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Au Canada aussi, le droit à l'avortement est un acquis fragile

Galvanisés par les débats en cours aux États-Unis, les groupes pro-vie canadiens se font davantage entendre et espèrent influencer le jeu politique.

<em>«Il n'y a pas de débat, c'est une lutte qui a été menée et gagnée par le mouvement féministe.» </em>| Maria Oswalt via <a href="https://unsplash.com/photos/b9AEmlWZpCs">Unsplash</a>
«Il n'y a pas de débat, c'est une lutte qui a été menée et gagnée par le mouvement féministe.» | Maria Oswalt via Unsplash

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Rarement aura-t-on autant parlé d'un film que tout le monde décrit comme un navet. La semaine dernière, Unplanned a été projeté dans quelques salles au Canada. Comme bien des films américains, il s'inspire d'une histoire vraie, en l'occurrence celle d'Abby Johnson, directrice d'un centre de planification des naissances du Texas. Horrifiée en voyant, sur l'échographie, un fœtus aspiré lors d'un avortement, elle retourne sa veste et devient activiste pro-vie.

Et comme bien des œuvres cinématographiques américaines, celle-ci s'avère particulièrement romancée. D'après une enquête de Texas Monthly, d'autres raisons (notamment des commentaires de l'organisme Planned Parenthood sur la baisse de ses performances) auraient amené la démission d'Abby Johnson.

Militantisme de mauvais goût

Mais c'est surtout les libertés qu'Unplanned prend avec la réalité qui choquent: dans la scène de l'avortement, on voit le fœtus (alors âgé de treize semaines) se débattre et tenter un ultime geste pour se raccrocher à l'utérus. Or, d'après le Collège américain des obstétriciens et gynécologues, un fœtus ne peut sentir la douleur avant la 24e semaine de grossesse. À tel point que le quotidien torontois Globe and Mail qualifie Unplanned de «dégoûtante œuvre de propagande qui peut mettre en danger la santé des femmes».

Le film ne cache pas son militantisme: il est produit par le studio chrétien Pure Flix. Même l'actrice jouant le rôle d'Abby Johnson, Ashley Bratcher, est une activiste anti-avortement. Et, il ravit le vice-président étatsunien, Mike Pence, fervent évangéliste, qui s'est réjoui sur Twitter que «de plus en plus d'Américains embrassent le caractère sacré de la vie grâce à de puissantes histoires comme celle-ci».

Au Canada, le film a pris l'affiche dans quelques cinémas des chaînes Cineplex et Guzzo vendredi 12 juillet. Des critiques véhémentes se sont aussitôt fait entendre, appelant au boycott de ces compagnies. Le président de Cineplex, Ellis Jacob, a réagi dans une lettre ouverte où il rappelle que «le Canada est un pays qui croit en la liberté d'expression et qui s'y rallie, mais ce n'est pas toujours facile à faire. Et une chose est sûre, c'est que cela ne nous rend pas toujours populaires».

De son côté, le Montréalais Vincent Guzzo, patron des cinémas du même nom, reconnaît quelques exagérations dans le scénario, mais dit faire confiance au jugement des spectateurs –qu'il espère nombreux. La controverse lui ayant apporté une publicité énorme. «En 2019, avec tous les moyens de contraception que nous avons, a-t-on vraiment le droit de dire que l'avortement est une alternative?», a tout de même déclaré au journal La Presse ce membre de l'Ordre de Malte, organisation caritative issue de l'Église catholique.

Un droit sur la sellette 

«Je me sens épuisée, mais surtout profondément révoltée et en colère», lâche Mariane Labrecque, coordonnatrice de la Fédération du Québec pour le planning des naissances. Elle est consternée que d'obscurs collectifs pro-vie aient eu accès aux médias suite à cette affaire: «Il y a une symétrisation du discours. On prend des gens qui ont des croyances religieuses et on les oppose à un discours scientifique, dans le but d'organiser un débat. Or, pour moi, il n'y a pas de débat, c'est une lutte qui a été menée et gagnée par le mouvement féministe. Mais c'est bouleversant de voir à quel point ça ne tient qu'à un fil...»

Le Canada a beau se targuer d'être plus progressiste que son voisin du sud, les idées voyagent sans se soucier des frontières. Si le mouvement anti-avortement n'y est pas très fort, il devient de plus en plus envahissant pour les personnes qui défendent ce droit à mesure que les années passent.

Comme aux États-Unis, certaines personnes manifestent parfois devant les cliniques pratiquant l'IVG. Une loi du Québec interdit cette pratique à moins de 50 mètres des portes, mais un groupuscule nommé Campagne Québec-Vie a saisi les tribunaux pour la faire invalider.

«Il y a certains illuminés, mais il y a d'autres personnes en position de pouvoir, et c'est là que ça devient problématique», soutient Mariane Labrecque. «Vincent Guzzo est riche, il a de la puissance et des connexions.» Et ce dernier commence à faire de la politique, pourrait-on ajouter. Pas encore comme candidat, mais il va aider le Parti conservateur du Canada à mettre sur pied son programme économique en vue des élections fédérales d'octobre.

Choisir ou ne pas choisir

Le Parti conservateur est la seule formation politique canadienne à ne pas se positionner ouvertement en faveur de l'IVG. Ses député·es ont été les seul·es du Parlement à ne pas se lever lorsque, fin mai, une motion réaffirmant que le corps de la femme n'appartient qu'à elle seule a été adoptée. Dans la foulée des lois criminalisant l'avortement ont été votées dans plusieurs États américains.

La Coalition pour le droit à l'avortement au Canada affirme que 85% des élus conservateurs sont anti-choix (contre 4% au Parti libéral, actuellement au pouvoir), à commencer par leur chef Andrew Scheer. Celui-ci affirme toutefois que s'il parvient à prendre la place de Justin Trudeau, il ne rouvrira pas ce débat.

«C'est une stratégie électoraliste: ils ne veulent pas attiser les peurs et s'aliéner les électeurs pro-choix.»
Mariane Labrecque, coordonnatrice de la Fédération du Québec pour le planning des naissances

Cela ne rassure pas Mariane Labrecque: elle a entendu exactement le même discours dans la bouche du précédent Premier ministre conservateur, Stephen Harper. Ce dernier a toutefois laissé plusieurs député·es de son camp (représentant des circonscriptions très chrétiennes) présenter des projets de loi limitant le droit à l'avortement, pour lesquels il n'a pas donné de consigne de vote.

Si aucune de ces lois n'est passée, cela a surmotivé la base la plus conservatrice du parti: «La stratégie des anti-choix, c'est d'aller sur le terrain, de soutenir des candidats anti-choix et de les faire élire, afin d'avoir une majorité à la Chambre des communes.»

Un groupe nommé Right Now est particulièrement actif en vue des prochaines élections. «S'il y a plus d'un candidat pro-vie [dans une circonscription, ndlr], nous aiderons le candidat que nous croyons le plus susceptible de gagner», peut-on lire dans la section FAQ de son site web.

Parcours de la combattante

Tous ces débats ne doivent pas faire oublier que même si l'avortement est légal depuis trente ans au Canada, y accéder n'a rien d'une sinécure. Les immenses distances à parcourir sont une contrainte: en Alberta, il n'y a que trois cliniques d'avortement pour quatre millions d'habitant·es, sur un territoire plus grand que la France. Dans la plus petite des provinces, l'Île du Prince-Édouard, l'unique clinique a ouverte en 2017, mais elle n'offre le service que jusqu'à douze semaines et six jours de grossesse.

Autant dire que bien des femmes souhaitant avorter doivent faire plus de quatre heures de route, parfois à plusieurs reprises. Cela signifie qu'il faut avoir accès à une automobile et pouvoir s'absenter de son travail. «Il y a aussi la question de la confidentialité, ajoute la militantiste, une jeune femme ne veut pas nécessairement que ses parents sachent qu'elle va se faire avorter.» Pas facile de cacher un déplacement de plusieurs centaines de kilomètres.

Mais le sort des femmes est le cadet des soucis des membres des coalitions pro-vie: «Ils se demandent si le fœtus a une conscience et ressent la douleur, mais ne parlent jamais de la personne qui le porte, dont on sait avec certitude qu'elle a une conscience et ressent la douleur.»

Tout cela, Unplanned n'en parle pas. Peut-être le public français pourra-t-il le constater un jour: Vincent Guzzo a annoncé que si le film, projeté seulement en anglais pour l'instant, fonctionnait bien, il en ferait une version française. C'est mal parti: ses recettes atteignaient 11.507 dollars canadiens (7.844 euros) au quatrième jour de diffusion au Québec. De quoi donner un peu de baume au cœur aux personnes qui défendent le droit à l'IVG.

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