Société

Pourquoi dire «vieux mec» est insultant

Cet adjectif a souvent une connotation péjorative, et pas seulement parce que les personnes âgées sont méprisées.

Aujourd'hui, «vieux» est perçu comme peu respectueux voire insultant. | Stock Photography <a href="https://unsplash.com/photos/25QCezs8-oo">via Unsplash</a>
Aujourd'hui, «vieux» est perçu comme peu respectueux voire insultant. | Stock Photography via Unsplash

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Lorsque vous entendez quelqu'un parler d'un «vieux mec», vous savez bien que, même si l'adjectif vieux renvoie à quelqu'un «d'un âge avancé, qui est dans la vieillesse», l'individu en question n'est pas forcément âgé. Et que le terme vieux vient auréoler le substantif neutre auquel il est accolé d'un fort halo dépréciatif.

Un mec, c'est juste un type, un gars, un homme. Point. Un «vieux mec», c'est un individu qu'on méprise. Étrange connotation quand on apprend sous la plume d'Alain Rey, dans le Dictionnaire historique de la langue française, que ce mot est issu du latin vetus, veteris et que, «dans le vocabulaire miliaire, vetus a les sens de “vétéran”, “expérimenté”». Que les expressions «vieux mec» et «vieille meuf» soient loin d'être des compliments atteste donc d'un glissement de sens. Celui-ci en dit long sur notre langue mais aussi sur notre société, sa mésestime envers les personnes âgées ainsi que, plus indirectement, envers les classes populaires.

Au départ, «l'adjectif qualifie ce qui est bonifié par l'âge», écrit Alain Rey, prenant pour exemple le vin. Y était également attachée «une nuance de respect». Aujourd'hui, le nom vieux est «plus familier que vieillard et souvent condescendant voire méprisant». Ainsi, «d'une manière générale, vieux et vieille, en français contemporain, sont sentis comme peu respectueux», conclut dans le dictionnaire le spécialiste de la langue française des éditions Robert.

Si l'on passe d'un extrême à l'autre, c'est parce que «les langues, ce sont un peu des passoires, ou plutôt des éponges, dépeint le linguiste Louis-Jean Calvet, qui a notamment travaillé sur l'argot, le français populaire et la tradition orale. L'éponge aspire de l'eau. Mais, quand on la serre, l'eau s'en va.» Une façon imagée de dire que la langue est une création en constante évolution qui reflète, plus ou moins temporairement, les normes, tant linguistiques que sociales, dont elle s'est préalablement gorgée.

À la fin du XIVe siècle, vetus «qualifie ce qui, existant depuis longtemps, s'est altéré et est hors d'usage».
Alain Rey, dans le Dictionnaire historique de la langue française

Sa consœur spécialiste de l'insulte, Laurence Rosier, le fait remarquer: «On peut opposer vieux à neuf et jeune, il y a donc plusieurs sens possibles.» C'est ainsi que ça s'est gâté, comme en fait l'hypothèse Alain Rey dans son ouvrage de référence. Contrairement à senex (l'autre terme latin signifiant vieux, à l'origine des mots «sénat» mais aussi «sénile», et qui, «opposé à juvenis», vocable à l'origine de «jeune», ne faisait «qu'indiquer une classe d'âge»), «vetus s'applique à tout ce qui est détérioré, diminué par l'âge, et s'oppose à novus» (qui a donné «nouveau»).

Or «le passage à l'idée de dégradation, d'ancienneté a pu s'effectuer par l'opposition vetus/novum, par exemple à propos du vin, vetus signifiant le vin de l'ancienne année». Résultat: vers 1220, le terme, alors orthographié vielz, est «opposé à neuf, nouveau, en parlant d'un vin, d'une ville»; à la fin du XIVe siècle, «il qualifie aussi ce qui, existant depuis longtemps, s'est altéré et est hors d'usage».

Une idée de pérennité

Pas besoin d'attendre que l'on regarde de haut nos ancêtres pour que la langue se teinte d'âgisme. D'autant que ce terme est très courant, que ce soit en raison de sa facilité de prononciation, de son faible nombre de syllabes ou encore du fait qu'il appartienne «au champ sémantique lié au temps», rapporte la linguiste: «Ce mot est très employé. Fatalement, les gens vont se l'approprier et l'utiliser dans des tas de contextes et il va y avoir des variations de sens.» Tout comme le verbe «faire» ou l'adjectif «petit».

Un usage fréquent qui participe du phénomène de la «régularisation de la langue –certains disent simplification», constate Louis-Jean Calvet, au même titre que l'apparition de nouveaux verbes en majorité du premier groupe, car plus faciles à conjuguer, à l'instar de «solutionner», qui remplace «résoudre». On utilise les mots simples, que l'on connaît, dans des contextes variés.

«Lorsqu'on dit “un vieux salopard”, c'est dans l'idée qu'il est récurrent que cet individu soit un salopard.»
Laurence Rosier, linguiste

On finit par leur donner des sens éloignés voire contraires à ceux qu'ils avaient originellement, comme «achalandé», qui de base veut dire «qui a beaucoup de chalands, de clients» et, par l'usage métonymique qui en a été fait, a fini par signifier «qui est bien approvisionné en marchandises de première qualité», lit-on sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales. «Le glissement de sens est une constituante éternelle des langues», ponctue le spécialiste du français populaire.

Ainsi, «vieux» a été, en ancien français, juxtaposé avec des termes péjoratifs, voire des injures, pour en renforcer la connotation négative, précise Alain Rey dans son dictionnaire. Vers 1175, on employait les formules «vieux salaud» et «vieille vache». L'image d'altération à laquelle renvoie l'adjectif confère une valeur dépréciative supplémentaire à l'injure initiale.

Mais ce n'est pas tout. On y retrouve également une idée de pérennité. «Quand on dit mon “vieux pote”, c'est parce qu'on se connaît depuis des années, que cette personne mérite depuis longtemps la désignation, indique Laurence Rosier. C'est ce qu'on retrouve dans les insultes. Par exemple, lorsqu'on dit “un vieux salopard”, c'est dans l'idée qu'il est récurrent que cet individu soit un salopard.»

Antéposition, stigmatisation

Autre point à relever: l'antéposition de l'adjectif. «Quand on dit “une vieille fille”, elle peut avoir 25 ans; quand on dit “une fille vieille”, c'est plus objectif. Idem pour “le pauvre homme”: on peut le dire d'un milliardaire; tandis qu'un “homme pauvre” sera vraiment dans le dénuement», signale la professeure de linguistique et d'analyse du discours à l'Université libre de Bruxelles.

Pour rappel, la règle en français consiste à placer l'adjectif après le nom. Lorsque l'adjectif est antéposé, «il y a souvent des connotations: c'est un registre marqué, plus subjectif», détaille la linguiste. Comme lorsque Victor Hugo, repris par Georges Brassens, mentionne de «rouges tabliers» non pour évoquer des tabliers à la couleur écarlate mais pour parler des sanguinolentes menstrues.

À toutes ces manifestations linguistiques, qui colorent de mépris le terme «vieux», vient peu à peu s'ajouter un discours social dédaigneux sur la vieillesse. «Les sens changent sans arrêt parce que des faits sociaux et culturels s'impriment dans la langue. L'adjectif “vieux”, c'est une outre que l'on va remplir de plein de ressentiments», glisse Louis-Jean Calvet. La mort, la maladie, la moindre autonomie, le financement des retraites, tous ces sujets qui font grincer des dents sont suggérés par le mot vieux.

Le glissement de sens se poursuit aussi en raison de la familiarité de l'emploi du terme comme substantif. «Quand je dis “je vais chez mes vieux”, ça a un côté argotique. Or, souvent, les mots issus de la langue populaire sont touchés par un aspect péjoratif. Les gens n'aiment pas les féminins en -esse, par exemple, comme doctoresse. Or c'était le féminin qu'avait toujours pratiqué le plus le peuple.» Que «vieux» appartienne au langage familier –il est d'ailleurs plus politiquement correct de parler de «seniors» ou de «personnes âgées»– ajoute à la stigmatisation. Et c'est comme ça que l'adjectif, employé avant un nom commun qui n'a en soi rien de péjoratif, peut lui apporter de manière soutenue une auréole nauséabonde –pour ne pas dire une «vieille auréole».

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