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Arrêtons de commenter l'attitude des footballeuses (et de Corinne Diacre)

Les commentaires sur le comportement soi-disant vertueux des footballeuses sont autant d'occasions manquées de parler de leurs capacités sportives et de leurs performances sur le terrain.

L'attaquante Eugénie Le Sommer (à gauche) célèbre son but lors du match France-Norvège, le 12 juin 2019 au stade de l'Allianz Riviera (Nice). | Valery Hache / AFP
L'attaquante Eugénie Le Sommer (à gauche) célèbre son but lors du match France-Norvège, le 12 juin 2019 au stade de l'Allianz Riviera (Nice). | Valery Hache / AFP

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À chaque match de la Coupe du monde féminine de football, les mêmes commentaires pullulent sur les réseaux sociaux: «Les filles ne simulent pas, elles», «Il y a moins de fautes», «Elles disent bonjour et sont humbles».

Tous ces compliments de façade sur leurs attitudes supposément vertueuses et pures relèguent au second plan la dimension sportive de leurs performances. Oubliées, les analyses sur le volume de jeu d'Amandine Henry, le repositionnement tactique et la patte technique d'Amel Majri ou la hargne de Marion Torrent. Contentons-nous de parler de leur comportement comme on évoquerait des scouts propres sur elles, loin de toute considération athlétique ou sportive.

«Les femmes ne se plaignent pas, sont honnêtes... On les renvoie à leur docilité, leur côté respectueux, leur gentillesse.»

Béatrice Barbusse, sociologue

Tout n'est pas faux dans ces éloges. Le premier tour du Mondial féminin comptabilise moins de fautes que son équivalent masculin en Russie en 2018 (19,8 par match en moyenne contre 27). Cité par l'AFP, Jean-Michel Aulas, président de l'Olympique lyonnais, estime que le temps de jeu effectif chez les femmes est de 10 à 20% plus élevé que chez les hommes. Il n'empêche. «Que les joueuses aient une bonne attitude, c'est un fait, mais il y a quelque chose de malsain à le mettre autant en avant. On surinvestit leurs comportements», avance Annie Fortems. Cette pionnière du football féminin en France a un sacré CV dans le monde du ballon rond: cofondatrice de la section féminine du club de Juvisy en 1971, autrice de l'article «Le football féminin face aux institutions: maltraitance et conquêtes sociales», et membre de la légion d'honneur pour l'ensemble de son œuvre autour des droits des femmes.

Surtout, le choix des qualités mises en avant n'est pas anodin, comme l'analyse Béatrice Barbusse, sociologue de sport et autrice de Du sexisme dans le sport: «Les femmes ne se plaignent pas, sont honnêtes... On les renvoie à leur docilité, leur côté respectueux, leur gentillesse. Ce n'est pas leur envie de gagner ou leur solidarité sur le terrain que l'on vante, mais des comportements renvoyant à un stéréotype féminin. Une femme qui ne conteste pas, n'élève pas la voix, ne remet pas en cause l'autorité, reste humble et à sa place.» Sois footballeuse et tais-toi.

Une essentialisation des femmes

Au-delà de ce sexisme se cache aussi souvent «une vraie nostalgie du football de l'ancien temps, avant l'ultralibéralisation, qu'il ait été connu ou fantasmé par les plus jeunes. Un football avec moins de vices et plus de fair-play», décrit la sociologue. Tout comme Annie Fortems, qui voit des similitudes entre l'état d'esprit dans ce Mondial et l'univers du ballon rond qu'elle a connu pendant sa jeunesse, «avec Beckenbauer, Cruyff ou Platini, lorsque l'enjeu et l'argent ne dévoraient pas tout».

Pourtant, Béatrice Barbusse pointe vite le problème: «Si on a cette impression d'un football plus vertueux ou pur dans le cas de cette Coupe du monde, c'est simplement que le foot chez les femmes n'est pas aussi développé que chez les hommes. Je parie que dans dix ans, avec la professionnalisation massive en cours, il y aura les mêmes vices sur le terrain. Le souci, c'est que ces commentaires sur les attitudes essentialisent les femmes. Penser que c'est dans la nature des femmes de ne pas se plaindre ou d'être vertueuses, c'est assez problématique. Le football féminin n'a pas moins de vices parce qu'il est pratiqué par des femmes, mais parce qu'il n'est pas au même stade d'évolution.»

«Présenter les joueuses comme des modèles de vertu, ce n'est pas un cadeau, souffle Veronica Noseda, joueuse de l'équipe militante Les Dégommeuses. Au début, on était contentes de ces commentaires, tant on voulait que les Bleues suscitent l'enthousiasme, tant on avait envie que cette Coupe du monde soit un succès, on prenait tous les commentaires positifs. Mais on s'est très vite rendu compte du piège...»

Le cas Corinne Diacre

Un piège qui s'est révélé lors du début des huitièmes de finale, avec les matchs France-Brésil et Angleterre-Cameroun. Lors de ce dernier, une joueuse camerounaise a craché sur son adversaire de frustration. Quant au match des Bleues, il fut haché par des tas de fautes, de simulations et de plaintes à l'arbitre. «Mais rien de plus normal lorsque l'enjeu augmente», plaide la Dégommeuse.

Ces deux matchs auront suffi à faire taire les voix qui flattent les attitudes, tandis que nombre de fans du ballon rond s'en donnaient à cœur joie sur les conduites peu fair-play des joueuses. Veronica Noseda raconte: «Ce fut le retour du boomerang. Que des femmes protestent était considéré comme anormal. On a vu que la vision angélique des joueuses étaient en fait une mauvaise chose, et qu'on les flattait pour ensuite mieux critiquer les femmes parce qu'elles ne se comportaient pas comme elles devraient.»

Corinne Diacre lors du match France-Norvège, le 12 juin 2019, au stade de l'Allianz Riviera (Nice). | Valery Hache / AFP

Au triste jeu de «on commente mon attitude plus que mes compétences sportives», la gagnante est sans conteste Corinne Diacre, sélectionneuse de l'équipe. On lui reproche une allure froide, une mono-expression pendant les matchs et des conférences de presse pragmatiques. Éditorialistes et journalistes la critiquent depuis l'annonce des huitièmes de finales avec comme principal axe d'attaque, non pas ses compositions d'équipe, non pas ses compétences en tant que sélectionneuse, mais bel et bien son attitude qui n'aurait pas vendu assez de rêve pour un France-Brésil. Ou comment reprocher à une entraîneuse de démythifier l'enjeu d'un match couperet et d'abaisser ainsi la pression déjà énorme pour ses troupes à domicile.

Comparaison n'est pas raison

Dernier problème, et non des moindres, à propos de ces commentaires sur les attitudes: dire «elles simulent moins/se plaignent moins/se la pètent moins que les hommes» revient encore à regarder le sport sous un prisme masculin. Béatrice Barbusse l'assure, «le sport féminin gagnerait à s'émanciper de la comparaison systématique avec les hommes, qu'elle se veuille flatteuse ou critique». Pas une mince affaire, reconnaît-elle: «95% des matchs qu'on regarde à la télévision sont masculins, du coup notre regard est formaté par le sport masculin et dès qu'on voit quelque chose d'autre, on va se référer à notre habitude pour comparer. Avec une médiatisation accrue du sport pratiqué par les femmes, on pourrait sortir de cette vision du sport masculin comme valeur étalon et modèle de comparaison.»

Une évolution déjà en train d'éclore dans ce Mondial: «En quelques semaines, on a de plus en plus employé le terme “match de football” et non plus “football féminin”. J'entends même certaines personnes parler de “football masculin”, comme si ce n'était plus l'évidence, comme s'il fallait préciser à présent», s'enthousiasme Annie Fortems.

Ce vendredi 28 juin, la France affronte les États-Unis. Si Eugénie Le Sommer se fait charcuter dans la surface de réparation, gageons que les autres Bleues iront voir l'arbitre pour demander un penalty, qu'importe que la vertu exigerait qu'elles laissent le jeu se dérouler. Espérons surtout que pour une fois, au lieu de perdre notre temps à commenter leurs attitudes et leurs comportements, on saura parler de la faculté de Kadidiatou Diani à casser les lignes adverses par ses chevauchées et ses dribbles, des qualités défensives de Griedge Mbock ou du travail de l'ombre d'Élise Bussaglia. Parler de performances sportives, en somme.

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