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Dick Cheney défend sa cause perdue: la torture

Dick Cheney croit combattre Obama, mais ses batailles sont perdues depuis longtemps.

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Il est grand temps que les chaînes d'information respectables cessent d'inviter Dick Cheney à participer à leurs émissions. Cheney l'a démontré en personne lors d'une interview de la Saint Valentin pour l'émission The Week de la chaîne ABC. Son interlocuteur, Jonathan Karl, lui a tendu la corde, mais c'est l'ancien vice-président lui-même, faisant montre d'une remarquable absence de lucidité, qui a fait le nœud, y a passé son cou et a fait le grand saut. La raison de son passage à la télévision était cette remarque de Cheney, trois jours auparavant: «Il est clair encore une fois que le président Obama essaie de faire croire que nous ne sommes pas en guerre.»

Karl a demandé à Cheney de s'expliquer, car Obama a augmenté le nombre de soldats envoyés en Afghanistan et multiplié les attaques de drones contre les milices du Pakistan. Cheney a répondu qu'il était un «supporter absolu» des politiques afghanes d'Obama. Il ne faisait allusion qu'à la tentative d'Umar Farouk Abdulmutallab de faire exploser un avion le jour de Noël avec une bombe dissimulée dans ses sous-vêtements. La «première réaction» d'Obama à la nouvelle avait été de la qualifier d'acte d'un «extrémiste isolé». Cheney a admis qu'Obama «a fini par changer d'opinion» (lorsque des preuves du contraire furent connues quelques heures plus tard). Mais, d'après Cheney, cette réaction première reflétait «une mentalité qui m'inquiète» –mentalité qui considère les attentats terroristes comme des «actes criminels» plutôt que des «actes de guerre». Cheney a ensuite expliqué les nombreux dangers que pose, d'après lui, une telle mentalité pour la sécurité nationale.

Sous l'angle du 11-Septembre

Étudions ses arguments sur ce point, pour montrer pourquoi ils devraient exclure Cheney de toute intervention publique non seulement en tant qu'expert sur la question, mais aussi en tant que représentant d'un point de vue politique significatif.

Tout d'abord, a affirmé Cheney, dans l'affaire du terroriste de Noël, l'administration a révélé qu'elle «n'était vraiment pas équipée pour gérer les conséquences d'une tentative d'attentat contre les États-Unis, dans la mesure où ils ne savaient pas quoi faire de ce type». En fait, et cela a été largement commenté, tout l'appareil des renseignements américains, pas seulement le FBI, était sur l'affaire très peu de temps après l'atterrissage de l'avion à Détroit. Abdulmutallab a parlé librement avant que les agents ne lui lisent ses droits, et, après une brève pause, s'est remis à parler ensuite. Des porte-parole de la Maison Blanche ont dit plus tard qu'il avait fourni des «renseignements recevables» sur ses complices d'al-Qaida. En bref, non seulement l'administration était équipée, mais elle savait parfaitement quoi faire de ce type.

Deuxièmement, Cheney a battu en brèche les tentatives de l'administration Obama de juger ce genre de terroristes comme des criminels dans des tribunaux civils, alors qu'à ses yeux, ils devraient être traités comme des «combattants ennemis» et traînés devant un tribunal militaire, de préférence à Guantanamo. «Il est très important, a expliqué Cheney, de garder à l'esprit la différence entre traiter ces événements comme des actes criminels, ce que nous faisions avant le 11-Septembre, et les prendre sous l'angle du 11-Septembre et décider qu'il ne s'agit pas d'un acte criminel mais d'un acte de guerre.»

Acte criminel ou acte de guerre, personne n'a vraiment tranché

En réalité, cette distinction n'a jamais été aussi tranchée ou mutuellement exclusive, pas même lorsque Cheney était vice-président après les attentats du 11-Septembre. Richard Reid, qui a tenté de faire exploser un avion avec une bombe dissimulée dans sa chaussure trois mois après le 11-Septembre, a été jugé coupable par un tribunal civil et purge une peine de réclusion à perpétuité dans une prison fédérale de haute sécurité. Les poursuites contre lui ont été engagées sous la présidence de George W. Bush. Karl a demandé à Cheney en quoi l'affaire Reid était différente de celle d'Abdulmutallab. Cheney a répondu que Reid «avait plaidé coupable» et qu'aucune sorte de procès n'était donc nécessaire. Cette réponse éludait la question de savoir s'il aurait fallu commencer par présenter Reid à un juge fédéral.

Puis Karl, qui avait bien appris sa leçon, est allé plus loin et a cité la déclaration lue par le juge qui a prononcé la peine de Reid. «Vous n'êtes pas un combattant ennemi», lui a-t-il asséné. «Vous êtes un terroriste. Vous n'êtes le soldat d'aucune guerre. Vous donner cette référence, vous appeler un soldat, c'est vous accorder bien trop d'envergure.» A-t-il raison sur ce plan? a demandé Karl à Cheney. «Je ne crois pas», a rétorqué Cheney. Le raisonnement du juge impliquait qu'il s'agissait «d'actes criminels individuels», a-t-il expliqué. Or, une fois qu'ils sont qualifiés «d'actes de guerre», on peut avoir recours à «une gamme d'outils bien plus vaste» pour traquer les combattants –notamment la force militaire– pour punir ceux qui offrent aux réseaux terroristes un refuge, de l'argent, des armes ou le moyen de s'entraîner.

La réponse de Cheney pose au moins trois problèmes. Tout d'abord, rien de ce qu'a dit le juge de Reid, ou quiconque dans ce débat, ne suggère ou n'implique que ces attentats étaient des «actes criminels individuels». En fait, beaucoup de prévenus ont été reconnus coupables par des tribunaux fédéraux d'avoir aidé et encouragé des organisations terroristes. Ensuite, juger ces gens en cours d'assise –en les traitant juridiquement comme des malfaiteurs et non comme des soldats– n'empêche absolument pas l'administration de pourchasser les organisations en utilisant toute la puissance du gouvernement américain, comme l'ont fait les présidents Obama, Clinton et George W. Bush lui-même.

Cela conduit au troisième problème : l'administration Bush, que Cheney a servi avec tant d'enthousiasme, entretenait exactement la même «mentalité» que Cheney trouve si dérangeante chez Obama.

À en croire les données du ministère de la Justice de Bush/Cheney, 512 individus ont été accusés de crimes liés au terrorisme depuis août 2001, et en 2008 (c'est-à-dire alors que Bush était encore président), le ministère de la Justice avait obtenu 319 condamnations (la plupart des autres cas restaient encore à juger). Human Rights First a analysé et mis à jour ces données pour conclure que, en juin 2009, 195 de ces condamnations avaient été prononcées dans des affaires où l'accusé revendiquait des liens avec al-Qaida ou d'autres groupes terroristes islamistes ou djihadistes.

Cheney, isolé parmi les siens

Combien de terroristes l'administration Bush/Cheney a-t-elle conduit devant des tribunaux militaires? Trois. Et un seulement a été condamné à la réclusion à perpétuité. Les deux autres ont été autorisés à purger leur peine chez eux –l'un en Australie, et l'autre au Yémen– les deux alors que Bush était encore président. En d'autres termes, la grande majorité des affaires de terrorisme ont été gérées par des cours d'assises civiles –sous les administrations de Bush et d'Obama– en partie parce qu'elles ont produit de bien meilleurs résultats que le système encore balbutiant des tribunaux militaires.

Cheney a revendiqué sur ABC que «nous» –c'est-à-dire lui et George W. Bush– «avons réussi pendant sept ans et demi à éviter une autre attaque majeure des États-Unis» précisément parce qu'ils avaient traité le terrorisme comme une «guerre» et ses adeptes comme des «combattants ennemis». Et pourtant, les données même de l'administration Bush montrent clairement qu'il n'en est rien. Ou, plutôt, que Bush et ses fonctionnaires du département de la Justice n'ont vu aucune contradiction à livrer «une guerre au terrorisme» tout en jugeant les terroristes comme des criminels.

Et c'est là qu'il vaut la peine de se demander: qui Dick Cheney représente-t-il, ou quoi?

L'opinion générale est qu'il est le vice-président de l'administration républicaine précédente, et que s'il est inhabituel (et quelque peu inélégant) pour quelqu'un dans sa position de tonner avec une telle véhémence contre son successeur immédiat, cela vaut sans conteste la peine d'être écouté. Mais la réalité est bien différente. Ce n'est pas tant que Cheney, l'ancien vice-président républicain, se répand en invectives contre Obama, président démocrate en exercice. En fait, il livre à nouveau des batailles qu'il a définitivement perdues à l'intérieur de son propre parti et sous sa propre administration.

Cheney l'a admis dans l'interview d'ABC. Karl a évoqué un rapport de 2006 du ministère de la Justice qui fanfaronnait sur le nombre de personnes que l'administration Bush avait inculpées et condamnées pour des crimes liés au terrorisme. Cheney a répondu: «Eh bien, nous n'étions pas tous d'accord là-dessus.»

«J'étais un grand partisan du waterboarding»

C'est là que Cheney s'est glissé lui-même la corde au cou. Il a révélé qu'il y avait eu une réunion dans l'Aile Ouest, où «nous avons eu un grand règlement de comptes, sur la manière dont cela allait être géré, entre le ministère de la Justice, qui professait cette approche, et beaucoup d'entre nous, qui voulions le considérer comme... un acte de guerre, avec des commissions militaires». Il a ajouté: «Ça me rend très nerveux et me contrarie beaucoup» quand le point de vue du ministère de la Justice devient «l'approche dominante, comme cela pouvait arriver sous l'administration Bush ou comme cela apparaîtrait parfois sous l'administration Obama.» Karl a demandé si Cheney avait perdu cette bataille pendant le second mandat de Bush. «J'en ai gagné, j'en ai perdu», a répondu, évasif, l'ancien vice-président. «J'étais un grand partisan du waterboarding [supplice de la baignoire], j'étais un grand défenseur des techniques d'interrogatoire avancées.» «Et vous vous êtes opposé aux démarches de l'administration visant à faire cesser le waterboarding?», a demandé Karl. «Oui.»

La transcription ne laisse pas paraître clairement si Karl faisait référence à l'administration Bush ou Obama. Dans les deux cas, il semble que le supplice de la baignoire ait cessé d'être infligé vers la fin 2006, à la moitié du second mandat de Bush, quand deux événements ont eu lieu: Robert Gates a pris la place de Donald Rumsfeld au secrétariat à la Défense, et Bush lui-même a reconnu la teneur du programme de la CIA concernant les prisonniers et transféré Guantanamo sous le contrôle du Pentagone.

Dans l'interview d'ABC, Cheney a tourné Obama en dérision pour avoir annoncé, en entrant à la Maison Blanche en janvier 2009, que les interrogatoires des suspects de terrorisme devraient se conformer au manuel de l'armée américaine, qui ne permet pas les techniques «avancées». C'est pourtant le sénateur républicain John McCain qui, le 5 octobre 2005, trois ans avant l'élection d'Obama, a soutenu un amendement limitant les techniques d'interrogatoire à celles du manuel de l'armée et interdisant les traitements «cruels, inhumains ou dégradants» des prisonniers détenus dans les prisons américaines. Cet amendement a été voté par le Sénat à 90 voix contre 9.

Ce que Cheney veut vraiment, c'est la réhabilitation de la torture et une altération du contrôle civil [de l'armée] bien au-delà de ce que souhaitent les propres dirigeants et cadres de son parti –y compris George W. Bush. Ses attaques contre Obama sont en réalité des tentatives de révisionnisme historique, et s'inscrivent dans une campagne visant à élever la thématique au niveau d'un débat entre républicains et démocrates, ou conservateurs et libéraux, quand, en réalité, il ne s'agit que de Dick Cheney livrant une vaine bataille contre des dragons qui l'ont grillé depuis longtemps.

Fred Kaplan

Traduit par Bérengère Viennot

 

Image de une: Dick Cheney REUTERS/Larry Downing

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