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Le projet Libra peut-il modifier l'ordre monétaire mondial?

L'arrivée du réseau social dans le jeu monétaire virtuel fait du bruit. Tandis que des démocrates américains demandent à Facebook de ralentir la mise en route du projet, d'autres s'impatientent.

Plus de 55% des Français auraient confiance dans la libra, 41% n'en auraient pas entendu parler. | André François McKenzie via <a href="https://unsplash.com/photos/JrjhtBJ-pGU">Unslpash</a>
Plus de 55% des Français auraient confiance dans la libra, 41% n'en auraient pas entendu parler. | André François McKenzie via Unslpash

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L'annonce, le 18 juin, de la création de la libra n'a pas été une surprise. Tout le monde savait depuis plusieurs mois que Facebook travaillait sur le projet d'une monnaie virtuelle qui aurait vocation à jouer un rôle mondial. On la désignait d'ailleurs sous le nom de Globalcoin.

La publication des principales caractéristiques du projet sur le site dédié, n'a fait que confirmer l'ambition de la démarche. Dès les premières lignes, on est fixé: «La mission de Libra est de favoriser le développement d'une devise et d'une infrastructure financière mondiales simples au service de milliards de personnes.»

Numérisation de la monnaie

À l'annonce de cette information, le cours de la plupart des cryptomonnaies s'est envolé. Comme si le projet de Facebook venait consacrer leur réussite, démontrer qu'elles étaient désormais indispensables au bon fonctionnement de l'économie mondiale et peut-être même proclamer qu'elles étaient l'avenir de la monnaie.

La problématique est en réalité bien plus complexe. L'arrivée du réseau social américain dans le jeu monétaire pose nombre de questions qui n'ont pas encore de réponses aujourd'hui. Une de ces principales interrogations: savoir si la création de la libra est vraiment une bonne idée et si cette monnaie rendrait réellement service à la population mondiale.

Pour tenter d'y répondre, il faut revenir aux fondamentaux et se rappeler ce qu'est une monnaie (en simplifiant au maximum).

Traditionnellement, elle a trois fonctions essentielles: servir d'intermédiaire des échanges, de réserve de valeur et d'unité de compte. À noter que dans la réalité, toutes les monnaies ne remplissent pas au mieux ces fonctions. Peut-on, par exemple, considérer comme une réserve de valeur la monnaie d'un pays rongé par l'inflation?

Avec le développement des techniques informatiques, on assiste à une numérisation de la monnaie.

Ensuite, on constate qu'une même monnaie peut se présenter sous différentes formes évoluant dans le temps: la monnaie dite fiduciaire (pièces ou billets) dont la valeur repose sur la confiance que l'on a dans le pays qui l'émet, la monnaie scripturale, celle que l'on a sur son compte en banque et qui circule par un simple jeu d'écriture, puis la monnaie électronique (par exemple les cartes prépayées).

Avec le développement des techniques informatiques, on assiste à une numérisation de la monnaie. Mais, dans la pratique c'est seulement le moyen de paiement qui évolue: la monnaie qui s'échange reste la même. Ou, plus exactement, restait la même.

Aux origines du bitcoin

Avec la naissance du bitcoin, on est entré dans une nouvelle ère: celle de la création de monnaies indépendantes de celles des États et du système bancaire.

En 1976, à un moment où on commençait à parler de l'éventuelle création d'une monnaie européenne, l'économiste libéral Friedrich Hayek avait publié The Denationalization of Money. Dans cet ouvrage l'auteur, prenait fermement position contre cette idée, qui, selon lui, ne résoudrait rien. Dans une période de forte inflation où il était reproché aux États, qui contrôlaient alors les banques centrales, de pousser à la création illimitée de monnaie, il fallait faire carrément autrement chose: introduire des monnaies indépendantes des États.

«Une fois que le principe de concurrence des monnaies aurait été généralement accepté dans les pays économiquement prépondérants, il est probable qu'il s'étendrait rapidement à tous les peuples libres de choisir leurs propres institutions.» Et les peuples donneraient certainement leur préférence aux monnaies qui tiendraient le mieux leur rôle de réserve de valeur.

Il ne s'est d'abord rien passé. Puis, il est apparu que les nouvelles technologies allaient permettre la mise en œuvre de ces idées. Des individualités partageant la même méfiance envers les États et leurs banques centrales se sont retrouvées autour de concepts comme ceux de la crypto-anarchie ou du mouvement cypherpunk.

Et, en 2009, apparaissait le bitcoin. Dès son apparation son objectif est clairement affirmé par son fondateur, l'énigmatique Satoshi Nakamoto,  dans le Livre blanc du Bitcoin. Le but: permettre les transactions entre personnes ou entre entreprises sans passer par une institution financière, autrement dit directement d'ordinateur à ordinateur.

La blockchain, un grand mensonge?

Le bitcoin constituait une nouveauté à un double titre. D'abord, c'était la naissance des cryptomonnaies, monnaies virtuelles reposant sur un protocole informatique de transactions cryptées et décentralisées. Ensuite, c'était la première apparition publique de ce nouveau protocole appelé blockchain, chaîne de blocs ou registre de transactions, dont on n'avait pas fini d'entendre parler.

Cet acte fondateur a été le départ d'une formidable aventure qui devait mobiliser beaucoup de capitaux et d'énergie. Il est très vite apparu que derrière un discours à tonalité libertaire, comme on sait si bien en faire dans le monde de la nouvelle économie californienne, il y avait la possibilité de faire de l'argent, beaucoup d'argent, en mariant les nouvelles technologies et la finance.

Le plus virulent à dénoncer le grand mensonge de la blockchain a été l'économiste Nouriel Roubini dans un texte d'octobre 2018 qui a fait beaucoup de bruit.

«Il suffit d'observer l'extrême centralisation du pouvoir parmi les mineurs, Bourses, développeurs et gestionnaires de cryptomonnaies pour comprendre que la blockchain n'a rien à voir avec la décentralisation et la démocratie; elle n'est qu'une course aux profits.»

Et à Nouriel Roubini de dénoncer l'escroquerie pure et simple que constituent beaucoup d'offres initiales de jetons ICO (Initial coin offering, vente au public de nouveaux crypto-actifs), l'implantation de centres informatiques dans des pays bien éloignés de la démocratie pour profiter d'une énergie bon marché, piratages massifs, collusions entre acteurs du marché pour faire monter les marges... Tout cela sans véritable utilité économique.

Sévères critiques

Sans adopter le ton polémique et le style provocant de Nouriel Roubini, d'autres économistes se sont montrés assez réservés sur la blockchain, comme le senior vice-président de la Réserve fédérale de Saint-Louis, David Andolfatto. 

Mais c'est sur les cryptomonnaies en général et le bitcoin en particulier, la première d'entre elles à la fois par la chronologie et les montants en jeu, que les critiques ont été les plus sévères, notamment à partir de 2017 lorsque les cours se sont envolés et que le bitcoin s'est fait connaître du grand public. Le Nobel d'économie, Joseph Stiglitz allant jusqu'à suggérer d'interdire cette monnaie.

Pour les gouvernements et les banques centrales, il ne pouvait être question d'ignorer un phénomène qui prenait de l'ampleur et pouvait jouer un rôle non négligeable dans le futur. En France, les rapports se sont succédés au Parlement sur la blockchain et les monnaies virtuelles.

La lecture de ce dernier rapport est particulièrement recommandée. Un jeune député LREM tout juste trentenaire, le rapporteur Pierre Person, fonce avec enthousiasme tandis que son président de commission, Eric Woerth, qui en a vu d'autres, l'incite à une certaine prudence, le tout sur la base d'arguments techniques bien présentés.

De la même façon, on peut lire avec un grand intérêt le rapport réalisé par Jean-Pierre Landau, ancien sous-gouverneur de la Banque de France, pour le ministère de l'Economie sur ces cryptomonnaies. Tout ce qu'il faut savoir sur ce sujet y est présenté d'une façon remarquablement claire.

Que faire des cryptomonnaies?

Dans les sphères dirigeantes, en France comme dans les autres grands pays, un consensus semble s'être formé sur un double constat: ces nouvelles monnaies peuvent être dangereuses.

Elles peuvent servir à financer en toute discrétion des activités criminelles ou terroristes, mais elles ne représentent pas ce qu'on pourrait appeler un risque systémique car leur poids est encore relativement modeste. À savoir: 1,5% seulement de la capitalisation de marché du S&P500 (les 500 plus grandes valeurs cotées à New York) et 5,5% de la valeur totale du marché de l'or en 2018 au moment de la rédaction du rapport Landau.

Aussi, les innovations techniques qu'elles apportent peuvent être utiles. Il vaut donc mieux les garder, les surveiller et tâcher de tirer le meilleur profit de leur développement. Ce point de vue a notamment été exprimé par Mark Carney, le brillant gouverneur de la Banque d'Angleterre dont on dit qu'il pourrait succéder à Christine Lagarde à la tête du FMI, dans un discours de mars 2018 qui fait aujourd'hui référence.

Les cryptomonnaies constituent une piètre réserve de valeur compte tenu de l'ampleur de leurs fluctuations ainsi qu'un moyen d'échange peu efficace, et elles sont quasiment inexistantes en tant qu'unité de compte. Alors, que faut-il en faire? Les isoler, les réguler ou les intégrer? Le mieux est de les réguler, en gardant l'œil ouvert sur leur développement et sur ce qu'elles pourraient apporter.

La libra change la donne

Avec la libra de Facebook, la problématique se pose de façon complètement différente. Avec les 2,4 milliards d'internautes de Facebook, ceux qu'il compte conquérir, et la clientèle de ses 27 partenaires déjà connus (Uber, Spotify, Visa Mastercard, Paypal, etc.), le poids de cette monnaie pourrait très vite devenir considérable.

Quand on veut séduire le public et lui promettre une cryptomonnaie stable, on l'adosse à ces monnaies nationales.
 

La situation pourrait être d'autant plus compliquée à gérer que, pour rassurer la clientèle future, il a été annoncé que la libra serait adossé à un panier de monnaies de référence comme l'euro, le dollar ou le yen. Pour les dirigeant·es des pays concernés, il ne saurait donc être question d'ignorer la création de cette nouvelle monnaie.

Au passage, on peut mesurer le chemin parcouru depuis les théories d'Hayek et les déclarations libertaires des années 1980 et 1990. Maintenant, quand on veut séduire le public et lui promettre une cryptomonnaie stable, on l'adosse à ces monnaies nationales (ou supranationales comme l'euro) que l'on a accusées de tous les maux et que l'on prétendait supplanter.

L'autre fait souvent mentionné dans tous les commentaires sur le projet Libra, c'est évidemment la question de la quantité faramineuse de données qui serait amassée et l'usage qui pourrait en être fait, point sur lequel Facebook ne s'est pas toujours montré très fiable.

Il n'est donc pas surprenant que les démocrates membres du comité des services financiers de la Chambre des représentants aient demandé, début juillet 2019, à Mark Zuckerberg d'arrêter immédiatement son projet en attendant que les régulateurs et le Congrès aient eu le temps de l'étudier et de prendre les mesures jugées nécessaires.

Cette réaction était prévisible. Les dirigeants de Facebook ont publié leur livre blanc bien avant la date prévue pour la création de la libra, justement parce qu'ils voulaient avoir le temps de prendre les contacts nécessaires avec les autorités politiques et monétaires.

Mais il ne faut pas se leurrer: leur projet rencontrera certainement des oppositions très vives, tout comme il obtiendra des soutiens importants. En termes financiers, l'enjeu est considérable et ceux qui ont intérêt à ce que la libra existe ne vont pas baisser les bras.

Quant à l'administration américaine, en dépit de tout ce qui la sépare de la nouvelle technologie californienne, elle pourrait préférer voir Facebook développer sa monnaie virtuelle dans les pays émergents que laisser Alibaba ou WeChat rafler la mise.

En tout cas, la bataille sera rude sur le terrain de l'information. En témoigne une enquête nationale, réalisée en juillet 2019 par Blockchain Masterclass, dans laquelle on peut lire que «plus de 55% des Français témoignent de leur confiance dans Libra». Cette affirmation péremptoire paraît d'autant plus étonnante qu'il est dit juste avant que 41% des Français n'ont pas entendu parler de ce projet.

Qu'est-ce que cela veut dire? Que l'on fait comme si ces 41% n'existaient pas ou que l'on demande aux gens de se prononcer sur quelque chose dont ils n'ont même pas entendu parler?

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