Santé / Tech & internet

Les applications pour mieux dormir sont une grosse arnaque

Avec ses applis d'analyse du sommeil à 30 euros, l'industrie du bien-être marchandise nos nuits et nous rend plus insomniaques que nous l'étions sans.

<em>«Si vous vous levez fatigué, vous savez que vous avez passé une mauvaise nuit; si vous vous levez en pleine forme, vous savez que vous avez passé une bonne nuit. Vous n'avez pas besoin d'application pour vous dire ça.» </em>| Ann Dalinina via <a href="https://unsplash.com/photos/zgohOdeKpnA">Unsplash</a>
«Si vous vous levez fatigué, vous savez que vous avez passé une mauvaise nuit; si vous vous levez en pleine forme, vous savez que vous avez passé une bonne nuit. Vous n'avez pas besoin d'application pour vous dire ça.» | Ann Dalinina via Unsplash

Temps de lecture: 3 minutes - Repéré sur The Guardian

Les marchands de sable n'ont jamais été aussi marchands qu'aujourd'hui. Vous dormez mal? La bande organisée de la Silicon Valley, qui prône l'amélioration de soi par tous les moyens (et si on en a les moyens) a pensé à vous! À vous et à toutes les personnes qui stressent, angoissent, se tournent et se retournent dans leur lit (de plus en plus nombreuses). Quelle technologie! Notre téléphone nous indique dans quelle phase de sommeil nous sommes et à quelle heure nous coucher et nous réveiller pour être encore plus efficaces le jour suivant. Génial. De quoi retrouver sans peine le sommeil, moyennant quelques données et/ou euros selon la qualité de l'application. Vous doutez de leur efficacité? Soyez rassuré·e: elles fonctionnent tellement bien qu'elles font tourner le sommeil à l'obsession si bien que nous en devenons... insomniaque. Faut-il en rire?

Maniaques du contrôle

Le principe des applications de suivi de sommeil est simple. On renseigne des données (beaucoup de données) et l'application fait le reste: elle détermine combien de temps vous avez dormi, la qualité de votre sommeil en fonction de vos mouvements pendant la nuit, si vous avez un déficit par rapport à votre rythme normal... Le tout à grand renfort de graphiques, pourcentages, qui décortiquent votre bon sommeil comme le cours du marché de Wall Street. Clou du spectacle, votre téléphone vous dit quand vous devez aller dormir et quand vous devez vous réveiller, sans quoi vous serez culpabilisé·e par des notifications push, jusqu'à ce que vous obéissiez. On dirait un épisode de Black Mirror, mais c'est a priori ce qui permet aux plus insomniaques d'entre nous de mieux réguler leur sommeil.

Le calibrage de notre sommeil est si précis qu'il en devient névrotique: les individus sont conditionnés par leur application, ils ne se demandent plus s'ils ont passé une bonne nuit et se fient uniquement à l'appli. Si elle donne un verdict négatif: mal dormi donc fatigue toute la journée. C'est l'effet nocebo, le contraire du placebo. Une pathologie de plus en plus répandue parmi les adeptes de ces sleep trackers au point que des neurologues américains lui ont donné un nom: l'orthosomnie. Dans une étude publiée en 2017, la neurologue Kelly Baron raconte le cas de ces patient·es qui se sont «inventé» des troubles du sommeil après avoir installé une application de suivi de sommeil. «Il semblerait que le portable soit à l'origine d'insomnies que beaucoup n'avaient pas avant.»

Selon Guy Leschziner, un neurologue anglais, il faudrait davantage s'écouter. «Si vous vous levez fatigué, vous savez que vous avez passé une mauvaise nuit; si vous vous levez en pleine forme, vous savez que vous avez passé une bonne nuit. Vous n'avez pas besoin d'application pour vous dire ça.» D'autant que ces applications sont paramétrées pour un cas général plus ou moins éloigné de votre cas particulier. Au même titre que boire du café après 17 heures n'est pas la garantie d'une nuit d'insomnie selon les métabolismes, l'analyse de votre sommeil n'est pas aussi fiable que l'objectivité des pourcentages ne le présume.

Le quantified-self va-t-il trop loin?

Guy Leschziner diagnostique un mal qui va au-delà de l'orthosomnie: nous calibrons trop notre vie, comptant combien de pas nous avons faits, combien de calories nous avons ingérées, combien nous en avons dépensées. Le quantified-self ou mesure de soi doit être questionné.

C'est que, sous le régime de la Happycratie (titre d'un essai virulent d'Eva Illouz et Edgar Cabanas), où règne l'industrie du bien-être, calibrer sa vie est clé pour atteindre ses objectifs. Dans l'idélogie du self-help qui contraint à sans cesse améliorer son existence, sous peine d'être un paria malheureux et en mauvaise santé, la mesure de soi est un outil qui permet «à certains, en des temps d'incertitude et d'impuissance, d'avoir le sentiment de retrouver prise sur leur vie, et à d'autres d'éloigner momentanément l'anxiété qui les dévore».

En fait, c'est surtout une idéologie bien pratique pour nous placer comme acteur unique de notre bonheur: ceux qui ne font pas l'effort d'améliorer leur vie par les outils connectés qu'on leur donne sont responsables de leur malheur, coupables. Il n'y a donc plus à se tourner vers la société qui ferait mal les choses (par exemple, un climat précaire, anxiogène, où la flexibilité à tout prix n'améliore certainement pas nos nuits), car nous sommes seuls maîtres de notre destin. Ce qui mène les scientifiques à conclure à «l'effondrement général de la dimension sociale au profit de la dimension psychologique».

Commençons donc par supprimer ces applications de suivi de sommeil qui cachent un mal plus grand que l'insomnie et demandons-nous réellement ce qui nous empêche tant de dormir.

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