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Dans l'ouvrage Crime.gov: Quando corrupção e governo se misturam («Crime.gov: Quand la corruption et le gouvernement se mélangent»), Jorge Pontes et Márcio Anselmo décortiquent l'enquête anticorruption lancée par la police fédérale brésilienne le 17 mars 2014, l'opération Lava Jato.
Les auteurs, deux anciens agents fédéraux, décrivent les soixante-et-une phases de l'opération menées à ce jour et évoquent les 155 personnes qui ont été condamnées, parmi lesquelles l'ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva.
Aux yeux d'une partie de la population brésilienne, le juge Sérgio Moro, alors chargé d'instruire le dossier Lava Jato, est devenu une sorte de «sauveur de la patrie». Sa mission relevait presque du messianisme, puisqu'il s'agissait de purger le pays du poison de la corruption.
Moro, désormais ministre de la Justice d'un gouvernement d'extrême droite, est donc érigé par une majorité de la population en modèle d'impartialité et d'éthique, bien qu'il ait des ambitions dévorantes, puisqu'il convoite ouvertement un poste (promis publiquement par le président) au Tribunal suprême fédéral. Il est aussi pressenti comme le possible successeur de Jair Bolsonaro aux prochaines élections présidentielles. L'avenir semble lui sourire; il est respecté, aimé, mais aussi redouté.
Sauf que depuis dimanche dernier, ce héros semble avoir été pour la première fois maculé par les révélations publiées par le média d'investigation The Intercept.
Politisation de la justice
La rédaction dudit site a publié des messages privés échangés par Sérgio Moro sur Telegram, une application de messagerie instantanée et cryptée d'origine russe, laissant entendre que l'ancien magistrat aurait manipulé une enquête en vue d'empêcher l'ex-président Lula de se représenter aux élections présidentielles de 2018. Cela indiquerait une politisation de la justice –ou une judiciarisation de la politique– assez néfaste pour le pays.
À ce propos, l'article 8 du code d'éthique de la magistrature brésilienne évoque de manière limpide l'indispensable impartialité chez les magistrat·es: «[Le magistrat] est celui qui recherche la preuve des faits avec objectivité et fondement tout en ayant une distance équivalente entre les parties, et qui évite tout type de comportement qui pourrait refléter un favoritisme ou un préjudice.»
Les articles 254 et 264 du code pénal brésilien vont également dans ce sens et affirment que le magistrat qui fournit des conseils à l'une des parties est déclaré suspect.
À la suite de ces révélations, le ministre de la Justice a déclaré ne rien voir d'important dans ces messages. «Les juges parlent aux procureurs, les juges parlent aux avocats, les juges parlent à la police. C'est normal», a-t-il indiqué.
Soutien sans faille et «baiser hétéro»
Quant au président du Brésil, il affiche –en tout cas pour l'instant– un soutien sans faille à son ministre. Ils ont assisté ensemble à un match du championnat brésilien de football le 11 juin, histoire de prendre un bain de foule, de montrer que tout va bien et par la même occasion de se faire ovationner par un public conquis.
Le lendemain, Bolsonaro a lâché cette pépite à la presse: «Hier, c'était le jour des amoureux, […] j'ai embrassé mon épouse […] et j'ai donné un baiser hétéro à notre cher Sérgio Moro.»
Malgré ces mots pleins d'affection, les accusations marquent un changement dans le rapport de force entre le président et son ministre. Sérgio Moro est entré au gouvernement pour soutenir Jair Bolsonaro, porté par l'aura inébranlable du juge anticorruption par excellence, par ailleurs très inspiré –et souvent comparé– au fameux juge Giovanni Falcone, pionnier de la lutte contre la mafia. Désormais, il dépend de la protection du président.
Selon un sondage réalisé entre le 10 et le 12 juin, Moro aurait perdu dix points de popularité depuis les révélations publiées par The Intercept. Malgré cela, 50,4% des personnes sondées lui demeurent fidèles.
Tsunami psychologique
Le Brésil est un pays à la psychologie complexe. Le mythe du super-héros console secrètement le désarroi d'une population livrée à toutes sortes des drames (sociaux, politiques, humains). On finit par rêver d'un personnage exceptionnel et héroïque, qui mettra fin à la souffrance, à la violence, à la peur, au chômage, à la faim, à l'abandon.
Une grande partie de la population adhère au concept de sauveur de la nation, à celui de mère de la patrie (il fut un temps où Dilma Rousseff était appelée ainsi), ainsi qu'aux mythes (surnom attribué à Bolsonaro par son électorat) –d'où l'attachement profond dont bénéficie Sérgio Moro.
À chaque fois que le peuple brésilien est confronté à des déceptions de la part de ses héros, le désœuvrement est grand. Il faut alors trouver un coupable, un bouc émissaire, celui par qui le malheur est arrivé.
Depuis la publication de ces messages compromettants, le hashtag #DeportaGreenwald («#ExpulsezGreenwald») a vu le jour, mais Glenn Greenwald, journaliste à l'origine des révélations, affirme que malgré les menaces «vraiment répugnantes, explicites, grotesques, qui sont assez inquiétantes et que nous prenons très au sérieux», il ne quittera pas le Brésil.
Tristes tropiques, où les incessants séismes politiques projettent le pays vers un avenir incertain et font ressortir le pire de nous-mêmes.