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Le dessin de presse est ambigu, et c'est précisément ce pourquoi il faut le défendre

Après la polémique suscitée par une caricature de Trump et Netanyahou, le New York Times a fait le choix malheureux de ne plus publier de dessins politiques.

Nous ne verrons plus de caricatures politiques dans les pages du prestigieux titre américain. | Daniel Slim / AFP
Nous ne verrons plus de caricatures politiques dans les pages du prestigieux titre américain. | Daniel Slim / AFP

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L'humour est un acte de transgression non négociable. C'est sa raison d'être. L'acte humoristique brise le miroir des conventions sociales, casse les jugements bien pensants, fait voler en éclats les stéréotypes identitaires. Ce qui fait que l'humour est, par définition, excessif.

Pour qu'il ait un impact, il doit frapper très fort –«un coup de poing dans la gueule», disaient les dessinateurs Loup et Cavanna, créateurs d'Hara-Kiri et de Charlie Hebdo. Face à l'arrogance de certain·es, il n'y a que l'outrance du bon ou du mauvais dessin. Face à la dureté de la coque des idées reçues, il n'y a que le trait de la flèche pour la percer ou le bazooka pour la faire éclater en morceaux.

Question d'interprétation

L'humoriste doit pouvoir rire de tout, «de la guerre, de la misère et de la mort», comme le préconisait à son époque le regretté Pierre Desproges. Oui, mais lui-même, à l'autre question qu'il se posait lors du «Tribunal des flagrants délires», à savoir: «Peut-on rire avec tout le monde?», il répondait: «C'est dur!», en précisant qu'il peut difficilement rire en compagnie d'un «stalinien pratiquant», d'un «terroriste hystérique», ou d'un «militant d'extrême droite».

Voilà donc le dilemme: ou rire de tout, mais avec un public sélectionné; ou sélectionner ses sujets pour plaire à tout le monde, et ne vexer personne.

Le dessin de presse se trouve dans une situation ambivalente: pour une part, il est sans conteste un acte humoristique, de par le trait caricatural et la mise en scène insolite d'une situation. Mais pour une autre part, il participe des commentaires que l'on peut faire sur les événements de l'actualité politique et sociale. Autrement dit, il est à la fois un acte pour rire et un acte sérieux d'information, car jouerait-il sur le paradoxe ou l'absurde, il propose un commentaire qui mérite après tout réflexion. Tout est affaire d'interprétation.

C'est là que se présente le piège. Comme pour tout acte de langage, qu'il soit oral ou écrit, la personne qui interprète le fait en y projetant ce qu'elle est, avec ses propres idées, ses propres sentiments, sa propre sensibilité, en fonction de ce qu'elle a à défendre –autrement dit, en toute subjectivité. Pourtant, elle croit que son interprétation est la seule possible.

Le dessin de presse n'échappe pas à la pluralité des interprétations. Il se joue dans un rapport triangulaire entre un·e artiste qui raconte, une cible objet de sa mise en dessin, un lectorat qui interprète et juge. Il faut alors se poser la triple question de «qui dessine?», «quelle cible?», «qui juge?».

Qui dessine?

Est-ce la personne en tant qu'individu avec sa psychologie, ses déterminations sociales et ses valeurs ou le personnage-dessinateur, celui qui transparaît dans son dessin et raconte une histoire qui correspond à sa vision critique du monde? À qui doit-on imputer l'intention critique? Qui est antisémite, raciste, sexiste: la personne ou le personnage qui livre un dessin?

Dans le chapitre «Peut-on rire des Juifs?» de son dernier ouvrage, Peut-on rire de tout?, Geluck, le créateur du Chat, présente un dialogue –inventé ou réel– avec un ami juif qui lui dit: «[Le] type qui dit que les juifs ont des grands nez et des gros yeux, eh bien, ce type c'est un antisémite.»

Ce à quoi, Geluck répond: «[En] le regardant droit dans ses gros yeux situés à la base de son énorme nez: “Toi-même, on ne peut pas dire que tu aies un physique neutre.”»

Et l'ami juif de s'exclamer: «Mais toi, tu peux. Je sais que tu es insoupçonnable!»

Voilà, c'est toute la question: «Être ou ne pas être insoupçonnable».

Quelle cible?

La cible peut être une personne touchée à travers l'une de ses caractéristiques psychologique, physique ou morale. On peut aussi l'atteindre en touchant son appartenance à un groupe ethnique, religieux, politique, à moins que ce ne soit son appartenance sexuelle. Dans tous les cas, c'est alors qu'apparaissent les stéréotypes qui s'attachent à ces catégories.

Mais la cible peut être aussi une idée, un système de pensée: une religion, une idéologie politique, des valeurs sociales. C'est alors qu'apparaissent les tabous et autres valeurs sacrées qui sont objet de moqueries.

Il s'agit de percevoir dans chaque acte humoristique qui l'on touche et de quel point de vue. Intervient alors l'acte d'interprétation, qui dépend de qui juge.

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Qui juge?

Est-ce la personne qui se considère victime qui se sent outragée et exige réparation? Sont-ce les représentant·es des cibles (associations diverses de défense des communautés ethniques ou religieuses) qui s'érigent alors en censeurs et engagent des procès? Sont-ce les juges qui doivent interpréter le caractère éventuellement délictueux du dessin et sanctionner au regard de la jurisprudence?

Question importante, car juger révèle le positionnement de celle ou celui qui juge, en fonction de ce qui est jugé: le dessin ou la personne? Celle-ci est-elle, comme on l'a dit, soupçonnable ou insoupçonnable?

Antonio Antunes, l'auteur du dessin récemment incriminé paru dans le New York Times, se défend d'être antisémite. Ira-t-on le confondre avec son dessin? C'est le syndrome de Céline.

Et puis, qu'est-ce qui est interprété? Est-ce que les gens qui se sont sentis offensés par le dessin de Mahomet se plaignant qu'il est «aimé par des cons» ont bien perçu que la cible n'était ni Mahomet, ni les musulmans, mais seulement les intégristes, ici qualifiés à juste titre de «cons»?


Via Charlie Hebdo

Le dessin d'Antonio Antunes représentant Donald Trump portant des lunettes noires, tel un aveugle, et tenant en laisse un chien basset sous les traits du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou est-il antisémite?

Le président des États-Unis porte une kippa? Oui, mais lui-même se coiffa d'une kippa lorsqu'il se rendit à Jérusalem: signe religieux, mais aussi signe politique d'allégeance. L'étoile de David au collier du chien? Symbole sacré de religion, mais aussi symbole politique, puisqu'il se trouve dans le drapeau israélien. La laisse qui unit les deux personnages? Elle peut être interprétée dans deux sens: c'est Netanyahou qui guide Trump, l'aveugle qui ne se rend compte de rien; c'est Trump qui apporte son soutien à Netanyahou.

Regrettable décision

Il se peut que le dessin ne soit pas une réussite, comme le disent certains dessinateurs. Mais en tout état de cause, on voit que ce n'est pas la religion qui est ici la cible de ce dessin, ni même le peuple juif, mais les personnalités politiques de Trump et Netanyahou dont est critiquée la collusion et complicité politique.

Aux termes de la jurisprudence concernant les actes humoristiques, il est dit que «le message humoristique, aussi “choquant” soit-il, ne doit pas chercher à nuire, de sorte qu'il dégénère “dans l'insulte ou la calomnie”».

Dans ce cas, ce qui peut être incriminé est la représentation des personnes. Si elles se sentent insultées, calomniées, elles peuvent instruire un procès, mais ce ne peut être au titre d'une diffamation visant une religion ou une appartenance ethnique. Il s'agit d'un dessin de critique politique.

Il est dommage que le New York Times ait décidé de supprimer toute caricature politique de ses éditions. Il perd la possibilité de commenter les événements du monde en en montrant une face cachée qui suscite toujours réflexion.

Il est à espérer qu'en France, pays de Voltaire et de Daumier, on puisse en appeler à l'intelligence des humoristes, des supports de médiatisation et des personnes qui jugent, pour que l'on continue à voir circuler dans l'espace public cette salutaire liberté d'expression. Il y va à la fois d'une éthique de conviction et de responsabilité.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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