Culture

Qui a dit que les artistes francophones ne pouvaient pas s'exporter?

Chanter en français n'est plus un obstacle pour remporter un franc succès à l'étranger.

Christine and the Queens sur la scène de Coachella, le 13 avril 2019 à Indio en Californie. | Valérie Macon / AFP
Christine and the Queens sur la scène de Coachella, le 13 avril 2019 à Indio en Californie. | Valérie Macon / AFP

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En matière de musique française, on a longtemps eu l'impression que le monde était resté bloqué sur l'époque de Piaf. Ce temps est bien révolu: après la vague électro, c'est désormais la musique urbaine française qui déborde de ses frontières, démontrant au passage que la langue française n'est pas un frein à une carrière internationale.

«I don't speak french but c'est du très très lourd sa mère»: à la simple lecture des très nombreux commentaires sous la vidéo YouTube, on constate que le clip d'«Au DD» de PNL s'est diffusé bien au-delà de la sphère francophone.

 

 

La géolocalisation appliquée sur les plateformes comme Spotify confirme que depuis l'avènement du streaming, la musique fait définitivement fi des frontières.

Des artistes français·es se sont saisi·es de cette opportunité pour faire danser la planète sur de la musique électronique, là où la langue n'intervient pas ou peu. Mais comme en attestent les cent millions de vues du clip de PNL, des musiques aux paroles en français rythment aussi la vie de foyers où personne ne parle pourtant la langue.

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Musique sans frontières

Qui se souvient de «Parlez-moi d'amour»? Ce tube planétaire de 1930, interprété par Lucienne Boyer, a marqué le début d'un âge d'or de la chanson française. Une patte qui séduisait à l'étranger: toute une dynastie d'artistes a pris le monde entier pour scène, à l'image de Fréhel, de Charles Trenet, d'Édith Piaf ou de Charles Aznavour.

Le chanteur d'origine arménienne, mort en 2018, était «connu à peu près partout dans le monde», relate le journaliste musical Bertrand Dicale. Polyglotte, Aznavour adaptait ses spectacles à son auditoire au cours de ses tournées, n'hésitant pas à chanter plusieurs de ses tubes dans la langue du pays.

Cette tradition s'est perpétuée chez les Yéyés et leurs contemporains. Nécessité économique oblige, ces artistes élaboraient des stratégies pour pénétrer les marchés autres que francophones: France Gall et Joe Dassin chantaient beaucoup en allemand, tandis que Salvatore Adamo ou Claude François enregistraient en italien. «C'étaient des produits d'appel qui permettaient ensuite de vendre leurs autres chansons qui, elles, n'existaient qu'en français», analyse Bertrand Dicale.

Tout change avec la génération suivante, celle qui pointe son nez à partir des années 1970-1980: les Julien Clerc, Alain Souchon, Yves Duteil ou Laurent Voulzy. Eux ne cherchent plus à séduire le public étranger: «Quand on passe l'amour à la machine, avec des jeux de mots à double sens, comment voulez-vous qu'un étranger puisse comprendre?», relève le journaliste.

Plus sophistiquées que «Sacré Charlemagne», ces chansons ne s'exportent pas. Ce n'est d'ailleurs pas leur vocation, les formidables machines à tubes sur le territoire national disposant alors de lucratifs cachets. «Leur taux de royalties dépassaient les 10%, décode Bertand Dicale. Ils n'en étaient plus, comme France Gall, à 3%.»

D'immenses stars en France demeurent d'illustres inconnu·es dès qu'elles passent la frontière. C'est ainsi que Jean-Jacques Goldman peut désormais redécouvrir la tranquillité de l'anonymat à Londres.

Mais la crise du disque, survenue à partir de la fin des années 1990, remet en question le modèle économique reposant sur une audience essentiellement nationale. Les baisses de revenus sont si importantes que les artistes doivent parfois se refaire la cerise hors de l'Hexagone: Alizée devient une star au Mexique, Nilda Fernández part poursuivre sa carrière en Russie.

Si la numérisation a fragilisé l'industrie musicale, elle l'a aussi affranchie de toute frontière. Dès lors, pourquoi raisonner en termes franco-français? Certains ne se font pas prier et se lancent à la conquête du monde. Daft Punk, David Guetta, Martin Solveig, Air, Justice: la vague électronique, désignée par l'expression French Touch, déferle sur toute la planète.

Dans le sillage de ces pionniers, une nouvelle génération d'interprètes émerge, décomplexée. Mais dans quelle langue allait-elle chanter?

Ouverture du public américain

À partir des années 2000, un nombre croissant d'artistes français·es, qui ont baigné dans la pop anglo-saxonne, embrassent l'anglais –une langue a priori plus adaptée à l'exportation, alors que le français peut faire craindre un plafond de verre. Le large succès de Jain démontre que le choix de la langue de Shakespeare peut se révéler pertinent.

Il ne s'agit pourtant pas d'une généralité. «Il y a plein de groupes français qui chantent en anglais et dont le succès ne dépasse pas la Loire!»s'exclamait en 2014 le journaliste musical Olivier Cachin.

Parfois, la langue française se révèle être un atout. Le cas de Zaz l'illustre parfaitement. Avec une gouaille qui rappelle Piaf, la chanteuse francophone fait un carton à l'international. Elle est la chanteuse française qui connaît aujourd'hui le plus gros succès hors des frontières. Les ventes en streaming hors de France pèsent pour 83% de ses recettes, la moitié provenant des pays hispanophones.

En Espagne, son audience est si étoffée que la chanteuse a remercié son public en composant une chanson en espagnol, «Qué vendrá», et les élèves apprennent bien souvent le français sur sa chanson «Je veux». «Zaz est tout simplement devenue un vecteur de déploiement du français», avance Marc Thonon, directeur du Bureau Export, une structure publique entièrement dédiée à l'exportation de la musique française.

Bien d'autres stars francophones ont rencontré le succès en dehors de leur aire linguistique –jusqu'à faire résonner de la chanson française dans le désert californien. C'était à l'occasion du festival de Coachella, en avril 2019: Christine and the Queens a certes chanté en anglais, mais elle a également défendu ses titres en français sur scène.

Il faut dire que le public américain a quelque peu évolué sur la question. Face à la montée du style latino, il se montre moins hermétique qu'auparavant aux musiques dont les paroles ne sont pas en anglais. Les récents succès de «Despacito» ou de «Gangnam Style» en témoignent.

Stromae avait déjà ouvert une brèche dans le marché outre-Atlantique. Tout le monde l'incitait à chanter en anglais. «Ils m'ont trop saoulé avec ça», a-t-il un jour lâché. Mais le chanteur belge a tenu bon et fait de la question un «combat personnel». Il soutenait que «non, l'anglais ne sonne pas mieux que le français». «On a été capable de chanter vos chansons pensant des années […], on a réussi à écouter des chansons qu'on ne comprend même pas, et bien c'est possible pour les Américains d'écouter des chansons qu'ils ne comprennent pas.»
 

Pari réussi: Stromae a démontré que les États-Unis n'étaient pas allergiques à la musique en français –une première depuis des décennies.

Mais si le public américain s'est montré assez accueillant, c'est aussi que l'artiste a travaillé sa scénographie, sa proposition vestimentaire, ses chorégraphies. Partout où il passait, il réalisait des happpenings.

«Il a créé un personnage si fort qu'il pouvait chanter totalement en français», note Louis Hallonet, directeur des musiques actuelles au Bureau Export. Ce serait donc ça, le petit plus frenchy: des propositions très abouties. «Les Américains me disent: “Vous les Français, vous êtes super arty.” C'est le résultat du théâtre, de la littérature françaises, de son cinéma et de sa musique: les artistes français souhaitent en faire sortir la quintessence.»

Nouvelle locomotive 

Jamais le monde n'a autant écouté de musique française. Si elle dispose des ressorts pour s'exporter, c'est aussi parce que ses performances sur son marché domestique l'ont doté d'un écosystème musical solide.

«Il se vend en France plus de musique produite en France qu'il ne se vend en Angleterre de musique produite en Angleterre: 76% des revenus de la musique en 2018 en France proviennent de productions françaises», affirme Bertrand Dicale.

La politique de quotas n'est pas étrangère à ces résultats. Sanctuariser sur les ondes une durée minimale de musique en français, ça n'a rien de sexy. Mais force est de constater que la mesure a dopé toute la filière.

«Quel intérêt dans les années 1990 à faire passer du Noir Désir alors qu'il y a déjà les charts anglais?, soulève Bertrand Dicale. C'est parce qu'il fallait passer un rock en français.»

Dans le monde de la musique, la France est devenue un modèle économique. «On amortit sur le marché local et quand on exporte, on fait de la marge», complète l'expert musical.

Désormais, le type de son qui séduit de plus en plus à l'étranger est le rap. Selon le Bureau Export, les ventes d'albums de musiques urbaines représentaient 32% des exportations en 2018, contre 27% pour l'électro.

Contrairement à une partie de la pop, très influencée par les standards anglo-saxons, le rap français est resté largement francophone. «Rapper implique des jeux de mots et une technicité de langage, précise Louis Hallonet. C'est une langue retravaillée. Le discours doit être très proche de ceux qui vont écouter. Le faire en anglais reviendrait à s'éloigner des publics destinataires.»

Le rap français s'est répandu au Maghreb et en Afrique de l'Ouest, mais également en dehors de ces régions francophones. Avec «Djadja», Aya Nakamura s'est placée en tête des ventes aux Pays-Bas, une première depuis Édith Piaf.

Maître Gims a déjà été numéro un en Allemagne et est devenu une véritable star en Italie, ce qui lui a inspiré une reprise du chant révolutionnaire «Bella Ciao».

Ces succès confirment qu'il ne faut pas forcément être francophone pour apprécier de la musique en français. Là encore, le visuel compte pour beaucoup. «Si les rappeurs français sont écoutés, c'est aussi parce que la proposition visuelle marche», rappelle Louis Hallonet. Bertrand Dicale renchérit: «Il ne faut pas surévaluer les motivations de l'auditeur.»

L'esthétique compte, mais le son, le phrasé, le rythme ne sont pas pour autant des éléments à négliger. À propos du rap français, le YouTubeur américain Najib Mubashir explique dans l'une de ses vidéos: «Je ne comprends pas ce qu'ils disent mais je comprends le flow, je comprends la diction, je comprends l'instru derrière et la manière dont la voix s'accorde avec elle.»

MHD, dont la fulgurante carrière est suspendue, a quant à lui réussi à percer en Angleterre. Un rappeur français qui fait vibrer Outre-Manche? Il faut remonter à MC Solaar dans les années 1990 pour retrouver la trace d'un tel phénomène.

Orelsan, lui, déclarait: «J'adorerais une carrière à l'international, mais je ne me vois pas écrire en anglais par rapport à la culture, au choix des mots.» C'est donc avec ses paroles en français qu'il a entrepris en septembre 2018 une tournée aux États-Unis et au Canada. Pour une fois, les anglophones ont appris à faire comme le reste du monde: chanter en yaourt.

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