Culture

Thom Yorke, l'imperfection comme principe de création

S'ils firent l'objet d'un mème, ses mouvements désarticulés mis en scène dans le court-métrage qui accompagne la sortie de l'album «Anima» ont tout de l'exercice émancipateur.

Auteur, compositeur, interprète, guitariste, l'artiste se sert désormais de son corps, dont il assume l'âge, comme d'un instrument. | «Ingenue», avec son groupe Atoms For Peace  / <a href="https://www.youtube.com/watch?v=DpVfF4U75B8">YouTube</a>
Auteur, compositeur, interprète, guitariste, l'artiste se sert désormais de son corps, dont il assume l'âge, comme d'un instrument. | «Ingenue», avec son groupe Atoms For Peace  / YouTube

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Thom Yorke a beau, depuis trente ans, accompagner l'évolution de la musique contemporaine –quand il ne la porte pas–, il n'est pas de ces célébrités qui affectionnent la présence médiatique. Quand il surgit parmi nous physiquement, c'est pour vendre ou jouer sa musique. Le chanteur timide semble désormais moins subir ses apparitions en faisant de l'usage de son propre corps une extension qui prend part à sa musique.

Rien de surprenant, dès lors, à ce que la sortie de son nouvel album Anima soit accompagnée d'un court-métrage réalisé par Paul Thomas Anderson, dont le rôle principal revient à Thom Yorke, à son corps et à sa voix pré-enregistrée. Pour une fois Yorke ne cherche pas à se mettre en scène en train de chanter: il est tout entier concentré sur la danse, performance physique calibrée sur ses propres compositions.

 

 

Danser en paix

Une habitude que le musicien a prise depuis 2011 avec le fameux clip de «Lotus Flower», diffusé à la sortie The King of Limbs, le huitième album de Radiohead. Thom Yorke y effectuait une danse aussi précise que déconcertante. La chorégraphie a beau avoir été façonnée par le très réputé Wayne McGregor, elle surprit tant qu'elle devint un mème moquant les mouvements supposément effectués n'importe comment par le musicien. Dans Les Inrocks le journaliste JD Beauvallet la qualifiera de «chorégraphie désarticulée et grotesque jusqu'au fascinant».

 

 

Mélangeant mouvements du quotidien et danse professionnelle, le travail de Wayne McGregor et de bien d'autres chorégraphes actuel·les a quelque chose de surprenant, voire de bizarre pour qui n'est pas spécialiste de danse contemporaine. La rencontre fonctionne pourtant entre ces deux étrangetés. Avec The King of Limbs commençait un nouveau cycle pour Radiohead et au chanteur, inédit qui donne d'ailleurs au journaliste l'impression que «pour la première fois sans doute Thom Yorke est en paix avec sa petite musique, avec le devoir d'outrepassement».

C'est cette paix-là qui s'exprimait dans le clip du chanteur-guitariste et qui étonna tant par cette joie démonstrative qu'on ne lui connaissait pas, par cette fusion entre son corps et la musique vécue comme une finalité libératrice, un but en soi loin du chanteur engagé et dolant qu'il était jusqu'alors. Autre étrangeté: le sens du rythme hors-pair de Thom Yorke se conjugue avec une inévitable imprécision des gestes. L'Anglais n'est pas un danseur professionnel et n'en a ni l'entraînement indispensable pour maîtriser son corps ni le charisme gracieux.

Maturité décomplexée

Son corps y apparaissait même vieux pour la première fois, marqué par le temps, abîmé, si ce n'était son regard toujours aussi perçant et absent à cause de sa paupière gauche, paralysée depuis sa naissance. La rock-star a désormais 40 ans et, contrairement à la plupart des célébrités, il les assume. L'homme est ridé, ses dents se chevauchent et ses pommettes saillantes dessinent en creux son visage asséché. Plus Thom Yorke vieillit, plus il nous ressemble, plus il semble heureux.

Les deux artistes auront à nouveau l'occasion de collaborer deux ans plus tard sur le clip d'«Ingenue», morceau signé Atoms For Peace, un super-groupe éphémère. Yorke, cette fois, est accompagné à l'écran par Fukiko Takase, danseuse à la renommée mondiale dont la présence souligne encore plus l'amateurisme du chanteur. Le montage du clip joue de cette comparaison, de ce miroir déformant que l'un est pour l'autre.

 

 

«La danse me sert à être quelqu'un d'autre, à utiliser mon corps comme un instrument», confiait récemment Thom Yorke à Télérama en racontant la genèse de son rapport à la danse après qu'il se soit retrouvé face au «vieux paradoxe du type qui fait danser les autres mais qui ne danse pas lui-même. Et puis j'ai eu le déclic: je pouvais autant être l'artiste que celui qui reçoit sa musique, ce qui me connecte au public. L'important est de rester dans une forme d'inconscience».

Mélodique fragilité

 

Ce déclic corporel sonne comme un tournant musical. Thom Yorke le situe d'ailleurs au moment où sa musique, devenant de plus en plus électronique, le plaçait «dans la posture du DJ, quasi immobile derrière ses machines». C'est donc toute ses compositions qui ont retrouvé cette forme d'inconscience paisible, libérée du «devoir d'outrepassement».

Anima est tout cela à la fois. Si A Moon Shaped Pool, le dernier album en date de Radiohead, jouait l'apaisement sous la forme du bilan, de la synthèse des chemins explorés qui retrouvaient la mélodie en s'unissant, Anima fait le choix de la continuité décomplexée avec le travail solo de Thom Yorke (outre le pas de côté que fut la composition de la bande-originale de Suspiria, un film d'horreur sur... la danse, chorégraphié par Damien Jalet, que l’on retrouve d’ailleurs sur Anima): ni performance épique ni rupture brutale. Mais un sentiment de douce instabilité, d'avancée à tâtons avec, encore une fois, la mélodie comme unique dessein.

 

 

«Not The News», extrait d'Anima. | YouTube

L'auteur-compositeur-interprète-danseur précise sa démarche, toujours dans Télérama: «Tant de musiques produites actuellement, conçues par des imitateurs ou des algorithmes, sont exemptes de tout influx émotionnel, de toute fragilité. Sans vulnérabilité, la musique n'est rien. Le fait que je puisse chanter faux, dérailler parfois, est essentiel.»

Mourir, c'est vivre

De la voix au corps entier, une seule et même logique parcourt la démarche de l'artiste: l'imperfection physique comme ingrédient indispensable à la création, comme preuve d'existence, comme ancrage dans la réalité. Comme manière, enfin, d'établir une «connexion» de plus en plus explicite avec le public. Après le décalage solitaire de «Lotus Flower» et celui, dual, d'«Ingenue», dans Anima Thom Yorke est plongé dans une foule orwello-kafkaïenne de professionnel·les de la danse avec lesquel·les le chanteur, par amour, se fond lentement jusqu'à laisser son corps mourir en paix.

Lorsque la lumière artificielle qui éclaire le court-métrage laisse place à celle du soleil levant, que la mélodie yorkienne se tait pour laisser résonner celle de la nature et les pépiements des oiseaux qui chantent, on assiste au plus beau moment de ce petit film aux inspirations dystopiques un peu grossières. Celui où Thom Yorke va au bout du message que son corps et sa musique distillent depuis une dizaine d'année et qui démontre que vieillir, qu'être marqué et fragile, que marcher vers la mort, peuvent s'apparenter à des preuves de vie. Preuve que la vie se danse et se chante, que l'on soit professionnel·le, néophyte ou tout simplement un oiseau.

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