Culture

Le Louvre résistera-t-il à l'affluence?

L'utilisation du droit de retrait par les membres du personnel du musée a ouvert la porte aux protestations.

Les agents de l'établissement n'avaient pas exercé ce droit depuis 2013. | Élise Gilles
Les agents de l'établissement n'avaient pas exercé ce droit depuis 2013. | Élise Gilles

Temps de lecture: 7 minutes

«Il faut être unis», clame une femme sous l'approbation de la salle. Jeudi 6 juin, près de 200 personnes se retrouvent dans l'un des amphithéâtres du musée du Louvre, à Paris, pour une assemblée générale menée par le syndicat SNAC-FSU. Un rassemblement qui répond à un événement particulier survenu quelques jours auparavant.

Lundi 27 mai, les touristes se pressaient devant les portes closes de la pyramide du Louvre. Sur le papier qui leur avait été distribué pour leur expliquer la situation, on pouvait lire: «Fermeture exceptionnelle en raison d'un droit de retrait effectué par une partie des agents d'accueil et de surveillance du musée lié à la forte affluence.» Entre 150 et 200 personnes salariées ont eu recours à cette possibilité de se retirer d'une situation de travail lorsqu'elle présente un danger grave ou imminent.

Le musée s'attendrait à recevoir 11 millions de personnes pour l'année 2019. | Élise Gilles

Les derniers records de fréquentation affichés par le musée sont une bonne nouvelle pour la direction, moins pour les employé·es, notamment les agents d'accueil et de surveillance. L'an dernier, le Louvre a cumulé plus de 10,2 millions de visites, soit 25% de plus qu'en 2017. Des chiffres jamais atteints par aucun musée dans le monde et qui ne risquent pas de baisser.

D'après les informations transmises par la direction au syndicat SNAC-FSU, 11 millions de personnes seraient attendues pour l'année 2019. Contacté, le musée ne cache pas le fait qu'il «se prépare à plus de fréquentation. Certains grands réservoirs de population ne sont pas encore très présents».

«Serrés comme sur la ligne 13»

L'afflux toujours plus massif de touristes menace la sûreté des agents, régulièrement ciblés par des individus irrespectueux. Injures, crachats, violence physique et verbale... Hervé*, chargé de la surveillance dans une des salles du musée en ce jour de juin, se souvient d'une anecdote marquante: «J'ai demandé à une touriste américaine en train d'escalader une statue de descendre. Elle n'a pas apprécié et, en partant avec son amie, elle s'est retournée pour m'insulter.» Anne*, guide conférencière, a été confrontée à un acte beaucoup plus violent: «Lors d'une exposition, une collègue s'est fait gifler sans raison par un visiteur. Un gardien a dû intervenir.»

«Que se passera-t-il lorsqu'il y aura un mouvement de panique?», s'interroge Rosalie, employée de l'institution et membre du syndicat SNAC-FSU. | Élise Gilles

Le nombre d'agressions a augmenté ces dernières années, selon les employé·es, qui expliquent cette hausse par la fréquentation accrue du musée. Les touristes, excédé·es par la foule, par le bruit ambiant et par la difficulté à accéder aux œuvres majeures telles que La Joconde s'en prennent aux agents présents. Ces violences, dénoncées communément le lundi 27 mai, n'auraient «pas été remontées» à l'administration, comme l'indique une membre de la direction.

La concentration dans certaines parties du musée comme l'aile Denon, où l'on retrouve notamment l'œuvre de Léonard de Vinci et La Vénus de Milo, encourage ces comportements. Mais elle inquiète aussi: «Que se passera-t-il lorsqu'il y aura un mouvement de panique alors que les visiteurs sont serrés comme sur la ligne 13 du métro parisien?», s'interroge Rosalie*, membre du syndicat SNAC-FSU. Une réalité que la direction tempère: «Le musée est très grand. Dans certains espaces, comme l'aile Richelieu, il y a très peu de visiteurs dans la journée.»

«Money Money Money»

Pour endiguer la grogne la direction a, depuis, pris quelques mesures. En proposant aux agents positionnés sur des secteurs réputés «difficiles» d'effectuer une rotation avec d'autres surveillant·es lors de leur pause. Au cours de la semaine suivant l'utilisation du droit de retrait la direction a aussi annoncé le recrutement d'une trentaine de contractuel·les pour une durée de quatre mois, afin de pallier «le manque de moyens humains» dénoncé par le syndicat Sud Culture dans un communiqué.

Impossible de savoir si ces embauches s'ajouteront ou non à celles des personnes qui travaillent ponctuellement pour l'institution chaque saison pendant la période estivale. L'idée d'instaurer un numerus clausus aurait également été évoquée, mais la direction «ne souhaite pas communiquer à ce sujet pour l'instant». Il est d'une certaine façon déjà mis en place puisque, depuis plusieurs jours, seules les personnes ayant réservé leur billet sur internet sont autorisées à entrer à l'intérieur du musée. Impossible pour les autres d'acheter un ticket sur place.

«La participation de l'État est de 40% alors qu'elle était de 75% en 1992.»

Albin, employé du Louvre, membre du syndicat SNAC-FSU

Un choix qui pose question, notamment celle de la préservation des postes des agents qui travaillent aux caisses et qui, si le fonctionnement devenait pérenne, devraient changer de poste sans nécessairement avoir la formation adéquate. Par ailleurs, ne privilégier que les ventes en ligne peut avoir son effet bénéfique sur la régulation du tourisme, mais ce choix risque aussi de discriminer les personnes qui n'ont pas accès au réseau ou les touristes qui, sur place, n'ont pas connaissance de cette nouvelle organisation.

La raison de ce changement est peut-être économique. Si vendu en direct le billet coûte 15 euros en tarif normal, le prix monte à 17 euros sur internet. Horodaté, il est supposé permettre d'entrer au Louvre dans la demi-heure du créneau réservé. Les faits prouvent que ce n'est pas vraiment le cas. Avec une moyenne de 40.000 visites quotidiennes, la marge des 2 euros supplémentaires par entrée (un gain de 80.000 euros chaque jour) n'est pas négligeable pour le musée qui doit trouver de nouveaux financements à cause du désengagement de plus en plus prononcé de l'État. Albin*, lui aussi membre du syndicat SNAC-FSU, parle aujourd'hui d'une «participation à hauteur de 40% alors qu'elle était de 75% en 1992». La direction préfère parler d'une «hausse du budget du Louvre».

On ne peut pas dire que le musée ait été économe ces dernières années. «Il y a quinze ans, nos dépenses étaient d'environ 25 millions d'euros. Aujourd'hui, le Louvre en débourse près de 80 millions», chiffre la direction. Le musée ne compte pas sur l'ouverture du Louvre Abu Dhabi pour renflouer les caisses. «Si on manque d'argent, il faudrait peut-être récupérer ce que les Émirats arabes unis nous doivent», tonne-t-on dans les bancs de l'auditorium, lors de l'assemblée générale.

«Attention, sujet tabou», répond-on aux personnes audacieuses. Albin poursuit: «Abu Dhabi a acheté la licence Louvre pour trente ans mais ne respecte pas le pourcentage établi. Les Émirats arabes unis utilisent la marque hors contrat et ne reversent pas tous les royalties [la redevance] qu'ils doivent au Louvre.» Un abus que révélait le Canard enchaîné dans ses colonnes du 29 mai dernier.

 

 

Le Louvre perd également beaucoup d'argent à cause de la fraude. Une rapide expérience avec des faux billets suffit pour constater qu'à la sortie du musée une dizaine de vendeurs à la sauvette attend les personnes à la sortie afin de récupérer les tickets usagers, parfois avec agressivité, pour les revendre –souvent à des touristes chinois. Une véritable perte pour le musée qui ne parvient pas à stopper le trafic.

«On n'a jamais vu ça!»

La hausse du budget du Louvre est également liée à tous les travaux engagés. «On réadapte les installations, on rénove», explique encore la direction. Ces changements ne sont pas vus d'un très bon œil par tout le monde. À l'Assemblée générale, plusieurs employé·es en ont fait le constat: «Il y a trop de travaux en même temps, on n'a jamais vu ça!». Ces rénovations impactent des conditions de travail déjà dégradées. Difficile pour le public de prendre sur lui lorsqu'il faut jouer des coudes pour voir La Joconde dans une salle des États en réfection complète où seul subsiste le tableau du grand maître italien.

Rosalie regrette que «le public et les œuvres [soient] maltraités». Ces rénovations sont parfois lourdes de conséquences sur certains aménagements historiques du bâtiment: «Dans la salle des bronzes, un marbre du XIXe siècle va être pété et vendu pour mettre du parquet!», enrage-t-elle. Un vrai massacre pour cette passionnée d'art.

La décision de déplacer «La Joconde» à la fin des travaux provoque l'indignation.

Elle fait également référence à «quatre vitrines, avec un éclairage en fibre de verre, qui présentaient de manière didactique des bronzes grecs, avec un podium blanc pour les mettre en valeur et des miroirs pour refléter leur dos». Elles auraient été jetées au début des travaux et les bronzes placés dans une vitrine ponctuelle sans éclairage et sans aucun panneau de présentation. «C'est irrespectueux envers le travail que font les conservateurs depuis des années», fulmine Rosalie.

La décision de déplacer le portrait de Mona Lisa à la fin des travaux provoque une plus grosse indignation encore. Les éclats de rire fusent dans l'auditorium lorsque les membres du SNAC-FSU annoncent que la direction envisage de transférer le célèbre tableau des «peintures italiennes» au «Louvre médiéval» ou «dans la galerie Médicis».

Emprunter sa propre collection 

Ce n'est pas la première fois que le déplacement des œuvres fait des vagues au sein du musée. Depuis 2013 le transfert des réserves du Louvre à Liévin dans le nord de la France occupe le cœur des débats. «On vide le musée de sa substance», se désole Rosalie. D'ici septembre prochain, près de 250.000 pièces du musée devraient rejoindre les réserves pour être préservées des risques de crues de la Seine qui menacent fréquemment l'édifice.

Une aberration à tous points de vue selon certain·es employé·es: «Les réserves sont disséminées un peu partout. En cas de problème sur l'une d'elles, on peut évacuer les autres. Mais si une catastrophe du genre de celle de Notre-Dame se produit à Liévin nous perdrons tout», argue Albin.

«Visiter le Louvre reviendra à parcourir des chefs-d'œuvre dans une coquille vide.»

Rosalie, employée du musée

Didier Rykner, journaliste et historien de l'art, est exaspéré: «C'est comme si vous mettiez les cuisines d'un restaurant à 200 kilomètres. Les conservateurs seront obligés de prévoir des mois à l'avance les œuvres qu'ils veulent emprunter: ils devront demander une autorisation au directeur des réserves de Liévin pour voir leur propre collection!».

«Si les œuvres sortent massivement, elles ne reviendront pas. Visiter le Louvre reviendra à parcourir des chefs-d'œuvre dans une coquille vide», conclut Rosalie. Notons que les réserves, financées à 49% par la région Nord-Pas-de-Calais, ne seront pas visibles, privant les contribuables nordistes d'admirer les œuvres.

L'utilisation du droit de retrait par des membres du personnel du Louvre –un acte quasi inédit– n'est que le symptôme émergé d'enjeux multiples. Il faut remonter à 2013, lorsque les agents avaient protesté contre les agressions qu'ils subissaient de la part de pickpockets aux alentours du musée, pour trouver une trace de son usage. Depuis les choses n'ont pas évolué, si ce n'est que les violences ont changé d'origine. Le Louvre dirigé par Jean-Luc Martinez rencontre de nombreuses difficultés. Les employé·es espèrent qu'ils seront réglés au plus vite, pour leur bien-être mais aussi celui du public et le confort de ses visites.

* Les prénoms ont été changés.

cover
-
/
cover

Liste de lecture