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L'Inde joue un jeu dangereux avec le Cachemire

La stratégie de New Delhi menace de faire basculer toute la région dans l'instabilité.

Des partisans de l'organisation militante pakistanaise Jamaat-ud-Dawa (JuD) participent à un rassemblement de protestation contre l'Inde à Karachi le 5 août 2019, en réaction à la décision de l'Inde de supprimer le statut spécial du Cachemire. | Asif Hassan / AFP
Des partisans de l'organisation militante pakistanaise Jamaat-ud-Dawa (JuD) participent à un rassemblement de protestation contre l'Inde à Karachi le 5 août 2019, en réaction à la décision de l'Inde de supprimer le statut spécial du Cachemire. | Asif Hassan / AFP

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L'Inde vient de prendre plusieurs mesures radicales –parfois sans précédent– dans la région disputée du Jammu-et-Cachemire, qui est administrée par New Delhi tout en étant revendiquée par le Pakistan.

Vendredi 2 août, le gouvernement régional de l'État du Jammu-et-Cachemire a émis un arrêté extraordinaire. Touristes et pèlerins ont été évacués; les écoles, fermées. Raison invoquée: menaces terroristes. Quelques jours auparavant, New Delhi avait déployé des milliers de soldats dans la région.

Dimanche 4 août, l'administration de la région du Cachemire a bloqué l'accès à internet et assigné à résidence plusieurs leaders politiques de premier plan.

Des mesures pour le moins disproportionnées, même face à une menace d'attentat –à plus forte raison dans une région déjà confrontée au terrorisme. À l'évidence, il se passait quelque chose de plus important. New Delhi cherchait à étouffer dans l'œuf tout désordre potentiel dans la région, qui abrite un nombre conséquent d'indépendantistes. Selon une étude, deux habitants de la vallée du Cachemire sur trois souhaitent l'indépendance régionale (ce désir serait moins prononcé dans le Jammu). La dernière vague de répression remonte à 2016: le gouvernement avait alors étendu la répression à la région entière après que les forces de sécurité indiennes ont tué Burhan Wani, jeune militant très admiré des Cachemiris, qui le considéraient comme un combattant de la liberté.

Lundi 5 août, l'Inde a annoncé qu'elle comptait révoquer l'article 370 de la Constitution, qui confère à la région de Jammu-et-Cachemire son autonomie spéciale depuis 1949. C'est là une décision de très grande envergure. Avec l'abrogation de cet article, le conflit diplomatique va atteindre son point critique –et l'Inde pourrait bien s'en mordre les doigts.

Débordements inévitables

L'Inde et le Pakistan se disputent le Cachemire depuis plus de soixante-dix ans, soit depuis qu'ils ont obtenu leur indépendance de l'Empire britannique. Au lendemain de la partition des Indes (1947), le dirigeant du Cachemire a longuement hésité: sa région à majorité musulmane rejoindrait-elle l'Inde, ou le Pakistan? Lorsque des combattants ont pénétré sur le territoire cachemiri depuis le Pakistan, le Cachemire a accepté de signer un traité d'adhésion avec New Delhi en échange de sa protection contre les combattants pakistanais. En 1948, les Nations unies demandent à l'Inde d'organiser un plébiscite après le processus de démilitarisation de la région afin de déterminer le futur statut du Cachemire. Cette proposition restera lettre morte. Le statut du Cachemire n'a pas évolué depuis lors. La région a été à l'origine de nombreuses guerres indo-pakistanaises.

L'article 370 permet toutefois au Cachemire d'élaborer et de mettre en œuvre ses propres politiques, en dehors de certains secteurs clés (politique étrangère, défense). Elle interdit par ailleurs aux étrangers d'acquérir des terres au Cachemire. Une autre clause constitutionnelle, l'article 35A, est elle aussi menacée: elle renforce le statut autonome du Cachemire en conférant des droits et des privilèges spéciaux à ses résidents permanents.

On comprend aisément pourquoi New Delhi désire retirer son autonomie au Cachemire. Le parti au pouvoir (Bharatiya Jana Party, ou BJP) a souvent laissé entendre qu'il comptait supprimer l'article 370, d'ailleurs explicitement qualifié de provision purement temporaire dans la Constitution. Voilà bien longtemps que le BJP considère cette région comme faisant partie intégrante de la nation indienne; le parti rejette en bloc les revendications pakistanaises quant au territoire cachemiri. La fin de l'autonomie constitutionnelle de la région parachèverait son intégration –et donnerait le coup de grâce à ses rêves d'indépendance. New Delhi pourra en outre mieux exploiter les occasions d'investissement et de développement à grande échelle dans la région. De ce fait, un grand nombre d'Indiens applaudiront la décision, qui sera considérée comme audacieuse, mais nécessaire.

La décision du gouvernement a peut-être été précipitée par deux faits d'actualité: d'une part, la proposition du président américain Donald Trump d'agir en tant que médiateur dans le conflit du Cachemire; d'autre part, la progression rapide du processus de paix en Afghanistan, en partie facilité par Islamabad, qui pourrait aboutir à un compromis politique donnant aux Talibans un rôle de premier plan au gouvernement. Ces deux éléments renforcent la position du Pakistan. En supprimant l'autonomie du Cachemire, New Delhi rend la monnaie de sa pièce à Islamabad –et envoie un message des plus percutants à Washington: elle n'acceptera aucune médiation extérieure.

L'Inde est en train de modifier le statut territorial de la région la plus militarisée au monde.

L'affaire aura également des répercussions en politique intérieure. Le BJP vient d'être réélu: cette décision fracassante, prise en début de mandat, réjouira très certainement sa base. Ce regain de popularité amortira peut-être la désillusion et le mécontentement qu'éprouveront les électeurs s'il ne parvient pas à endiguer la hausse du chômage. Ce n'est sans doute pas un hasard si, pendant son précédent mandat, le parti a multiplié les mesures pro-nationalisme hindou (autre excellent moyen de s'attirer le soutien de sa base) au lendemain d'une séquence politique des plus éprouvantes (il peinait à respecter le calendrier d'une réforme économique maintes et maintes fois promise).

L'abrogation de l'article 370 ne sera toutefois pas sans risques. L'Inde est en train de modifier le statut territorial d'une région des plus disputées –la plus militarisée au monde. Les débordements seront inévitables, et New Delhi en est parfaitement consciente –c'est pourquoi elle a décrété cet état d'urgence radical juste avant d'annoncer sa décision.

Une stratégie néfaste pour l'image du pays

Pour nombre de Cachemiris, l'article 370 revêt une importance plus symbolique que pratique; voilà bien longtemps que la répression orchestrée par les forces de sécurité indiennes leur a enlevé tout sentiment d'autonomie. Jour après jour, beaucoup d'habitants de la région se voient privés d'une partie de leur liberté d'expression et de mouvement, et risquent d'être confrontés à la violence du personnel de sécurité. Reste que pour beaucoup de musulmans cachemiris, qui constituent la principale communauté du Jammu-et-Cachemire, et qui sont les victimes de ce qu'ils considèrent comme une occupation indienne, l'abrogation de l'article 370 est un véritable cauchemar: elle signe un rapprochement avec l'État indien honni. La plupart d'entre eux désirent l'indépendance.

La fin de l'autonomie les forcera à vivre sous la domination entière du régime indien –et les confrontera à la même répression, qui pourrait empirer dans la foulée des débordements qui devraient suivre l'annonce de la décision. L'abrogation de l'article 370 permettra en outre à des personnes extérieures d'acquérir des terres en territoire cachemiri –ce qui pourrait être à l'origine de nouveaux troubles sociaux. De nombreux musulmans cachemiris craignent de voir les nouveau arrivants indiens bousculer la démographie de cette région à majorité musulmane, et exacerber les tensions communautaires entre hindous et musulmans.

L'Inde est peut-être la plus grande démocratie du monde, mais elle est en train d'abroger l'article 370 de manière intrinsèquement autocratique.

Par ailleurs, les Cachemiris (et le Pakistan, du reste) ont longtemps affirmé –en citant des résolutions de l'ONU– que le sort du Cachemire devait être décidé par le biais d'un plébiscite. Ils oublient souvent de préciser que les Nations unies avaient posé une condition préalable à un tel plébiscite: la démilitarisation du Cachemire –un concept certes peu clair et interprété de mille et une manières.

En un sens, la décision unilatérale de l'Inde contredit ses précédents arguments. New Delhi a toujours refusé les médiations externes (et l'option du plébiscite) en invoquant l'accord de Simla, passé entre l'Inde et le Pakistan en 1972, qui stipule que les deux pays doivent résoudre leurs différends (y compris ceux qui concernent le Cachemire) via des négociations bilatérales –soit jamais de manière unilatérale.

La stratégie indienne pourrait également s'avérer néfaste pour l'image du pays. New Delhi a pris une décision majeure (qui aura des conséquences à grande échelle) sans en informer les habitants de la région concernée –les Cachemiris– et en les excluant totalement du processus décisionnel. L'Inde est peut-être la plus grande démocratie du monde, mais elle est en train d'abroger l'article 370 de manière intrinsèquement autocratique –le centre du pouvoir prend les décision sans consulter les premiers concernés.

Vers une riposte pakistanaise

Reste à savoir comment les acteurs politiques de premier plan vont prendre la nouvelle. Tant que New Delhi maintient l'état d'urgence au Cachemire, les soulèvements populaires demeurent peu probables. Mais tout relâchement pourrait être suivi de violences –l'Inde a donc tout intérêt à mettre en place un état d'urgence à long terme. Le Pakistan ne tardera pas à réagir. La priorité immédiate d'Islamabad sera de renforcer sa campagne visant à faire entrer le Cachemire dans la liste des grandes préoccupations mondiales et à obtenir une condamnation des mesures indiennes par la communauté internationale. Jusqu'ici, les réquisitoires du Pakistan ont rarement fait mouche. Islamad paie sa mauvaise image, qui a permis à New Delhi de gagner la guerre de la communication: jusqu'ici, les militants qui manifestaient pour le Tibet ou pour la Palestine étaient moins susceptibles de se mobiliser pour le Cachemire.

La couverture médiatique mondiale de la décision indienne vient de fournir à Islamabad une excellente occasion de porter le conflit devant la communauté internationale. La planète ne prendra pas fait et cause pour le Pakistan pour autant; loin s'en faut. Mais Islamabad pourrait recevoir le soutien de ses alliés historiques (la Malaisie et la Turquie se sont déjà prononcées en faveur du Pakistan après l'annonce de la décision indienne) et d'entités telles que l'Organisation de la coopération islamique.

New Delhi court un risque plus immédiat: le Pakistan pourrait riposter en ayant recours à son habituelle tactique –l'envoi de combattants indépendants chargés de prendre pour cible les forces de sécurité indiennes. Ces dernières années, la plupart des débordements ont été perpétrés par des Cachemiris radicalisés par leurs conditions de vie; l'influence du Pakistan s'est moins fait sentir. Mais l'abrogation de l'article 370 donne à Islamabad une motivation nouvelle pour déployer ses précieuses forces asymétriques au Cachemire.

Si l'Inde estime que l'abrogation de l'article 370 est une affaire de politique intérieure, qui promet de lui faciliter la vie et qui ne concerne pas directement ses voisins, elle se trompe lourdement. Le problème du Cachemire n'est pas réglé, contrairement à ce qu'ont laissé entendre certains Indiens. Il vient au contraire de devenir beaucoup plus complexe –et son potentiel de déstabilisation pourrait s'en trouver décuplé.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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