Économie

Pourquoi les Beatles sont à l'origine des coûts de santé exorbitants

Le coût des scanners CT, qui ont été inventés par un ingénieur d'EMI en 1967, n'a cessé d'augmenter, malgré la diffusion de l'appareil.

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Vous cherchez le bouc émissaire idéal pour expliquer l'explosion du coût des soins de santé (2.500 milliards de dollars aux Etats-Unis, et le chiffre continue de grimper)? Ne cherchez plus: accusez les Beatles.

En 1931, la société Electric and Musical Industries, ou «EMI», fabriquait des disques 78 tours et vendait des gramophones; autrement dit, à cette époque, le «M» était beaucoup plus important que le «E». Le département électrique de la société était de taille modeste; les ingénieurs d'EMI élaboraient des technologies militaires, et s'essayèrent ensuite à l'informatique, secteur alors en pleine expansion. (Les laboratoires d'EMI ont contribué à la naissance du radar et du disque stéréophonique, entre autres découvertes.) En 1955, la société racheta Capital Records (et son prestigieux catalogue: Frank Sinatra, Nat «King» Cole, Peggy Lee), devenant du même coup l'un des piliers de la musique populaire.

En 1967, la révélation

En 1962, sur les recommandations du producteur George Martin, EMI signe avec un nouveau groupe: les Beatles. Durant les dix années suivantes, les Fab Four font gagner des millions de dollars à la société; l'argent coule à flot, tant et si bien qu'EMI sait alors à peine comment l'utiliser. A la même période, un ingénieur du nom de Godfrey Hounsfield travaille pour le (moins célèbre) département électronique de la société. Hounsfield est un homme d'âge mûr, sans femme ni enfants; c'est un scientifique compétent et réservé, qui, à la tête de son équipe, vient d'élaborer le premier «all-transistor computer». Les poches d'EMI sont lourdes de l'argent de poche des adolescents; la société permet donc alors à Hounsfield de poursuivre des recherches indépendantes.

Un jour de 1967 (l'année de sortie de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band et de Magical Mystery Tour), lors d'une promenade dans la campagne anglaise, Hounsfield a une révélation: si l'on prenait un objet en photo de tous les côtés, il serait certainement possible d'en créer une image en trois dimensions. De retour au laboratoire, il s'empresse de soumettre aux rayons X une tête de vache (empruntée à l'abattoir du quartier); il réalise une série de radiographies prises depuis différents angles de vue. Et plutôt que de capturer ces images sur film, Hounsfield décide de les convertir en données numériques. En manipulant ces données sur un ordinateur, il découvre alors qu'il est possible de fusionner des dizaines (et même des centaines) de clichés radiographiques numérisés pour en faire une image unique –ce qui permet d'explorer plus avant l'anatomie de la tête. Le résultat: une image transversale représentant l'intérieur du crâne avec une stupéfiante clarté. Il donne un nom à la technique: «computed tomography» [tomographie informatisée], ou «CT». En 1979, il recevra le prix Nobel de physiologie et de médecine. Comme l'a alors souligné le comité Nobel, avant le scanner, «les simples radiographies de la tête montraient les os du crâne, mais le cerveau demeurait une zone grise, un brouillard impénétrable. Et soudain, le brouillard s'est dissipé». EMI commence à commercialiser son scanner en 1971; l'appareil fait son apparition dans les hôpitaux au milieu des années 1970. Aujourd'hui, il y a environ 30.000 scanners CT dans le monde, dont un tiers aux Etats-Unis.

Coûts et merveilles

La technologie CT fit très vite des merveilles dans le monde de la médecine, en permettant de poser des diagnostics dans de nombreux domaines (os brisé, cancer, maladies du foie...). Mais aux Etats-Unis, les scanners sont aussi en grande partie responsables de l'explosion des coûts des soins de santé. De nos jours, ces dispendieuses machines (ainsi que leurs grandes sœurs à haute résolution, les IRM et autres Pet scans) sont parfois utilisées sans distinction, pour établir un diagnostic plutôt que pour le confirmer. Malgré leur haut pouvoir de résolution, les scanners demeurent des outils sans finesse. Il arrive qu'ils donnent trop d'informations. Une image de l'intérieur du corps humain en haute résolution foisonne de détails, si bien que tout peut prendre l'apparence d'une anomalie ou d'un problème potentiel. Dans un ouvrage publié en 2007, Overtreated, Shannon Brownlee explique que «pour chaque examen permettant d'établir le bon diagnostic, un autre ne fera que brouiller les pistes, et induira le médecin en erreur». C'est précisément la raison pour laquelle, en dépit de leur utilité manifeste dans le domaine du diagnostic, les scanners ne doivent surtout pas devenir des outils de dépistage –autrement dit, bien trop de personnes ne présentant aucun symptôme passent ce type d'examen. Malheureusement, tout le monde ne partage pas cette opinion.

Dans le secteur de la technologie, le prix d'un produit dépend généralement de sa popularité: plus il a de succès, moins il est cher. Les lecteurs de DVD, les appareils photo numérique, les télévisions à écran plat (et le reste des appareils qui vous entourent) ont tous suivi cette voie. Ce qui est loin d'être le cas des CT scans.

La résolution d'un scanner est mesurée en tranches. Chaque rotation du tube à rayons X génère un certain nombre de coupes transversales, ou «tranches». Plus il y a de tranches par rotation, meilleure est la résolution de l'image –les appareils photo numériques ne fonctionnent pas autrement: plus la résolution est haute, plus l'image est fine. Depuis les années 1990, les scanners ont eu quatre tranches, puis huit, puis seize, puis trente-deux, et enfin soixante-quatre; la qualité des appareils n'a cessé de progresser. Les prix, eux, demeurent incroyablement élevés: en 1974, le prix au catalogue d'un scanner était de 385.000 dollars; en 2004, il était de 2,2 millions, soit presque six fois le prix de l'époque  (l'inflation est certes passée par là, mais on ne peut lui imputer qu'un peu moins d'un million de dollars d'augmentation). Alors certes, l'appareil à 2,2 millions de dollars est plus efficace que la machine d'il y a trente ans. Reste que le prix du scanner évolue dans une direction inverse à celle communément observée dans le secteur de la technologie, où les économies d'échelle et la loi de Moore ont permis de baisser régulièrement les prix tout en améliorant la qualité des produits.

Pas de transparence des prix

Pourquoi les scanners ne suivent-ils pas cette voie? En économie, lorsqu'un secteur d'activité ne se conforme pas aux lois économiques les plus conventionnelles (compétition, efficacité), on parle de «défaillance du marché». On peut donc dire que le secteur de la santé est aujourd'hui victime d'une sérieuse défaillance du marché. Premier problème: le manque de transparence des prix. Dans un marché concurrentiel, les consommateurs peuvent consulter la liste des prix généralement constatés pour un service ou un produit; les vendeurs, eux, connaissent les prix de leurs concurrents. Ces principes de base permettent de mettre en place un marché équitable: le consommateur fait ses achats en connaissance de cause, et le vendeur peut ajuster ses prix pour maximiser ses ventes ou son profit.

De ce point de vue, le marché du CT scan est malheureusement assez peu transparent. Un constructeur peut vendre le même type de machine aux hôpitaux d'une même ville à des prix très différents; tout dépend de la nature de leurs contrats et de leurs relations. Cette opacité n'a pas empêché les hôpitaux d'acheter ces appareils en grand nombre. Ces dix dernières années, les hôpitaux (entre autres établissements de soins et cabinets médicaux) ont perpétué le cercle vicieux en s'empressant d'acquérir chaque déclinaison de la machine –toujours plus puissante, et toujours plus chère. En général, il est interdit de prescrire un examen sans raison particulière –et pourtant, c'est exactement ce qui se passe (c'est ce qu'on appelle la création de la demande par le médecin [«physician-induced care»]). Une fois l'investissement effectué, l'hôpital met sa machine en service, et c'est un nouveau cycle de dépenses qui commence. En 2007, les médecins américains ont prescrit près de 70 millions d'examens par scanner, un chiffre plus de trois fois supérieur à celui de 1995. Et il ne cessera d'augmenter: plus la demande augmente, plus les hôpitaux ont intérêt à acheter de nouvelles machines. Aux Etats-Unis, en 2007, le chiffre d'affaires des constructeurs d'appareils d'imagerie médicale s'élevait à 7,8 milliards; selon les dernières estimations, en 2012, il atteindra les 11,6 milliards. Voilà pourquoi les services de radiologie sont devenus des «centres de profit» au sein des hôpitaux; et voilà pourquoi les appareils d'imagerie sont les premiers responsables de la hausse du coût des soins de santé aux Etats-Unis.

Toujours plus de prescriptions

Ceci nous amène à la deuxième cause de cette défaillance du marché: les hôpitaux répercutent le prix des CT scans sur les patients et sur les assurances santé. Une entreprise qui répercute l'ensemble de ses dépenses ne court pas de risque –en économie, on parle alors d'«aléa moral» [«moral hazard»]. Sans risque de pertes, les hôpitaux se contentent de prescrire de plus en plus d'examens. Selon un rapport de l'U.S. Governement Accountability Office publié en juin 2008,  entre les années 2000 et 2006, l'assurance Medicare a ainsi vu doubler la somme des examens d'imagerie qu'elle rembourse –à la fin de cette période, cette somme atteint 14 milliards de dollars.

Il existe un troisième facteur. Dans la plupart des secteurs d'activité, les technologies nouvelles font peu à peu disparaître certaines professions. Il y a moins de créateurs de fouets de cocher depuis que la machine à vapeur existe; moins de couturières depuis l'apparition de l'industrie textile; moins d'ouvriers dans les usines automobiles depuis l'invention du robot-soudeur. Mais là encore, le secteur de la santé se distingue. Le scanner n'a pas fait disparaître un groupe d'experts, bien au contraire: pour chaque nouveau CT scan, il faut plus de radiologues. En médecine, la radiologie diagnostique est en général la spécialité la mieux rémunérée, avec un salaire moyen de 361.000 dollars par an, selon une étude récente. Et ces salaires augmentent plus rapidement que ceux des autres spécialistes, une tendance instituée par les hôpitaux eux-mêmes: il leur faut toujours plus de radiologues pour prescrire toujours plus d'examens. De cette manière, les prix restent élevés –et il n'y a aucune chance ou presque de les voir baisser.

Clayton Christensen (professeur à la Harvard Business School, et auteur de l'ouvrage The Innovator's Prescription) pense lui aussi que cette situation contribue à l'incroyable augmentation des dépenses de santé. «Lorsque vous introduisez sur le marché une technologie permettant de standardiser le travail des personnels de santé, et permettant de proposer des examens autrefois onéreux pour moins cher, les dépenses de santé baissent»; en revanche, «lorsque vous développez une technologie plus sophistiquée, destinée aux experts, les dépenses augmentent de fait», expliquait-il en 2007 à Health Affairs (une revue spécialisée dans les politiques de santé). Le résultat: un cas classique de perversion de la technologie et de l'économie.

Cercle vicieux

Que peut-on en conclure? Tout d'abord, que les scanners ne doivent pas être utilisés à grande échelle –dans le cadre d'une politique de dépistage, par exemple. Ils ne permettent pas de réaliser des économies d'échelle: le prix des machines ne baisse pas lorsque les ventes augmentent; de même, le prix des examens ne dépend pas du nombre de personnes scannées. Par ailleurs, les CT scans ne donnent le plus souvent aucune information définitive: contrairement aux examens sans appel (un test de dosage de glycémie, par exemple), les scans demeurent sujets à l'interprétation du radiologue. C'est pour cela que l'U.S. Preventive Services Task Force déconseille de transformer les scanners en outils de dépistage. (Et ne parlons même pas des risques inhérents à l'exposition aux radiations, qui augmentent suivant la fréquence des examens.)

Comme la plupart des technologies médicales, le scanner peut faire des merveilles dans certaines circonstances. Malheureusement, trop souvent, les vertus qu'on lui prête ne sont pas en phase avec son utilité réelle. Et l'on se retrouve avec une technologie qui marche sur la tête.

Thomas Goetz

Traduit par Jean-Clément Nau

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