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La crème chantilly a-t-elle réellement été inventée dans la commune éponyme? Qui eut cette brillante idée? Le mystère reste entier. La légende attribue souvent la création de cette recette à Vatel, lorsqu'il était maître d'hôtel de Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand Condé, au château de Chantilly.
Il l'aurait créée lors d'une grande fête donnée en 1671 en l'honneur de Louis XIV: un festin pas tout à fait parfait, cause dramatique du suicide de Vatel à la suite d'un rôti raté et d'un approvisionnement en poisson retardé… Peut-être même d'une crème loupée?
Cette version est fausse. D'abord parce qu'aucun document de l'époque décrivant cette somptueuse fête n'évoque la présence de «crème chantilly». D'autre part, parce que «les cuisiniers de Catherine de Médicis traitaient déjà la crème fraîche de cette manière avec des tiges de genêts», écrit Claudine Brécourt-Villars dans Mots de table mots de bouche. Il semblerait cependant que cette crème fouettée du XVIe siècle ne contenait pas de sucre.
Origine incertaine
Au cours du XVIIe siècle, des textes évoquent une préparation ressemblant fort à de la crème chantilly. En 1655, l'ouvrage Les délices de la campagne de Nicolas Bonnefons propose des «cresmes façonnées».
L'auteur conseille de recueillir la crème qui se forme au dessus du lait: «Quand elle est épaisse et toute montée, on la bat et on la met dans un petit panier, avec un linge entre-deux; puis quand elle est égouttée, on la dresse dans un plat, et elle se tient en motte.»
Il conseille aussi de fouetter la crème avec un peu de blanc d'œuf. Ou encore de mélanger du fromage frais, de la «crème douce» et du sucre, «pour faire un bon plat de collation».
Selon le document de la ville de Chantilly consacré à la crème et fondé sur les recherches de la conservatrice Nicole Garnier, il faut ensuite «attendre un siècle pour voir apparaître l'appellation “chantilly” dans des livres de cuisine. En 1750, Menon, auteur culinaire, dans son ouvrage intitulé: La science du maître d'hôtel, confiseur, à l'usage des officiers, avec des observations sur la connoissance et les propriétés des fruits. Enrichies de desseins en décorations et parterres pour les desserts, donne la recette du fromage à la chantilly». Il s'agit d'un mélange glacé de crème double, d'eau de fleur d'oranger, de citron et de sucre.
Quelques décennies après, en 1784, le lien entre la crème et le nom de Chantilly va être établi par un texte pour la première fois. Dans le «hameau de chantilly» récemment construit sur le domaine par Louis-Joseph de Bourbon, lui aussi prince de Condé, se trouvent notamment une étable et une laiterie. Au milieu de ce décor champêtre sont organisées des réceptions dans les intérieurs luxueux du domaine... Invitée, la baronne Oberkirch évoque dans ses mémoires son souvenir d'une crème fort «appétissante» et «apprêtée».
Le château de Chantilly au XVIIIe siècle après les travaux effectués par les Condé, gouache de Jean-Baptiste Lallemand. | Musée Condé via Wikimédia
On ignore qui a vraiment inventé et baptisé cette recette. La brochure de la ville de Chantilly conclut: «Il reste donc une grande part de mystère entre les “cresmes façonnées” du XVIIe siècle et la crème chantilly de 1784. Quel cuisinier eut l'idée de sucrer la crème? Quel invité des princes de Condé la baptisa chantilly? De nombreuses recettes gardent ainsi le secret de leur naissance, nous donnant alors tout le loisir d'inventer de merveilleuses histoires.»
De la mousse avant toute chose
Aujourd'hui, l'usage du terme «crème chantilly» est strictement réglementé. Un décret «relatif aux crèmes de lait destinées à la consommation» datant de 1980 et consolidée au 25 juillet 2019 indique: «La dénomination “crème chantilly” est réservée à une crème fouettée contenant au moins 30 grammes de matière grasse pour 100 grammes et n'ayant fait l'objet d'aucune autre addition que de saccharose (sucre mi-blanc, sucre blanc ou sucre blanc raffiné) et éventuellement de préparations aromatisantes.»
C'est d'ailleurs pour cela que, si l'on observe les rayons d'un supermarché, beaucoup de bombes de crèmes industrielles ne portent pas cette appellation. Elles sont au choix illustrées de l'appétissante image d'une spirale de crème et qualifiées de «ferme et onctueuse» ou étiquetées «crème légère fouettée» ou «crème fouettée».
Ces préparations contiennent généralement des ajouts non autorisés, un émulsifiant et un stabilisant, ainsi que du protoxyde d'azote, le gaz propulseur qui permet au liquide de se transformer en mousse.
Par définition, cette crème est fouettée et sucrée. Elle est cependant un peu plus dense qu'une simple crème fouettée: «Elle est plus “serrée”, plus épaisse. Un coup de fouet en trop et on bascule vers le beurre», explique Hervé Grébert, président de la Confrérie des Chevaliers fouetteurs de crème chantilly.
Ce restaurateur retraité (passé notamment par La Capitainerie) a monté cette association dans le but de «toucher le grand public avec de l'évènementiel [et de] regrouper les adeptes et les puristes qui évitent les bombes de crème fouettée industrielle».
La parfumer n'est interdit ni par la réglementation ni par les tenants de la «vraie» recette. Hervé Grébert est tout à fait ouvert aux crèmes «salées, épicées, infusées, agrémentées de sirop, d'alcool… C'est une préparation qui va très bien aux chefs pâtissiers et cuisiniers».
Le physico-chimiste Hervé This est à l'origine de la cuisine moléculaire. Dans son Traité élémentaire de cuisine, il précise que le lait et la crème sont des émulsions de gras et d'eau: «La différence essentielle, entre les deux, c'est la proportion de matière grasse, dont dépend la différence de texture. [Quand on fouette la crème] chaque branche du fouet pousse des bulles d'air dans la préparation: progressivement une mousse se forme; c'est la crème fouettée. Pourquoi les bulles d'air restent-elles dans la crème? Parce que cette dernière est visqueuse: le mouvement des bulles d'air est ralenti.»
Ensuite, «les bulles d'air, qui ne sont pas miscibles à l'eau de la crème (avez-vous déjà fouetté de l'eau? Les bulles s'en échappent), s'entourent de gouttelettes de matière grasse (elles-mêmes enrobées de molécules tensioactives du lait) et de diverses molécules tensioactives qui sont également présentes dans le lait». L'émulsion se transforme en mousse qui devient ferme «parce que les gouttelettes de matière grasse se soudent à la périphérie des bulles». En bref, le gras va entourer les bulles d'air.
Banissez la crème légère
Peu d'ingrédients entrent dans la préparation de cette recette. Il vous faudra évidemment de la crème. Mais pas n'importe laquelle: «Soit de la crème UHT liquide, avec au moins 30% de matières grasses. Ou bien une crème épaisse au lait cru, que l'on coupera (deux tiers de crème pour un tiers d'eau glacée ou de lait).»
Ne cherchez surtout pas à faire light avec une crème plus légère. Un pourcentage minimum de gras est indispensable pour la bonne réussite de la recette. «La matière grasse de la crème cristallise autour des bulles d'air incorporées lors du fouettage. Si la quantité de matières grasses n'est pas suffisante, les cristaux ne seront pas assez nombreux pour stabiliser les bulles d'air, et donc stabiliser la chantilly», indiquent Mélanie Dupuis et Anne Cazor dans Le grand manuel du pâtissier.
Second ingrédient, le sucre. Il n'en faut ni trop, ni trop peu. Hervé Grébert préconise d'utiliser du sucre glace, avec le ratio suivant: 40 grammes pour 50 centilitres de crème. La Confrérie recommande d'ajouter de la vanille, une gousse grattée et fendue ou bien quelques gouttes d'arôme naturel de bonne qualité.
Le froid, votre meilleur marmiton
La température est la clé de la réussite. Plus précisément, le froid. Pourquoi travailler avec du matériel et des ingrédients glacés? Pour que «la matière grasse de la crème qui se trouve à l'état émulsionné reste à l'état cristallin… Si la matière grasse fond, les globules ne s'agrègent plus, et la crème ne peut plus “monter”», écrit Stéphan Lagorce dans son Traité de Miamologie consacré à la pâtisserie. Sans ces cristaux de matière grasse formés par le froid, la crème ne prendra pas.
«Traditionnellement, on fouette à la main dans un cul-de-poule. En tout cas dans un récipient qui maintient le frais, donc pas dans du plastique», rappelle Hervé Grébert. Bien avant de commencer la recette, on met ce cul-de-poule et le fouet au réfrigérateur voire au congélateur, «ou alors, on peut “glacer le cul-de-poule”, c'est-à-dire mettre dix gros glaçons dedans et faire tourner. L'inox garde bien le froid. Avec ces méthodes, il est tout à fait possible de faire une crème chantilly même s'il fait 30 degrés!».
On peut éventuellement plonger le cul-de-poule dans un autre cul-de-poule plus grand rempli de glaçons pendant l'opération de fouettage. Les matières premières doivent être froides elles aussi. En pratique, Le grand manuel du pâtissier conseille de mettre au frigo les ustensiles pendant trente minutes et la crème pendant deux heures.
Pour fouetter la crème, Hervé Grébert privilégie le simple fouet manuel, à choisir pas trop petit. Cet ustentile permet d'aller plus doucement, et de bien identifier les différentes étapes de la formation de la crème chantilly.
Pour monter la crème à la force du poignet rien ne vaut un bon vieux fouet. | stux via Pixabay
Le fouet électrique et le batteur de type robot-ménager sont toutefois acceptés par la Confrérie… mais pas les machines à crème que l'on croise parfois chez les glaciers. Quid du siphon? «Nous le tolérons. Ceci dit, il y a un élément complémentaire, la cartouche de gaz. La crème est plus aérée, plus souple. C'est un goût différent, mais il y a de la fraîcheur. À chacun de juger», répond Hervé Grébert.
Cependant, si l'on s'en tient à la loi, «dans ce cas, outre qu'elle ne serait pas fouettée, il y aurait ajout de gaz dans la crème, ce qui n'est pas réglementairement autorisé dans le décret-recette», glisse Jean-Paul Branlard dans son ouvrage Petit lexique des grandes inventions de la gastronomie.
Prendre le temps de fouetter
Faut-il ajouter le sucre au début, au milieu ou à la fin du fouettage? Il y a plusieurs écoles… «Pour éviter de déstabiliser la crème lors de l'incorporation du sucre, il est préférable de l'ajouter au début. Il sera ainsi bien solubilisé dans la crème», affirme Le grand manuel du pâtissier.
Les autrices recommandent de fouetter d'abord doucement pour incorporer le sucre avant de passer à la vitesse maximale pour «serrer» la crème, dont l'apparence finale doit être mate.
À la Confrérie des Chevaliers fouetteurs de crème chantilly, on préfère la méthode en trois grandes étapes: «Il ne faut pas s'énerver. Il faut y aller délicatement. On commence par faire foisonner la crème. En fonction de sa qualité, on restitue jusqu'à trois fois le volume initial. Il s'agit d'intégrer des bulles d'air. Il faut fouetter avec le muscle, et non le poignet, sans s'arrêter, tranquillement.»
Ensuite, «la texture va changer. À force d'être fouettée, la crème s'enrubanne, s'épaissit. On s'arrête alors pour incorporer le sucre glace et les grains de la vanille fendue et grattée. On mélange délicatement et on goûte pour vérifier le dosage», conseille Hervé Grébert.
Enfin «on reprend en fouettant plus rapidement. On passe le cul-de-poule en position verticale, on abandonne le muscle pour le poignet, on accélère la rotation. C'est l'étape pendant laquelle on “serre la crème" –laquelle doit cependant rester bien blanche».
La difficulté consiste à s'arrêter juste avant que la crème ne tourne en beurre. À trop fouetter, «l'émulsion se déstabilise, l'eau et la matière grasse se séparent, avertit Le grand manuel du pâtissier. Il faut que le fouet tienne tout seul dans la crème. Si on prend un peu de crème sur le bout du fouet, il faut que ça forme un bec», précise Hervé Grébert. Pendant les démonstrations de la Confrérie, lui et son équipe proposent une autre méthode, peut-être un peu plus risquée à tenter chez soi: «Un saladier retourné au-dessus de la tête de quelqu'un doit tenir quatre secondes.»
Des recettes alternatives vous conseilleront d'incorporer le sucre à la toute fin. C'est le cas d'Auguste Escoffier, qui, dans son Guide culinaire, fouette la crème jusqu'à ce qu'elle ait doublé de volume. Une fois qu'elle est très ferme, il ajoute 125 grammes de sucre en poudre «dont un cinquième de sucre vanillé», par litre de crème.
Une bonne coupe de chantilly
Il ne vous reste plus qu'à savourer, si possible dans la foulée. «C'est le meilleur moment pour manger la crème, sans passer par le frigo.»
À Chantilly, les restaurants proposent souvent à leur carte une coupe de chantilly fraîche, toute simple, sans artifice. «Pour nous, la crème chantilly n'est pas l'option d'une boule de glace ou d'une tarte aux pommes! C'est un dessert en soi. Elle a une véritable valeur, c'est un vrai trésor», conclut le président de la Confrérie des Chevaliers fouetteurs de crème chantilly.
La recette
Ingrédients
- 50 cl de crème liquide (au moins 30% de matières grasses)
- 40 g de sucre glace
- 1 gousse de vanille
Recette
Mettez le cul-de-poule, le fouet et la crème au réfrigérateur pendant deux heures.
Commencez à fouetter la crème tranquillement sans vous arrêter. Vous pouvez incliner légèrement le cul-de-poule pour vous faciliter la tâche.
Quand la crème commence à s'enrubanner, ajouter le sucre et les grains de vanille extraits de la gousse fendue et grattée. Mélangez délicatement et goûtez pour ajuster la dose de sucre et de vanille si besoin est.
Terminez en fouettant plus énergiquement. Poser le cul-de-poule droit sur la table et accélérez la cadence. Arrêtez quand la crème a la texture souhaitée, avant qu'elle ne se transforme en beurre sucré. Dégustez tout de suite.