Médias / Société

Pourquoi on s'étonne de voir des personnes âgées s'embrasser

Si l’embrassade du vétéran américain et de son amour de jeunesse a tant ému le public du «20-Heures», c’est parce que l'on perçoit les personnes âgées comme ayant déjà un pied dans la tombe.

<em>«Le reportage nous fait ressentir qu’il y a encore un bouillonnement d’émotions possible à 92 ans et à cela le grand public n’est pas habitué.» </em>| Capture d'écran France 2
«Le reportage nous fait ressentir qu’il y a encore un bouillonnement d’émotions possible à 92 ans et à cela le grand public n’est pas habitué.» | Capture d'écran France 2

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C'est un reportage qui a suscité de l'émotion. Le 10 juin, au «20-Heures» de France 2, on pouvait assister aux retrouvailles de deux nonagénaires qui s'étaient aimés en 1944 avant d'être séparés par la guerre puis l'océan Atlantique. Devant les caméras, le vétéran américain Kara Troy Robbins, revenu en France pour la commémoration du Débarquement, et la Française Jeannine Ganaye, son amour de jeunesse, se disent qu'ils n'ont jamais cessé de s'aimer, s'embrassent.

 

 

Pour certain·es, c'est extraordinairement touchant de voir que la flamme ne s'est pas éteinte malgré les années passées et ça mériterait d'en faire un film Netflix; pour d'autres, K. T. est l'inventeur du «ghosting» et ne mérite pas cette ovation. Reste que ces gestes font réagir. Pas seulement parce que l'histoire d'un jeune couple séparé par la guerre et réuni par la télévision soixante-quinze ans plus tard est rare (et scénaristiquement puissante, comme en écho au film de Claude Lelouch Les plus belles années d'une vie). Mais surtout parce que les protagonistes ont des rides, des cheveux blancs, un sonotone pour l'un, une vie dans un Ehpad pour l'autre. Et que de voir deux personnes âgées s'embrasser avec effusion, notamment sur la bouche, est une image à laquelle on n'est pas habitué.

 

 

D'abord, parce que l'on vit dans une société jeuniste, de laquelle les vieux et leur corps sont dépréciés voire cachés. Prédomine la vision selon laquelle «il y a une sorte d'obsolescence programmée des êtres humains», déplore la sociologue Serge Guérin, spécialiste des questions liées aux seniors et notamment co-auteur avec Pierre-Henri Tavoillot de l'ouvrage La Guerre des générations aura-t-elle lieu? (éd. Calmann-Lévy, 2017). Un peu comme s'il y avait une date de péremption passé un certain âge, où l'on ne produit plus (puisque l'on sort de la catégorie des individus actifs) et ne se reproduit plus.

Un constat qui vaut surtout pour la gent féminine, appuie Gwénaëlle Le Gras, maîtresse de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l'Université Bordeaux-Montaigne, mentionnant une étude de 2014 qui soulignait que les actrices à Hollywood étaient au faîte de leur carrière à l'âge de 34 ans, contre 51 ans pour ceux qui leur donnaient la réplique. «Pour les femmes, vieillir revient à tomber dans le “dégoût social”, comme le formulait Susan Sontag. La ménopause change radicalement la perception des femmes: il y a l'idée d'une perte de ce qui constitue aux yeux de la société la définition de la féminité, c'est-à-dire la fécondité et la beauté.» La preuve avec cette scène du film Monsieur Schmidt (2002), dans laquelle Jack Nicholson regarde avec mépris le corps dénudé de Kathy Bates, de onze ans sa cadette. Résultat, on voit peu à l'écran de couples âgés et davantage de seniors avec des femmes (bien) plus jeunes –Yann Moix n'avait rien inventé. L'image de K. T. et de Jeannine est donc en soi novatrice.

 

Clichés séculaires

Ce qui change, ce n'est pas seulement de voir à l'écran un couple de vieilles personnes plus ou moins du même âge. C'est aussi la tendresse qu'ils témoignent l'un envers l'autre. Car, même quand la pop-culture présente des couples âgés, il est rare qu'elle allie affection et vieillissement. «L'archétype, c'est Le Chat, avec Jean Gabin et Simone Signoret», pointe Gwénaëlle Le Gras. Ce film de 1971 est «représentatif de l'opinion dominante de ce qu'est le couple vieillissant: on reste ensemble par convention, à cause de la pression sociale, il n'y a plus aucune dimension charnelle». Comme si l'amour et l'hédonisme se flétrissaient au même rythme que la peau et que la passion ne pouvait que s'étioler.

 

 

«La norme que l'ensemble de la société a intégrée est que la visibilité de la sensualité n'est légitime que si elle va de pair avec une certaine beauté ou jeunesse. Les histoires d'amour sont le plus souvent pensées avec des corps et des cœurs jeunes, acquiesce le philosophe Bertrand Quentin, maître de conférences à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée, qui travaille entre autres sur le vieillissement. Le reportage nous fait ressentir qu'il y a encore un bouillonnement d'émotions possible à 92 ans et à cela le grand public n'est pas habitué.»

En effet, à ce dégoût marqué pour les corps parcheminés et courbés, s'ajoutent des clichés liés à l'âge et une représentation assez monolithique de la vieillesse, abonde sa consœur Ariane Martinez, maîtresse de conférences en études théâtrales à l'Université de Lille et qui a dirigé le numéro de la revue Recherches & Travaux intitulé «Jouer (avec) la vieillesse»: «Sur le plan théâtral, le vieillard est soit considéré comme un être sage, qui va prendre de la distance et du recul sur ses émotions, soit comme quelqu'un de cacochyme, un barbon qui impose ses lois aux uns et aux autres.»

Sur scène ou à l'écran comme dans la vraie vie, les seniors ont des seconds rôles, de conseillers avisés, garants du système, ou d'empêcheurs extrémistes de tourner en rond car réactionnaires et trop ancrés dans le passé: «Ce sont des figures évanescentes, toujours un peu à l'arrière-plan.» Même quand l'auteur belge (et prix Nobel de littérature) Maurice Maetherlinck s'intéresse à «la figure du vieillard immobile près de la lampe et à l'écoute du monde», c'est pour en faire «une figure de la perception, qui n'est pas dans l'action, assez proche en cela du spectateur».

 

Plan d'action

Rien d'étonnant quand on sait que, dans les esprits, «à partir d'un certain âge, on devient une “petite chose”, il faut faire attention, on risque de tomber… expose le sociologue Serge Guérin. On a une vision comme ça un peu chosifiée de la personne âgée. On infantilise les gens, parfois pour leur bien, mais on est dans une logique de besoin et on oublie que l'être humain a aussi des désirs, y compris sexuels.» C'est ce que viennent bouleverser les mains serrées, les caresses et les bisous sur les joues entre K. T. Robbins et Jeannine Ganaye. «Il n'y a pas, pour ainsi dire, ici du sexuel, mais le rapprochement des corps se sent néanmoins», décrit le philosophe, également auteur de l'article «Grand âge et sexualité: d'une modernité à l'autre ou démocratisme contre société des images» (Gérontologie et Société, 2012). Ce qui est admis et ne génère aucune stupéfaction quand c'est intergénérationnel, comme lorsque le vétéran embrasse le front de la journaliste lorsqu'il apprend qu'il va retrouver sa Jeannine.

Mais «le baiser sur la bouche retire l'ambiguïté d'un sentiment qui sans cela aurait pu se présenter comme seulement fortement amical, détaille Bertrand Quentin. Et dans ces corps qui se mettent soudain à se chercher, les spectateurs se rendent soudain compte d'un désir manifeste. Le baiser, montré comme si de rien n'était, ancre la relation entre ces deux personnes âgées dans une corporéité affirmée et pas seulement platoniquement envisagée». Pour Ariane Martinez, la force de ce reportage, c'est bien de mettre ces deux nonagénaires «au premier plan pas seulement comme des témoins mais comme des personnes agissantes. Ces gens sont encore acteurs de leur vie: même s'ils sont accompagnés dans cette action et si le reportage les met en scène, ils prennent des initiatives et le toucher en est une; ils ne se contentent pas de suivre la mise en scène qu'on leur a dictée, ils vont un peu plus loin».

 

 

Ce que l'on voit à l'écran, ce ne sont donc pas seulement deux personnes âgées mais bien deux individus, avec une histoire, des sentiments et un désir intemporel et vivace. Heureusement, ils ne sont pas tout à fait l'exception ni les seuls seniors à se placer dans le champ du désir au lieu de suivre l'adage «vivons heureux, vivons cachés». Les représentations changent peu à peu –merci les baby-boomers, qui créent l'offre par leur demande. Depuis 2011, les plus de 50 ans représentent en effet la part la plus importante du public des salles de cinéma, glisse Gwénaëlle Le Gras. «L'évolution démographique joue beaucoup et permet de révéler des choses qui existaient auparavant mais sur lesquels pesait une chappe de plomb.»

Des films comme Loin d'elle (2006), Septième ciel (2008), Et si on vivait tous ensemble? (2012), Indian Palace (2012) et Amour (2012) mettent ainsi en avant «de la tendresse, des baisers, une vie amoureuse pas cachée sous le tapis», et pas seulement avec des stars dans les rôles titres. De même que le spectacle Lendemains de fête (2013), créé par Julie Bérès, qui «ne passe pas sous silence la question du rapport intime des personnes âgées», complète Ariane Martinez. De quoi contribuer à faire exploser le carcan normatif et «rajeunir notre regard sur l'âge, comme y invite Serge Guérin. Un être humain n'est pas un yaourt: il n'a pas de date de péremption. Ces gens sont des adultes, ils ont le droit de continuer à mordre la vie à pleines dents, même si c'est avec un dentier!»

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