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Ces évangéliques qui parlent à l'oreille de Trump

Les chrétiens évangéliques guident la politique étrangère américaine.

Le président américain Donald Trump et le sénateur Marco Rubio en Floride le 29 mars 2019. | Nicholas Kamm / AFP - Le conseiller à la sécurité nationale John Bolton et Donald Trump à la Maison Blanche le 13 mai 2019. | Brendan Smialowski / AFP
Le président américain Donald Trump et le sénateur Marco Rubio en Floride le 29 mars 2019. | Nicholas Kamm / AFP - Le conseiller à la sécurité nationale John Bolton et Donald Trump à la Maison Blanche le 13 mai 2019. | Brendan Smialowski / AFP

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La politique étrangère de l'administration Trump est trop incohérente pour être classée dans un quelconque camp idéologique. Le président est un isolationniste fermement opposé aux engagements militaires, mais il laisse régulièrement des faucons comme John Bolton et Marco Rubio mettre en place des politiques reposant sur la menace d'une intervention armée.

Les personnes qui représentent l'administration s'appuient sur la rhétorique des droits de l'homme pour critiquer le Venezuela, l'Iran et la Chine (le secrétaire d'État Mike Pompeo a notamment prononcé une allocution d'une force inattendue le jour de l'anniversaire du massacre de la place Tiananmen); pendant ce temps, le président défend et applaudit les dictateurs les plus brutaux de la planète.

 

 

Le Pentagone dit redouter l'avènement d'un monde dominé par une «compétition des super-pouvoirs»; le président, lui, semble convaincu de la bonne volonté de la Russie.

 

 

L'administration déteste les alliances de sécurité multilatérales (sauf lorsqu'elle... tentent d'en créer de nouvelles). Sa stratégie moyen-orientale est guidée par une seule et unique priorité, faire barrage à l'Iran –mais il lui arrive de changer d'avis...

 

Diplomatie de droit divin

Face à tant d'incohérence, les gouvernements étrangers ont bien du mal à saisir les intentions de l'administration Trump; à Washington, les professionnel·les de la politique étrangère sont presque tous consterné·es par la situation. La quasi-totalité, parce que l'ère Donald Trump permet à un groupe bien particulier de déployer sa propre politique étrangère: les chrétiens évangéliques.

Le mois dernier, Politico a révélé que le département d'État américain venait de créer une nouvelle «Commission sur les droits inaliénable», qui aurait pour objectif de conseiller Pompeo et d'introduire «de nouvelles perspectives sur le débat national sur les droits de l'homme –un débat national qui s'est trop écarté des principes fondateurs de notre nation: le droit (et les droits) naturels». On ne connaît que peu de détails sur le panel, et toute «nouvelle perspective» en matière de droits de l'homme est certes bienvenue –mais certaines personnes qui militent pour les droits de l'homme estiment que le terme droits «naturels» pourrait ici signifier droits «donnés par Dieu»; autrement dit, l'administration pourrait retirer son soutien à plusieurs programmes consacrés à la promotion des droits reproductifs et à la protection des personnes LGBTQ. La note conceptuelle de la commission a été rédigée par Robert George, professeur à Princeton et cofondateur de la National Organization for Marriage, une organisation antigay.

Dans de nombreux pays, la suppression de l'aide aux ONG a engendré une balkanisation des prestataires de soins de santé.

L'influence des priorités évangéliques se fait déjà sentir dans la diplomatie de l'administration Trump. En avril dernier, les États-Unis ont menacé de mettre leur veto à une résolution de l'Onu condamnant l'utilisation du viol en tant qu'arme de guerre parce qu'elle faisait référence à la santé sexuelle et reproductive –les représentant·es de l'administration Trump estimaient que ces références banalisaient l'activité sexuelle et cautionnaient l'avortement.

«La Russie nous a informés qu'elle avait retiré la plupart de ses ressortissant·es du Venezuela.»

L'administration a réussi à convaincre l'Allemagne (qui était à l'origine de la résolution) d'amender le texte. C'est le bureau de Mike Pompeo qui aurait demandé aux diplomates américain·es de négocier cette modification (via un câble), selon Foreign Policy.

Dès sa première semaine de mandat, Trump a rétabli la «politique de Mexico», ou «règle du bâillon mondial»; mise en place par Ronald Reagan, cette politique supprime l'aide américaine aux ONG internationales soutenant ou facilitant l'avortement. (Il était déjà impossible d'allouer des fonds aux structures qui pratiquent l'avortement). Cette politique a été supprimée sous Bill Clinton et Barack Obama, et rétablie sous George W. Bush. Toute autre administration républicaine aurait sans doute fait de même –seulement, voilà: Trump a considérablement élargi sa portée. À l'origine, la politique ne concernait que les fonds du planning familial; elle s'applique désormais à tout le secteur de l'aide à la santé, affectant près de 8,8 milliards de dollars. En mars dernier, Mike Pompeo a annoncé que la politique de Mexico serait à nouveau élargie –elle supprimera l'aide américaine aux ONG finançant des organisations qui pratiquent des avortements.

Un récent rapport de l'International Women's Health Coalition a évalué l'impact de cette politique sur la prise en charge des personnes concernées, constatant que dans de nombreux pays, la suppression de l'aide avait engendré une balkanisation des prestataires de soins de santé: les groupes qui adhèrent à la règle du bâillon s'efforcent de ne pas collaborer avec ceux qui n'y adhèrent pas. Par ailleurs, la politique est appliquée avec trop de zèle: de nombreux prestataires ne savent pas exactement ce qu'elle recouvre et rechignent donc à proposer le moindre service associé au planning familial de peur de perdre leurs financements.

«Sauver le peuple juif»

L'influence des évangéliques ne se limite pas aux questions culturelles traditionnelles. Le soutien indéfectible que l'administration Trump apporte à Israël, notamment la reconnaissance controversée, fin 2017, de Jérusalem comme capitale d'Israël, sont en partie dus à l'influence politique des évangéliques américains –qui sont aujourd'hui plus unis et enthousiastes dans leur soutien à Israël que la population elle-même.

Les pasteurs évangéliques Robert Jeffress et John Hagee ont été invités à l'inauguration religieuse de la nouvelle ambassade américaine de Jérusalem l'an dernier; une invitation qui en dit long sur le public ciblé par ces décisions politiques (les deux hommes ont, par le passé, respectivement laissé entendre que le peuple juif allait en enfer et que Dieu avait envoyé Hitler sur Terre pour l'aider à retourner en terre d'Israël). Certains individus juifs américains pro-Israël se passeraient bien de tels soutiens, mais le Premier ministre Benyamin Netanyahou semble les accueillir à bras ouverts: il cherche à s'attirer le soutien des évangéliques américains depuis les années 1990.

La foi de Pompeo pourrait bien influencer ses priorités et ses décisions politiques.

Dans une récente interview accordée au Christian Broadcasting Network, Mike Pompeo en a fait tiquer plus d'un en souscrivant à l'analyse de l'inverviewer de la chaîne chrétienne, selon qui «on pourrait dire que le président Trump a été élevé pour accomplir cet objectif, tout comme la reine Esther: sauver le peuple juif de la menace iranienne».

L'influence de Pompeo est souvent minimisée par les détracteurs de l'administration Trump, qui ne voient en lui qu'un béni-oui-oui chargé de mettre en œuvre les mille et un caprices du président –contrairement à John Bolton, qui serait plus têtu et plus guidé par sa propre idéologie. Mais il serait malavisé d'oublier que la foi de Pompeo (fervent chrétien depuis ses études à l'académie de West Point) pourrait bien influencer ses priorités et ses décisions politiques. Il a confié à des journalistes que la Bible «guide tous [ses] actes» et a mis la religion au centre de ses principaux discours –notamment l'allocution qu'il a prononcée au Caire en janvier dernier, en forme de réponse au célèbre discours sur l'Amérique et le monde musulman de Barack Obama (2009).

 

«Le discours du Caire de Pompeo révèle la totale incohérence de la politique moyen-orientale de Trump.»

Droits de l'homme à géométrie variable

Côté droits de l'homme, l'influence des évangéliques a eu quelques effets bénéfiques. Les militant·es et les médias chrétiens américains ont notamment médiatisé le cas d'Andrew Brunson, pasteur américain arrêté sur la base d'accusations forgées de toutes pièces dans la vague de répression qui a suivi la tentative de coup d'État turque de 2016, avant que les médias généralistes ne s'intéressent à l'affaire. Des responsables politiques évangéliques (le vice-président Mike Pence, ou encore le sénateur James Lankford) ont ensuite fait pression sur la Turquie pour qu'elle libère Bruson.

 

«Le pasteur Andrew Brunson revient à la maison! Merci à la force de persuasion de @POTUS Trump et aux prières de nombre d'Américain·es, cet innocent homme de foi sera bientôt de retour!»

Il faut également reconnaître que l'administration Trump défend la liberté de culte –et pas seulement celle des chrétien·nes persécutés. Pompeo a dénoncé avec cohérence et fermeté la persécution de la minorité musulmane des Rohingyas en Birmanie et la détention de masse des Ouïghours en Chine.

Des représentant·es de l'administration tentent de faire disparaître le terme «genre» des documents de l'Onu traitant des droits de l'homme.

Mais certains droits de l'homme sont visiblement plus importants que d'autres. Des études d'opinion montrent que les protestant·es évangéliques blanc·hes sont le groupe le moins susceptible de penser que les États-Unis doivent accueillir les populations réfugiées –ce qui convient parfaitement à l'administration en place. Trump a certes récemment fait référence à une campagne contre la criminalisation de l'homosexualité lancée par Richard Grenell, ambassadeur des États-Unis en Allemagne –qui est la personne (ouvertement) gay la plus haut placée de son administration; mais dans le même temps, le président a discrètement supprimé le poste d'émissaire LGBTQ (créé sous la secrétaire d'État Hillary Clinton) et vient d'interdire aux ambassades américaines de hisser le drapeau arc-en-ciel pendant le mois des fiertés.

Des représentant·es de l'administration tentent par ailleurs de faire disparaître le terme «genre» des documents de l'Onu traitant des droits de l'homme, arguant que ce concept sous-entend que le genre est un choix et non un fait biologique. La Maison Blanche a fait un triomphe au nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, chrétien, idéologue de droite, raciste et homophobe, qui taxe ses ennemis d'agents du «marxisme culturel»; les représentants américains de la droite religieuse ont applaudi ce rapprochement.

Soulignons enfin que la stabilité à long terme du Moyen-Orient pourrait pâtir de cette mainmise des évangéliques sur la politique étrangère américaine –évangéliques qui mesurent le conflit israélo-palestinien et la menace iranienne à l'aune de la Bible et de ses prophéties apocalyptiques.

De la même manière, la stabilité à long terme du monde entier pourrait pâtir de la politique étrangère de Washington si cette dernière devenait le simple prolongement des rivalités culturelles américaines. Les pays étrangers vont toutefois devoir s'adapter à cette nouvelle réalité. Certes, l'Amérique semble agir de manière insensée dans le monde ces derniers temps; certes, l'homme du bureau Ovale est particulièrement cupide; mais n'oubliez pas que l'Amérique est –encore et toujours –un pays qui croit sincèrement que Dieu est de son côté.

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