait le primat au synthétique sur l'organique, au découpage sur l'ensemble, au producteur sur l'artiste et à l'enregistrement studio sur la performance live». La musique instrumentale plutôt que vocale a souvent été jugée peu authentique.

Difficile pourtant de définir ce qu'est le disco sinon une évolution du rythm and blues (R'n'B) teintée de soul, de funk et de musique psychédélique, avec des structures rythmiques simples mais des mélodies et des arrangements sophistiqués. Des violons, des cuivres, des lignes de basse au premier plan, de quoi donner une musique énergique, généralement optimiste et romantique.

Cette haine du disco ne vient pas des anciennes générations mais des jeunes fans de rock.
 

Dans son essai Burn the Disco Out, Nico Rosario rappelle que «l'histoire de la musique dansante, surtout américaine, est souvent empêtrée dans les connotations raciales, sexuelles et hédonistes qui dévaluent sa crédibilité musicale. […] En suivant le jazz, le R'n'B et son cousin le rock'n'roll ont eu une évolution similaire du vice vers la vertu. Ça puait le désir, la douleur, le chagrin et le grand amour, une combinaison gagnante qui s'est averée irrésistible, surtout sur le dancefloor». 

En clair, on adresse au disco les mêmes reproches qui avaient été faites au rock'n'roll. Comme souvent en musique, les a priori sont proportionnels à l'ampleur que prend la nouvelle tendance. À ceci près qu'en l'occurence la haine du disco ne vient pas des anciennes générations, des parents ou des braves gens mais des jeunes qui s'affirment comme fans voire représentant·es du rock (un genre qui a changé de visage au moins trois fois en vingt ans).

On peut y voir la peur que le symbole de la contestation populaire et de l'émancipation juvénile se fasse mettre à l'écart par un genre fait pour danser plus que pour s'engager; on peut aussi l'intrepréter comme la colère de voir l'industrie musicale et audiovisuelle surexploiter un filon à fins de bénéfices faciles; on peut encore l'envisager comme la croisade d'une communauté pour garder sa place sur le trône des goûts et des couleurs.

Entre les deux matchs, Steve Dahl arrive sur le terrain en tenue de soldat, entame un tour du stade en jeep avant de prononcer un discours à l'honneur du plus grand rassemblement anti-disco au monde. Il annonce la destruction imminente de tous les disques apportés. Après un «disco sucks» scandé par la foule, l'énorme benne explose. Des morceaux de vinyles volent dans tous les sens. Le bruit, la fumée et le choc font une splendide diversion: alors qu'on commence à nettoyer des débris, des centaines puis des milliers de personnes envahissent le terrain.

La blague de Steve Dahl lui échappe: «En quelques secondes, des fans sont arrivés de tous les coins, des centaines se sont mis à courir sur le terrain sans but. La sécurité était dépassée. Il y a eu plusieurs petits feux de joie dans le grand champ et la cage d'entraînement des batteurs a été détruite», décrit George Bova.

 

Le propriétaire des Sox, Bill Veeck, a beau descendre sur le terrain pour leur demander de retourner à leur place, le chaos s'est installé et il s'amplifie quand des renforts pénètrent le Comiskey Park par milliers pour se mêler à la fête.

Selon la dépêche d'United Press le lendemain, «les responsables des White Sox ont estimé que 55.000 fans se sont entassés dans le parc, avec 20.000 autres repoussés aux portes».

Un racisme qui ne dit pas son nom

Avec John Travolta et les Bee Gees, des hommes blancs et hétéros, on a donné une image respectable au disco, bien loin de son identité de musique de milieux marginaux. «Le disco serait né sur les cendres des émeutes de Stonewall, qui ont initié le début du mouvement de libération LGBT+ en 1969», note Rosario. Pour Melina Taquis, «les Afro-Américains, les Hispaniques et surtout les gays ont pu se créer une identité grâce au disco. Ces groupes, marginalisés pendant des décennies ont trouvé dans les clubs un lieu accueillant et un avant-goût de ce qu'est une “liberté par la danse”».

Vince Lawrence, futur pionnier de la house, travaillait au Comiskey Park ce 12 juillet. Il s'en rappelle surtout comme d'une expérience raciste: «Il s'agissait plus de faire péter toute cette musique nègre que de détruire du disco. Certains albums étaient juste des disques de musique noire», témoignait-il en 2001.

«Même si on ne l'avouait pas, on ne voulait pas que des personnes noires prennent notre place légitime.»
Mark W. Anderson, journaliste

Dave Marsh du magazine Rolling Stone a vu dans cette démolition une combine pour redonner sa place au rock sur les antennes de télévision. Il s'est montré plus incisif vis-à-vis des personnes qui y ont participé. «Des hommes blancs, de 18 à 34 ans, sont les plus susceptibles de voir le disco comme le produit d'homosexuels, de Noirs et de Latins. Ils sont donc plus susceptibles de répondre à l'appel pour éliminer ce qui menace leur sécurité. Il va sans dire que ces sollicitations relèvent du racisme et du sexisme. Mais l'audiovisuel n'a jamais été un média très libertaire.»

Steve Dahl a toujours nié toute homophobie ou racisme, soulignant que les individus en présence constituaient «une bande de rockers défavorisés d'une vingtaine d'années qui se moquaient de leurs grand frères qui avaient le capital et le look pour traîner avec l'élite à la mode». Lui était peut-être inconscient mais le contexte était bien réel: Chicago était cosmopolite mais très divisée, avec les personnes noires de leur côté et les blanches de l'autre. Les interactions étaient peu nombreuses entre ces deux groupes sociaux.

Fan des White Sox, Mark W. Anderson était au parc ce 12 juillet 1979 du haut de ses 15 ans. Aujourd'hui journaliste, il dessinait en 2014 un paysage froid de sa ville: «J'ai des souvenirs frappants de mes parents et d'autres qui avaient peur à l'époque que des Noirs reprennent un jour chaque quartier blanc. Cela faisait partie de discussions quotidiennes, avec la peur et la surprise qu'un groupe d'indésirables puisse menacer ce qui était vu comme un droit naturel à l'intolérance raciale et à l'isolement. Même si on ne le disait pas en ces termes, on ne voulait pas que des personnes noires prennent notre place légitime à la tête d'une culture destinée à la jeunesse. On l'exprimait à la radio, à la télé ou à des concerts, comme à Comiskey Park.»

Et le disco se tut

Une heure après l'explosion, quelque trente-cinq agents de police équipés de matériel anti-émeute viennent dégager ce qu'il reste de la foule. Une trentaine de personnes sont arrêtées, on dénombre quelques blessures légères, des nez cassés, des coupures, mais rien de grave. En revanche le terrain, brûlé par plusieurs feux de joie, est devenu impraticable. Le deuxième match du soir n'aura pas lieu et les White Sox devront offrir une victoire 9-0 aux Tigers.

Une soirée de baseball qui vire à l'émeute, ce n'est pas une première: en 1974, à Cleveland, s'est tenue la Ten Cent Beer Night au cours de laquelle la bière se vendait à 10 centimes sans limite de temps. Avec pour conséquences l'envahissement de terrain, des joueurs attaqués et la destruction matérielle.

Dans l'ombre, à Chicago, en abstrayant l'essence rythmique du disco on allait créer la house.

Cette fois, au-delà de la grosse cuite générale, on trouve une portée symbolique très forte. Le disco qui occupait les premières places des classements disparaît des charts en l'espace de trois mois.

Pour Gillian Frank, auteur de Discophobia: Antigay Prejudice and the 1979 Backlash Against Disco [Discophobie: le préjudice anti-gay et le retour de bâton contre le disco en 1979] cette soirée a «déclenché une expression de colère contre le disco dans tout le pays qui l'a poussé à disparaître rapidement du paysage culturel américain». Le critique Vince Aletti travaillait dans une maison de disque à l'époque et a vu son service changer de nom: «Nous sommes devenus le service de la musique dansante. Disco était devenu un gros mot».

La ville de l'Illinois, lieu majeur de la création musicale, foyer du blues, du jazz et du gospel, n'allait tout de même pas devenir le tueur de l'un de leurs descendants. Dans l'ombre, en décortiquant des morceaux de disco pour en tirer l'essence rythmique, on y a créé la house.

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