Culture

Alexandre Jardin ne veut plus faire du Alexandre Jardin

Dans un livre-choc, l'écrivain se met à nu comme jamais, regrettant l'accumulation de best-sellers bâtis sur le sable de ses mensonges. L'émotion est grande.

Lorsqu'il avoue <em>«une libido très calibrée» </em>nous rêvons déjà aux dimensions dudit calibre avec lequel il est toujours prêt à <em>«poétiser avec frénésie». </em>Le 20 avril 2015 à Paris .<em> </em>| Joël Saget / AFP 
Lorsqu'il avoue «une libido très calibrée» nous rêvons déjà aux dimensions dudit calibre avec lequel il est toujours prêt à «poétiser avec frénésie». Le 20 avril 2015 à Paris . | Joël Saget / AFP 

Temps de lecture: 5 minutes

Du passé faisons table rase! Membre éminent du CAC 40 des valeurs littéraires, Alexandre refuse désormais de «continuer à gérer le capital de [son] nom» car un tel «usufruit» lui «répugne». Non!, clame-t-il bravement au lecteur incrédule d'admiration: «Je suis trop au bout de mes ruses pour continuer ma route sur la ligne de crête du chiqué littéraire.»

Il renouvelle son style, change de meuf et d'éditeur. Télés, radios, presse, etc.: une promo tous azimuts accompagne cette mue: mieux vivre votre agent littéraire.

 


Et peut-être un jour écrire un livre-livre!

 

Où il est dit que l'extrême féminité dépatine les poncifs

De quoi s'agit-il? De quoi Alexandre est-il le nom nouveau?

En peu de mots, voici: c'en est fini des romans qui distillent un bonheur de mensonges, place à la réalité crue d'une narration sans fards du réel. Jardin en a marre des succès faciles.

Il tombe le masque des «bonimenteurs qui se dupent eux-mêmes avec le concours du public» et cesse de décrire une famille, la sienne, hors du commun et des amours admirables. Aveu terrible! Peindre des gens rigolos n'a jamais rendu l'écrivain heureux: «J'écris ces lignes pour sortir à jamais de la tristesse.»

Tout ce qu'il a écrit avant était faux. Non, il n'a jamais regardé sa femme à oilpé derrière une glace sans tain, #MeToo a sans doute eu raison de Fanfan.

Et de nous annoncer «un ouragan salvateur de sincérité». Du rocher de Monaco, la tempête en moi a balayé le passé sonne encore délicieusement à nos oreilles. Rien ne sera plus comme avant. Prise de risque maximale. L'ouragan Alexandre est prêt à «redémarrer en roue arrière». Frissons.
 

Alexandre Jardin domptant la création littéraire –allégorie. | Joel via Flickr

Au pisse-froid qui pourrait voir dans sa sincérité une simple option pour se vendre davantage, il rétorque simplement qu'il fait «un geste vers l'enfant honnête [qu'il a] été, et un geste vers [ses] propres enfants». Sceptiques de peu de foi! Il n'hésitera pas aller clamer sa sincérité jusque sur les plateaux télé s'il le faut.

D'où vient ce changement de cap inattendu?

Hallelujah, d'une libido retrouvée. «À 53 ans, je quitte les glaces d'un interminable hivernage», confie-t-il, grâce à «la femme qui m'ensoleille», pécho il y a peu sur Facebook.

Cette fan femme est «l'extrême féminité», oh, a «un amas de charmes dispersés dans ses gestes fins», mmh, et une «culture spacieuse», wesh. Il veut l'«aimer par-dessus la tête» (un médaillé Fields aurait écrit 69, mais ici, tout est poésie).

Au deuxième rendez-vous, il lui propose aussi sec (c'est une expression) de lui faire un enfant. Il est comme ça, Alex, spontané. Elle accepte, parce qu'elle sait «dépatiner les poncifs», avouez que ce n'est pas donné à tout le monde.

«Tristan prit la harpe et demanda à Iseult si elle voulait dépatiner les poncifs. Iseult sourit tristement et lui fit savoir qu'elle avait ses ragnagnas.» Arthur Rackham, Tristan et Iseult boivent le filtre d'amour. | xennex via Wikiart

Le pompier semait des épidémies de feu

Vibrant de cette passion nouvelle, l'écrivain n'ignore rien de celles qui la précédèrent. Avec infiniment de pudeur, Alexandre décrit par le menu l'échec de ses conjugalités passées, cette «vie amoureuse popote», avec H. («la fille d'un notaire de Mayenne», tout est dit) et L. –dont il préserve l'anonymat (des fils avec la première, des filles avec la seconde).

«Je souffrais, encastré dans des vies maritales étrangères aux épidémies de feu que j'écrivais.» À la différence de Landru, il semble en effet n'avoir guère connu de chaudasses: «Je clapotais dans le tiède.» Jamais le trempé de biscuit n'avait connu une aussi délicate métaphore.

Las! Ingrates, ces dames de médiocre compagnie «ne surent jamais avec quelle liberté radieuse j'aime faire l'amour en donnant aux mots murmurés un rôle poétique», énonce-t-il, rappelant qu'un Jardin baise toujours en alexandrins. Ces mariages, déplore-t-il, furent «mon maximum de mensonges».

Il rencontre une Suissesse qui devient sa maîtresse, ouf. Leur passion charnelle s'écrit avec la rafraîchissante verdeur d'une garnison en campagne. «Je me ponce (ndlr: aussi sec?), me forge (ndlr: dans enclume, il y a «aime») et me lime à son authenticité.»

Rien ne résiste au scalpel de l'intimité dévoilée: «Ariane ne veut pas les zones molles de mon caractère.» Il donne donc le meilleur de lui-même. Aussi, lorsqu'il avoue bien trop modestement «une libido très calibrée», sommes-nous déjà en train de rêver des dimensions dudit calibre avec lequel il est toujours prêt à «poétiser avec frénésie».

Surtout, cette crise de la cinquantaine donne aux aveux d'Alexandre la hauteur des Confessions de Rousseau. Rien n'est celé des passions tristes qui l'habitèrent: «Je m'égarais dans les rôles que je dessinais sans soupçonner ma dérogeance», crie-t-il au miroir de ses regrets. Avant de plonger dans le lac de l'infortune: «Se porter en grand mépris, c'est naufrager sa vie» pour mieux emprunter le sentier des détresses: «Suis-je prêt à épouser ma tristesse?» Gardons-nous de juger, nous dont les vies étroites ne savent même pas créer d'épidémies de feu.

En dévorant ces pages gondolées de tendresses intimes, interrogeons-nous: où qu'il est l'Alexandre primesautier d'antan? Les lecteurs «sont-ils aussi brûlés par la vie que le jeune homme que j'ai été?», s'égosille-t-il, complice de nos peines.

Qu'en est-il de l'enfant ardent qui, pourtant pacsé à la morosité, irradiait alors de passion et exultait en romans turgescents: «Et si l'amour, c'était la douceur spontanée, celle qui jaillit du cœur?»

«Pourquoi ai-je tant aimé une idée un peu folle de l'amour?», oui, pourquoi? | Dictionnaire amoureux d'Alexandre Jardin, par Alexandre Jardin, éditions Les Jardins d'Alexandre.

Texte du renoncement à soi qui n'est pas tout à fait un autre, adieu à l'étranger qui en lui fuyait le réel, renaissance à la Giordano, oui Alexandre, ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une, ce roman est tout cela à la fois.

Il annonce un écrivain autre, débarrassé des scories du factice, prêt à embrasser le vrai. «Désormais, j'écrirai pour donner des mots aux silences qui crient», ça va picoter dans l'édition en braille.

Naissance d'Alexandre Rondpoint

À présent, il s'agit de parler des sans voix. Croisant des «gilets jaunes» à un péage d'autoroute, Alexandre a eu une révélation houellebecquienne: «La France des territoires snobés m'apparaît plus que jamais comme un réservoir de héros immenses dans leur simplicité.»

Osons les pauvres! L'effort est d'autant plus admirable qu'Alexandre n'a pas pas appris le simple en deuxième langue, cultivant plutôt la complexité, malgré sa dérogeance. Exemple, lorsqu'il apprend la mort de son père, il «reste glacé sur le trottoir, inapte à métaboliser l'information», là où le commun des mortels se contenterait de chialer bêtement.

 

«Bon, alors, pour ceux qui n'ont toujours pas métabolisé l'information, je vais reprendre la lecture de la première lettre à Saint-Jean.» Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans (1850), Musée d'Orsay (Paris). | Google Art Project via Wikimedia

Heureux qui comme Alexandre...

Âmes simples, réjouissons-nous car ce livre est aussi le commencement d'un «cycle de romans du réel».

«L'équarrissage de la morale élémentaire m'oblige à changer de logiciel littéraire», assène-t-il à son lectorat abasourdi qui croyait naïvement aux vertus de la tisane fantasque et se retrouve emporté dans une nouvelle bataille d'Hernani. «Par mon aggiornamento d'écrivain, je dénonce l'aspiration de notre monde moderne à définir soi-même sa propre identité.»

Là, j'avoue humblement n'avoir pas compris mais la phrase est puissante, alors je la recopie, faites-en ce que vous voulez, peut-être que ça veut dire qu'un jour, il grandira encore et, alors, il pourra enfin parler de lui à la troisième personne, ce sera mérité.

Au moment où il s'apprête à livrer la plus grande des batailles contre lui-même, le monde et les séances de dédicaces, Alexandre Jardin se fixe des objectifs modestes mais raisonnables: «Mes livres ne sont pas des “tableaux vivants” mais des textes conçus pour “rendre vivant” –un peu comme le fut jadis la littérature grecque, encline à remplir les cœurs d'audace. L'Iliade et l'Odyssée sont un chant qui donne le courage d'exister et d'aventurer son être.»

C'est à ce stade de l'épopée que j'ai rendu les armes. M'agenouillant devant le pupitre doré où reposait Le Roman vrai d'Alexandre, je restai longuement prostré sur les dalles sombres de ma cellule en méditant sentencieusement la morale de cet ouvrage salvateur: «La vie ordinaire [...] je le sais aujourd'hui est toujours extraordinaire.»

Malgré moi, les larmes ont jailli, qui ne se pouvaient tarir.

Le Roman vrai d'Alexandre

Éditions de l'Observatoire
Prix: 18 euros.

 

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