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Le 1er octobre 1987, Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique, prononça à Mourmansk, célèbre port de Sibérie, un discours qui fit date. Il y appelait à la démilitarisation du Grand Nord et à l'instauration d'une coopération pacifique. «Laissons le pôle Nord devenir un pôle de paix», a-t-il déclaré. Des paroles d'autant plus éloquentes qu'elles étaient prononcées dans l'une des zones les plus nucléarisées du monde pendant la Guerre froide.
L'idée a fait son chemin. C'est ainsi qu'en 1996, est né le Conseil de l'Arctique, un forum intergouvernemental regroupant les cinq pays riverains de l'Océan Glacial arctique –le Canada, la Russie, les États-Unis (via l'Alaska), le Danemark (via le Groënland) et la Norvège– plus la Finlande, l'Islande et la Suède, et six représentations des peuples autochtones. Y ont ensuite été admis progressivement des ONG et des pays observateurs (une bonne douzaine aujourd'hui dont la France, l'Espagne, l'Allemagne et, plus récemment, l'Inde et la Chine).
Vingt ans de coopération pacifique
Ce Conseil a été conçu comme une instance de discussion autour des questions de science et d'environnement. Les questions militaires ont été exclues de ses compétences. Il n'était pas question non plus d'en faire une institution politique susceptible d'imposer un cadre juridique aux cinq pays côtiers, très jaloux de leur souveraineté. Ils n'ont d'ailleurs accueilli qu'à contre-coeur des pays observateurs, créant même en 2008 un club à part, l'Arctic Five, qui a fait long feu en raison de dissensions. L'ancien Premier ministre Michel Rocard, qui fut ambassadeur de la France pour les pôles entre 2009 et 2016, s'agaçait de ces positions souverainistes, comparant le Conseil de l'Arctique à «un syndic de propriété complice des copropriétaires pour empêcher toute nouvelle arrivée».
Les compétences du Conseil se sont élargies au fil du temps (aux infrastructures, au tourisme…) et deux accords «contraignants» ont été adoptés en 2011 et en 2013, l'un portant sur la mutualisation des secours lors d'un naufrage, l'autre sur la coordination des actions en cas de marée noire. Des avancées réelles compte tenu de la hausse du trafic maritime dans cette zone aussi inhospitalière que fragile. Ces accords type «soft law» restent soumis au bon vouloir des pays membres, mais ils attestent d'une volonté de coopération, malgré un certain nombre de différends[1].
«Depuis la fin de la Guerre froide, l'Arctique est une zone d'exception, préservée des tensions internationales», rappelle Laurent Mayet, président du think tank Le Cercle Polaire. Même au moment de l'annexion de la Crimée par Moscou, puis au plus fort de la crise ukrainienne qui a entrainé les sanctions américaines et européennes contre la Russie, les ministres des Affaires étrangères des huit pays membres se sont assis tous les deux ans à la table du Conseil Arctique, dans une ambiance souvent cordiale, et ont toujours signé une déclaration commune à l'issue de la réunion.
Retour à la compétition entre puissances
Le 7 mai dernier, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a envoyé valser cette tradition. Lors de la réunion à Rovaniemi en Finlande (qui assurait la présidence tournante) il a refusé, seul contre tous, de signer le texte final au prétexte que celui-ci mentionnait le terme de changement climatique.
La veille, il avait annoncé la couleur dans un discours particulièrement belliqueux à l'égard de la Russie et la Chine: «Nous ne devons pas laisser ce forum être victime de la subversion de certains États, qu'ils soient arctiques ou non [...]. Voulons-nous que l'océan Arctique se transforme en une nouvelle mer de Chine méridionale, grouillant d'activités militaires et de revendications territoriales rivales? Voulons-nous que le fragile environnement arctique soit exposé aux ravages écologiques causés par la flotte de pêche chinoise dans les mers au large de ses côtes?», a-t-il martelé devant une délégation chinoise scandalisée. Il a ensuite accusé la Russie –qui depuis 4 ans, rouvre à marche forcée ses anciennes bases militaires de l'époque soviétique et muscle sa défense antiaérienne– de déstabiliser la région et promis une riposte: «Nous sommes en train d'organiser des manœuvres militaires, de reconstruire notre flotte de brise-glaces, d'augmenter le financement des garde-côtes», a-t-il annoncé.
«La Russie laisse déjà dans la neige des empreintes de bottes»
Cette agressivité peut évidemment se lire comme un pas de plus dans l'actuelle escalade des tensions entre Pékin et Washington. C'est l'avis de Svein Vigeland Rottem, chercheur à l'Institut norvégien Nansen cité par le site High North News. Pour lui, il ne faut pas surinterpréter la perspective arctique des propos de Pompeo, «qui pourraient être tenus n'importe où dans le monde à peu de différences près et s'adressent d'abord à la communauté internationale». C'est aussi une nouvelle manifestation du rejet par Donald Trump du multilatéralisme.
Que penser du ton alarmiste du discours de Pompeo –«La Russie laisse déjà dans la neige des empreintes de bottes» – et des démonstrations de force militaire qui se multiplient en Arctique, comme un retour du refoulé? L'an dernier, 50.000 soldats se sont livrés en Norvège aux plus importantes manœuvres de l'OTAN depuis la Guerre froide, l'exercice Trident Juncture.
La Russie, seul pays membre du Conseil qui ne soit pas dans l'OTAN, a peu apprécié. Cette année, elle prévoit, elle aussi, ce genre d'exercices. Mais ces bruits de bottes sont à relativiser. Même si la Norvège s'inquiète de la montée des tensions, elle coopère depuis longtemps avec la Russie en mer de Barents et sur leurs 200 km de frontière commune, en s'efforçant de conserver des relations de bon voisinage.
Nouvelles routes, nouvelles richesses
Dans le climat actuel de tensions commerciales et de surenchère, on peut donc voir dans ces démonstrations de force une part de gesticulations. Mais une part seulement, car cette zone immense située au nord du 66ème parallèle, au climat extrême et très peu peuplée (environ 4 millions de personnes) est réellement devenue, en une décennie, une zone stratégique de première importance, source de compétition féroce, en raison de deux facteurs presque concomitants. Le premier, c'est le spectaculaire record de fonte de la banquise enregistré en 2007. Rapidement suivi par d'autres, ce record a constitué un électrochoc pour la communauté scientifique: les climatologues estiment désormais que le réchauffement climatique au pôle est deux à quatre fois plus rapide que sur le reste de la planète et que l'océan Arctique pourrait être totalement libre de glace en été d'ici deux ou trois décennies. Conséquence, les passages du Nord-Ouest, le long des côtes canadiennes, et du Nord-Est, le long des côtes russes, sont de plus en plus praticables. Ces deux routes, qui se rejoignent au niveau du détroit de Bering, permettent de réduire de 15 jours au moins la durée des trajets maritimes entre l'Europe et l'Asie.
Le deuxième facteur fut la publication en 2008 de l'étude de l'Institut américain de géologie (USGS), estimant que le sous-sol arctique renfermait 13% des réserves mondiales de pétrole et 30% de celles de gaz. Des richesses auxquelles s'ajoutaient des métaux comme l'or, le diamant, le fer, l'uranium, les terres rares etc, et que la fonte de la calotte glaciaire rend plus accessibles.
Ces deux éléments ont créé toutes les conditions d'un choc de titans, sous l'œil effaré mais quasi impuissant des ONG environnementales.
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L'avance de la Russie
Dans cette course de vitesse, Moscou dispose d'une antériorité et d'une avance considérables. La Russie a fait du développement de son territoire arctique (le plus vaste) une priorité stratégique: elle y concentre 10% de ses investissements. Elle a rénové sa flotte basée à Mourmansk et possède 4 brise-glaces à propulsion nucléaire qu'elle est seule, à ce jour, à construire et à opérer, et dont elle compte porter le nombre à neuf d'ici 2035. À comparer avec l'unique brise-glace lourd américain en état de marche…
Cette armada est essentielle pour sécuriser et développer le trafic dans le passage du Nord-Est, dite Route maritime du Nord (RMN). Vladimir Poutine a d'ailleurs annoncé en avril dernier, que le fret y a franchi la barre des 20 millions de tonnes en 2018, «soit trois fois le record soviétique atteint en 1987». Il entend quadrupler ces volumes d'ici 2025. Sur cette route, Moscou verrouille sa souveraineté: tout navire étranger doit prévenir un mois et demi avant son passage, accepter un pilote russe à bord et s'acquitter de frais de transit croissants. Ce que Washington, très attaché à la liberté de navigation, dénonce comme une atteinte au droit maritime international.
Site d'extraction de gaz Yamal LNG, sur la péninsule de Yamal, le 7 décembre 2017. | Maxim Zmeyev / AFP
Quant au pharaonique site gazier de l'extrême nord sibérien, sur la péninsule de Yamal, une première tranche est entrée en production fin 2017, après 5 ans de travaux réalisés dans les conditions extrêmes du grand nord sibérien et 27 milliards de dollars d'investissements du groupe russe Novatek (50% du consortium), associé au français Total et au chinois CNPC (20% chacun). Sa production, qui montera en puissance jusqu'en 2030, est acheminée par la RMN vers l'Asie sur des méthaniers brise-glaces. D'autres projets tout aussi démesurés sont déjà en chantier.
La Chine, nouvelle puissance polaire...
Que la Russie réinvestisse ses territoires polaires à la faveur du réchauffement climatique inquiète cependant sans doute moins les États-Unis que de voir Pékin mettre le cap sur cette zone stratégique, avec une détermination de bulldozer. Après avoir mené plusieurs expéditions scientifiques dès les années 1990, puis avoir réussi à se faire admettre en 2013 au Conseil arctique comme membre observateur, la Chine a méthodiquement placé ses pions dans les pays frontaliers.
Au Groënland, elle est à la manoeuvre sur six projets miniers. Ce territoire autonome qui rêve de s'affranchir totalement de la tutelle danoise, a faim de tels investissements. Le chinois Shenghe est notamment associé à un Australien dans un vaste projet d'extraction d'uranium et de terres rares dont l'île détiendrait les deuxièmes réserves mondiales. Or, Pékin produit déjà plus de 85% des terres rares (métaux indispensables aux produits de haute technologie, dont les smartphones). Une position de quasi-monopole qui lui sert aujourd'hui de moyen de chantage: elle menace en effet de réduire ses exportations de terres rares vers les États-Unis, en représailles à l'interdiction faite par Trump aux entreprises américaines de vendre des technologies au Chinois Huawei.
La Chine prospecte aussi dans le grand nord canadien, prend des positions en Finlande et a noué depuis des années des liens très étroits avec l'Islande, notamment en y finançant un ambitieux observatoire scientifique. Mike Pompeo estime à près de 90 milliards de dollars les investissements arctiques de l'Empire du Milieu entre 2012 et 2017.
«Les conséquences planétaires d'une Guerre froide sino-américaine se révéleraient encore plus sévères que celles de la Guerre froide entre l'Amérique et l'Union soviétique»
Souvent bien accueillie par les petits pays (selon le US Naval Institute , ses investissements représenteraient déjà 6% du PIB islandais et 12% du PIB groënlandais), la Chine inspire malgré tout une certaine méfiance. Certaines de ses velléités d'achat de terres ont été perçues comme prédatrices ou trop peu transparentes. Le Danemark a tiqué lorsque Pékin a voulu établir une station de recherche, une station satellite, et rénover trois aéroports au Groënland. Dans son rapport annuel sur les forces armées chinoises publié le mois dernier, le Pentagone craint que ces activités de recherche civile «n'encouragent une présence militaire chinoise renforcée dans l'océan Arctique, dont le déploiement de sous-marins comme moyen de dissuasion contre des attaques nucléaires», soulignant que l'armée chinoise «a fait de la modernisation de sa flotte de sous-marins une priorité». Personne ne croit vraiment à l'hypothèse d'une confrontation militaire en Arctique. Mais ce discours prouve une fois de plus que l'animosité actuelle entre la Chine et les États-Unis n'est pas seulement de nature commerciale, mais aussi politique et géostratégique.
En tout cas, le gouvernement de Xi Jinping ne cache plus ses ambitions: en janvier 2018, il a publié un Livre Blanc sur sa politique en Arctique , qui expose ses projets économiques et scientifiques (rien sur le militaire) et le plan de développement de sa fameuse «Route de la soie polaire», reliant l'Asie à l'Europe via la RMN (et, à long terme, via le Pôle Nord lorsque celui-ci sera libre de glace). Sa compagnie maritime COSCO a emprunté la Route du Nord une vingtaine de fois depuis 2013. Détentrice de deux brise-glaces, Pékin compte en acquérir un troisième, à propulsion nucléaire, qui sera sans doute construit par les Russes.
… alliée à l'ours russe
Car pour devenir une puissance polaire de premier plan, la Chine a besoin de coopérer avec les pays souverains, à commencer par la Russie, à laquelle elle est alliée dans le développement de la route du Nord, mais aussi dans Yamal et, à l'avenir, dans les autres gisements d'hydrocarbures dont l'arctique russe regorge. Affaiblie par les sanctions occidentales, l'économie russe a grand besoin des investissements chinois pour mener à bien ses projets gaziers et d'infrastructure.
Ce rapprochement sino-russe, qui s'est affiché une fois de plus lors de la visite que vient d'effectuer Xi Jinping en Russie, est un chiffon rouge agité sous le nez de Trump. On le sait, l'inexorable poussée de la puissance chinoise, très tangible en Arctique, est devenue une obsession pour Washington. Dans une tribune récente publiée par les Échos, l'économiste Nouriel Roubini estime que «la relation sino-américaine constituera la problématique géopolitique majeure de notre siècle». Pour lui, «les conséquences planétaires d'une Guerre froide sino-américaine se révéleraient encore plus sévères que celles de la Guerre froide entre l'Amérique et l'Union soviétique. Car si l'URSS était à l'époque une puissance déclinante au modèle économique en échec, la Chine deviendra bientôt la première économie mondiale, et continuera de croître».
L'Islande prise entre deux feux
Dans l'immédiat, l'exacerbation des rivalités se traduit donc, notamment, par le retour en fanfare des États-Unis dans l'arène polaire. Pour l'Islande, qui vient de prendre la présidence du Conseil arctique pour deux ans, cette nouvelle risque de tourner au cauchemar. Cette île de 360.000 âmes, posée dans l'Atlantique Nord entre Amérique et Europe, à la lisière du cercle polaire, est idéalement située pour devenir un hub maritime. La Chine l'a bien compris et en a fait très tôt son poste avancé, via ses aides financières lors du crash bancaire de 2008, un traité de libre-échange et des investissements massifs, très encouragés par l'ancien président islandais Ólafur Ragnar Grímsson (entre 1996 et 2016). «L'ambassade chinoise à Reykjavik est l'une des plus grandes et son ambassadeur est le seul de ses homologues à parler couramment islandais», remarque Laurent Mayet. «Aujourd'hui, explique-t-il, l'Islande est prise en sandwich entre la manne chinoise et son alliance stratégique avec les États-Unis, basée sur l'accord de protection militaire des Américains de 1951 et sur l'OTAN, sur lesquels le système de défense et de sécurité nationale de ce petit pays sans armée repose intégralement.»
C'est au nom de cette alliance que Mike Pompeo est venu rappeler l'Islande à l'ordre en février dernier, lors d'une visite éclair à Reykjavik. «Lorsque l'Amérique s'absente d'une partie du monde, des nations comme la Chine et la Russie ne tardent pas à venir combler le vide», avait-il alors déploré, promettant que «l'Islande ne serait plus négligée» et annonçant une intensification des échanges et de la coopération. «Aujourd'hui comme hier, avait-il ajouté, les États-Unis et l'Islande sont côte à côte dans une communauté transatlantique forte.» En clair, l'Islande est cordialement sommée de choisir son camp. Ses deux ans de présidence au Conseil arctique ne seront pas de tout repos.
1 — Les États côtiers peuvent demander à l'ONU, en vertu du droit de la mer, l'extension de leur zone économique exclusive, de 200 milles à 350 milles (leur donnant un droit exclusif sur les ressources de la zone). Pour cela, ils doivent prouver que le plateau continental s'étend en continuité géologique. Or certaines zones sont disputées : la Russie, le Danemark et le Canada revendiquent tous trois le pôle Nord, ils vont donc devoir négocier entre eux. D'autre part, Ottawa estime depuis toujours que le passage du Nord-Ouest fait partie de ses eaux intérieures (sous sa souveraineté entière), ce que conteste Washington qui le considère comme un couloir international. Retourner à l'article